« La quasi-disparition du droit du travail » | Témoignage d’un ouvrier agricole 1/2

Le Poing Publié le 26 décembre 2024 à 21:20
L' Union Départementale CGT de la Marne organise chaque année des campagnes auprès des vendangeurs et vendangeuses de la région. Photo de l'UD CGT Marne

L’agriculture en France, c’est selon le recensement agricole de 2020 à peu près 500 000 exploitant.es. Mais aussi 260 000 salarié.es permanents, dont 90 000 issu.es des familles d’exploitant.es. Et environ un million de travailleurs.euses saisonniers employé.es chaque année, réalisant une part importante des travaux dans les secteurs les plus demandeurs (28% du travail déclaré en viticulture est réalisé par des saisonniers, pour 22% en maraichage, avec de fortes disparités selon la taille des exploitations). Après plusieurs années de saisons agricoles, un rédacteur du Poing vous propose une plongée dans le salariat agricole.

Première partie de la version longue d’un article initialement paru dans le journal papier numéro 42 du Poing, sur le thème “LGBT, services publics, vote RN : les campagnes montent au front”, publié en septembre 2024 et toujours disponible sur notre boutique en ligne. Seconde partie en ligne demain.

2011 : premières vendanges pour l’auteur de ces lignes, sur une exploitation de Cournonterral. Tous les jours un covoiturage est organisé au départ de La Paillade à Montpellier, pour rejoindre les vignes d’un agriculteur qui finira encarté à la Confédération Paysanne.

Si cette première expérience, rude et chaleureuse, visait à financer des études en préparation, la graine est semée. Deux ans plus tard, alors que les bancs de l’université ne sont plus attirants pour moi, c’est vers la Bretagne agro-industrielle que démarre une plongée dans l’univers du travail salarié agricole.

Arrivée sur place dans la grisaille uniforme d’un printemps finistérien. Les quelques étudiant.es présents dans les champs pendant les beaux jours ont laissé la place à une foule de saisonniers.ères itinérant.es, collègues de labeur de nombreux.ses intérimaires qui naviguent à vue entre missions dans les quelques usines du coin et travaux agricoles. La campagne du Léon se prépare pour les semis d’échalottes, la grande production locale. Nous attendent des semaines de plantation, à genou dans la terre. Au salaire minimum, toujours.

Après quelques semaines, on me propose de compléter des journées déjà chargées par du travail de manutention, au black. J’apprend avec les deux salarié.es permanent.es, sur le tas, à me servir d’un transpalette, destiné à empiler des caisses de plusieurs tonnes de patates les unes sur les autres, en attendant leur départ pour l’Égypte. Pendant que je m’amuse aux manettes de l’engin, les deux, payé.es à peine au dessus du SMIC, s’échangent des tips pour éviter que leurs mains ne gonflent aux contacts des pesticides aspergés sur les pommes de terre.

En un peu plus de dix ans, la situation a un peu évolué. Il est de plus en plus fréquent de trouver des postes, y compris saisonniers, légèrement au dessus du SMIC. En 2008, le salaire médian d’un ouvrier agricole, saisonnier ou non, était de 1200 euros brut en Équivalent Temps Plein, à peine plus que le salaire minimum. En 2021, le salaire brut horaire moyen d’un saisonnier agricole déclaré était passé à 12,03 euros de l’heure (13,55 pour les ouvriers agricoles permanents, contre 21,5 pour l’ensemble des salarié.es du privé et 10,25 pour le SMIC.) Entre temps, les bas salaires ont nettement augmenté dans plusieurs pays européens qui fournissent traditionnellement de la main d’œuvre agricole, comme en Bulgarie, en Roumanie, en Hongrie, en République Tchèque, en Pologne, en Espagne. Les candidat.es au départ se font plus rares, les employeurs.euses se trouvent confronté.es à une pénurie relative de main d’œuvre, et se voient donc forcé.es de proposer des salaires un peu plus attrayants.

Le contrat Tesa, le CDD du CDD

En agriculture, le CDD de base, c’est le Tesa. Un contrat qui inclut des allègements de cotisations sociales pour l’employeur, et surtout qui n’inclut aucune date de fin. Dans la pratique, c’est comme un CDD classique, renouvelé au jour le jour, et qui ouvre des droits auprès de la MSA, la Sécurité Sociale agricole, en tout point plus complexe administrativement et moins avantageuse que le régime général, pour les exploitant.es comme pour les salarié.es. Autant dire que dès qu’il y a du monde sur la corde à linge les ouvriers.ères sont sur un siège éjectable. Au menu, rapports obséquieux aux employeurs.euses, course au rendement et discipline assurée.

Initialement vendu comme une formule visant à assouplir les règles pour coller au mieux aux pics de travaux saisonniers tout en soulageant les petit.es exploitant.es du poids financier que peut représenter une embauche, le contrat Tésa est très largement détourné. Si bien que même tout un pan des salarié.es à l’année sont trimballé.es de Tesa en Tesa. En 2016, dans les Landes, Adrien bosse la moitié de l’année dans l’immense exploitation où je me retrouve pour le mois d’août. Depuis plus de quinze ans le voilà qui demande un CDI à cette entreprise qui possède une usine de tri qui tourne de nuit comme de jour, où on fait les trois huit en toute saison pour sélectionner les légumes récoltés sur les centaines d’hectares de cultures maraichères qui l’entourent. Depuis quinze ans le voilà remplacé à chaque fin de contrat Tesa, plafonnés à une durée maximale de trois mois, puis repris quelques mois plus tard. Même schéma du côté de son autre activité, dans l’aide à la personne, à Biscarrosse où il habite. Travailleur depuis ses seize ans, le jeune homme peinait toujours à se stabiliser dans un appartement qu’il pourrait vraiment appeler un chez lui, dans cette région touristique où les propriétaires sont si attiré.es par les locations touristiques estivales, et si rebuté.es par la précarité. Avec à la clé déjà quelques périodes de plusieurs mois passées dans sa voiture.

En 2015, dans le secteur agricole, les transitions vers le CDI ne concernaient que 1,5 % des CDD saisonniers et 6,2 % des CDD classiques.

À la rencontre du Tesa et des périodes de forte demande sur le marché de l’emploi agricole, on trouve la quasi-disparition, en fait, du droit du travail.

Retour au pays des échalottes, après deux ans d’expériences diverses. Cette année on nous a promis deux mois de travaux de plantation. Des gens sont venus de toute la Bretagne, et même de Moselle. Parmi eux Hervé, en retraite, des esquarres pleins les genoux, tire ses grimaces de douleur le long des allées infinies, histoire d’arrondir une pension insuffisante. Le fils du patron passe : « C’est à deux mains qu’on plante, faut se bouger. » Il y a des gens dans la France du vingt et unième siècle que le travail ira torturer jusque dans la tombe.

Trois jours après le démarrage on nous annonce la fin de la saison. Pas faute d’avoir signé un contrat. Ça on y fait attention. D’autres, à l’autre bout de la France, ont par exemple le souvenir cuisant des tonneliers sétois qui se barrent avec le salaire, après plusieurs semaines de pêche. Merveille des contrats Tesa, sans date de fin.

Sur le plat de terre battue où chacun gare son véhicule le matin, on est à deux doigts d’en venir aux poing. À peine de quoi rembourser un aller-retour pour les plus distant.es. Quoi d’autre ? Les prud’homme ? Tous les deux mois, pour des contrats de deux semaines ou deux mois, avec toutes les complications et frais engagés, le remboursement n’intervenant que dans le cas où le ou la salarié.e est declaré.e dans son droit ? Depuis un barbecue improvisé en bord d’océan, une équipe partira siphonner les réservoirs de quelques tracteurs sur l’exploitation détestée. Dérisoire revanche.

Des campagnes cosmopolites

Puis il y a les autres. Les travailleurs.euses étrangers. Polonais, roumains, tchèques, slovaques, italiens, marocains. Le plus souvent on travaille ensemble, sous les même conditions dans des ambiances diverses, parfois au mélange, parfois plus segréguées. Déclaré.es ou au black.

Le travail au noir, on te le déconseille. Parfois avec agressivité, on te parle financement de la Sécurité Sociale, en oubliant bien vite que sa philosophie originale relève plus de la marche vers l’égalité sociale que de l’instrument de bon goût. Parfois avec plus de bienveillance, pour tes droits. Mais « on » c’est jamais toi. Quand tout se passe bien, pour se refaire vite et bien, ou pour cumuler avec différents plans débrouille, le noir y’a rien de mieux.

Dans certains champs d’échalottes, le patron prend le jour de la paie les roumains à part, on devine que les tractations ne sont pas les même que pour les autres. Dans le Languedoc, les vendanges sont parfois surprenantes. On y apprend, au hasard d’une balade dans un vignoble de 70 hectares, grand pour la région, qu’une autre équipe est à l’œuvre, composée d’ouvriers.ères marocain.es non déclaré.es, que personne ne connait, et qui ne sera d’ailleurs pas invitée pour le repas de fin de saison.

Et puis il y a les plans dans lesquels tu te retrouve sur un malentendu, où en tant normal tu n’as pas ta place. Comme chez ce petit roi breton des haricots de Paimpol. Là-bas on t’oriente vers un camping, tenu par un ami proche du petit baron local. En arrivant on se rend très vite compte que ça ne fonctionne pas comme d’habitude. Que des jeunes sénégalais, et pas deux pour tomber d’accord sur la date de début de la saison.

Les règles sont simples. Tous les matins, entre cinq heures et sept heures, un fourgon passe devant le camping, embarque selon les besoins du jour les cinq, sept ou dix premières personnes qui y montent. Les autres attendent de travailler, le lendemain, le surlendemain, dans une semaine. Pour le salaire, c’est au poids.

Après deux jours d’attente, me voilà avec mon premier ticket pour une journée de travail. Dans la pratique, ça donne des journées entre trente et quarante euros, pour environ dix heures, pour quelqu’un qui est habitué à sortir de bons salaires sur d’autres postes à la tâche correctement payés. Dans le champ de haricots, quelques autres blancs, principalement des amis du patron. « Il est gentil, il nous donne des bouteilles de vin. », m’explique l’un deux. On commence à sympathiser. La glace se brise. « Mais, dis moi, t’as pas peur au camping avec tous ces noirs ? » C’est trop. Ni le supplément de dèche du moment, ni les longues discussions des soirées au camping, étonnantes de ferveur, avec des dizaines de jeunes sénégalais occupés à de grandes joutes verbales sur l’émancipation du continent africain, invoquant sans cesse Thomas Sankara, ce révolutionnaire burkinabé qui envoyait les travailleurs.euses de ses ministères au champ, n’auront suffit cette fois-ci à le faire persévérer.

Travail à la tâche

Le travail à la tâche peut être un bon plan. Les bonnes années dans la châtaigneraie corse, des travailleuses et travailleurs motivé.es et habiles peuvent aller jusqu’à 200 euros pour une journée de dix heures, au noir, là où d’autres plus tranquilles avoisinent facilement, abstraction faite d’un environnement de travail montagnard et automnal qui a sa rudesse, les 12 euros de l’heure.

Il s’agit là de ne pas s’économiser, de faire beaucoup d’argent en peu de temps, sur un un rythme difficilement tenable au long cours : au bout de quelques jours seulement on commence à travailler avec des linges mouillés autour des poignets, pour calmer les tendinites naissantes.

Reste l’ambiance dans l’équipe de travail, qui parfois en pâtit. Des récits peu avenants m’ont été fait, pendant une saison d’ébourgeonnage des vignes, sur les vols de stocks de raisins entre équipes, dans le vignoble de Champagne où les vendanges sont fréquemment payées au poids.

D’autre fois, à l’inverse, le principe peut souder une équipe. Souvenir d’une saison de récolte de la châtaigne, pendant laquelle une quinzaine de personnes, pourtant venues par groupes de deux ou trois, ont fini par mettre en commun une récolte payée au poids, pour une optimisation de l’organisation du travail, sous des modalités patiemment discutées autour d’un feu de camp planté à 800 mètres d’altitude. Presque une expérience autogestionnaire.

Légumes à la chaîne

Le travail à la chaîne existe en agriculture. Un taf d’usine on appelle ça. Enfer mécanisé pour les uns, loin du plein air et de sa propre souveraineté sur le rythme. Bon plan pour s’abriter des caprices de la météo pour les autres.

Toute l’industrie de transformation agro-alimentaire utilise évidemment beaucoup le travail à la chaîne. Mais on peut être amené.es à travailler à la chaine même en maraichage ou en horticulture par exemple, le plus souvent sur des chaines légères montées temporairement, qu’il s’agisse de disposer des plants sous une serre le plus efficacement possible ou de trier sur place les récoltes.

Là tout change. La machine impose son rythme, on en devient comme une annexe. Le seul moment de liberté, c’est le détraquage, qui provoque souvent une joie instinctive et nerveuse, beaucoup de rires, quand il s’agit de courir dans tous les sens pour rattraper ce qui s’emballe avec la machine, insensible à tout.

En dehors de ça, plus question de bavardages, et il n’y a même pas besoin de contremaître pour imposer la discipline. On reste déterminé.es à couvrir le boucan de la machine pour communiquer avec son voisin, pendant une heure ou deux, puis on abandonne l’idée. La journée devient un long tunnel, où penser au soir t’en éloigne cruellement.

Julien Servent

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