La Ville et la Métropole de Montpellier ont contracté des prêts à la Nef, une banque citée par la Miviludes

Elian Barascud Publié le 28 septembre 2023 à 16:22 (mis à jour le 1 décembre 2023 à 11:30)
Mairie de Montpellier (photo de Mathieu Le Coz/Hans Lucas)

La mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) cite dans son rapport de 2021, lors d’un chapitre dédié à la doctrine ésotérique de l’anthroposophie, la banque de la Nouvelle Économie Fraternelle (Nef), qui a prêté 8 millions d’euros à la Ville et à la Métropole de Montpellier

L’Express le révélait dans un article du 26 septembre : six métropoles, dont Montpellier, ont emprunté de l’argent à la Nef en 2021. Au printemps 2022, la Métropole et la Ville de Montpellier plébiscitaient la Nef, « coopérative bancaire référence de la finance éthique », adossée au Crédit Coopératif, qui finance des projets sur des critères écologiques et sociaux. Les deux collectivités ont souscrit en 2021 à deux prêts de quatre millions d’euros chacun à des fins de projets tournés vers l’éducation et la mobilité.

Une somme de huit millions d’euros au total. Les prêts accordés sont dédiés à l’éducation pour la Ville de Montpellier (rénovation du confort thermique des établissements scolaires et végétalisation des cours d’école) et à la mobilité pour la Métropole (politique cyclable et modernisation du réseau de tramway). À ces prêts s’ajoutent un emprunt de 2 millions d’euros pour le CHU de Montpellier, dont Michaël Delafosse, maire de Montpellier, est le président du Conseil de surveillance.

Mais la Nef est citée dans le rapport d’activité de 2021 de la Miviludes. En effet, selon ce rapport, la Société anthroposophique universelle exerce « une influence prépondérante sur certains établissements bancaires “éthiques” au pouvoir financier extrêmement important comme Triodos, GLS ou, en France, la Nouvelle économie fraternelle (Nef) ».

L’anthroposophie : kezako ?

Mouvement spirituel pseudo-scientifique fondé au début du XXe siècle par l’occultiste autrichien Rudolph Steinner, l’anthroposophie est souvent identifiée par la Miviludes comme pouvant présenter un risque de dérive sectaire. Ce courant ésotérique se décline en plusieurs aspects, notamment l’agriculture (avec la pratique de la biodynamie), des thèses raciales (les « blancs » et « aryens » seraient plus capables que les autres de s’élever spirituellement), la médecine (la maladie découle d’une destinée karmique, indissociable des erreurs et des pêchés commis par le patient dans l’une de ses vies antérieures, le gui peut soigner du cancer, etc.), ou encore l’éducation , par le biais des écoles Rudolf-Steiner, souvent accusées d’endoctrinement, d’abus ou de racisme.

Grégoire Perra, lanceur d’alerte sur cette question, ancien élève et professeur dans une école Steiner, publie régulièrement des informations et témoignages à ce propos sur son blog. « On laisse délibérément les enfants sans surveillance. Il faut laisser le karma s’accomplir et laisser les âmes s’affronter. Les enfants s’ennuient de cette pédagogie qui est une messe permanente, certains s’habituent mais d’autres pètent les plombs », confiait-il au media Slate. Selon Lyon capitale, la Nef aurait financé sept écoles Steiner entre 2014 et 2021.

La Nef et l’anthroposophie : quels liens ?

La Nef, fondée dans les années 1980, notamment par des anthroposophes, a été pointée du doigt dès 1999 par une commission d’enquête parlementaire sur les sectes et leurs relations avec les milieux économiques. Le rapport parle de la Nef comme d’une « structure de financement » du « réseau de l’Anthroposophie ». Au début des années 2000, la banque a saisi les tribunaux pour nier l’existence de cette emprise et a été blanchie. En 2003, la Commission bancaire, ancêtre de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), a confirmé, après enquête dans les locaux de la Nef, sa « totale autonomie financière » et son « indépendance politique, sociale, religieuse et philosophique ». Une indépendance et une transparence récemment remises en avant dans la Foire aux questions du site de la banque, qui répond aux attaques sur le sujet.

En novembre 2022, le média Lyon capitale publiait une enquête sur les liens supposés entre la Nef et l’anthroposophie. Le média lyonnais affirmait que des membres du Conseil de surveillance de la Nef étaient liés à l’anthroposophie. Jean-Pierre Caron en est le vice-président mais aussi le président du Comité des nominations et des rémunérations de la Nef. Il écrit également des livres édités par les éditions Triades et Aethera. Une maison « fondée en 1952 par Simone Rihouët-Coroze dans le but de faire connaître en langue française les œuvres du philosophe Rudolf Steiner, le fondateur de l’anthroposophie ».

Le média cite également Patrick Sirdey ancien PDG de Weleda, entreprise de cosmétique et de dispositifs médicaux. Elle a pour actionnaire la Société anthroposophique universelle. Weleda a été fondée par des médecins séduits par les « théories » de la médecine anthroposophique, pourtant décriées. Le rapport d’activité de 2016 de la Miviludes affirme par exemple que « les adeptes de l’anthroposophie [sont] à l’origine de nombreux foyers de rougeole dans le monde ».

Mathieu Brunet, vice-président du Conseil de surveillance est aussi dirigeant de la société Arcadie, spécialisée dans les épices, herbes et autres tisanes bio, adhérente au Mouvement d’agriculture biodynamique. La biodynamie est un système agricole ésotérique très controversé, issu de l’anthroposophie.

À noter que Patrick Sirdey et Matthieu Brunet ont démissionné du Conseil de surveillance de la Nef en janvier 2023 et mars 2023.

Grégoire Perra affirme qu’il y a bien une porosité entre la Nef et l’anthroposophie dans le média Lyon capitale : « J’ai été anthroposophe haut-placé jusqu’en 2010, confie celui qui a notamment témoigné pour la Miviludes. J’ai vu la création de la Nef portée par les membres de la société anthroposophique de France. »

De son côté, la Nef reconnaît avoir eu des liens avec l’anthroposophie à ses débuts, et affirme s’en être éloignée. « Depuis, on a accueilli 100 000 clients, 50 000 sociétaires, dans les mouvements sociaux, écologiques, coopératifs, c’est aujourd’hui une pluralité d’acteurs qui composent notre coopérative, il n’y a donc plus aucune influence de l’anthroposophie », explique Ivan Chaleil, membre du directoire de la Nef, contacté par le Poing. Il affirme également que sur les 5 000 derniers financements accordés par la banque, seuls deux l’ont été à des écoles Steiner. D’après lui, la banque ne finance plus ces écoles depuis 2019.

À propos des (ex)-membres du Conseil de surveillance qui auraient des liens avec l’anthroposophie, il précise que si ces personnes « ont pu venir dans le conseil avec des croyances personnelles, ils n’ont jamais représenté un mouvement anthroposophe au sein du conseil de surveillance ». Enfin, à propos du rapport de la Miviludes, Ivan Chaleil répond que « que cette institution manque de moyens pour accomplir sa mission, et que la Nef pâtit de cela », et précise que les saisines ne concernent pas directement la Nef mais l’anthroposophie.

Un « plan d’action »

Pour montrer patte blanche, la Nef a mis en place un plan visant à « désarmer ses adversaires », comme le révélait l’Express le 26 septembre après avoir consulté un document confidentiel. Objectifs : « la défense, qui consiste à désarmer [ses] adversaires », l’attaque en justice et « l’affirmation identitaire », pour contenir le « risque de réputation lié à l’anthroposophie ».

Dans le procès-verbal classé confidentiel du Conseil de surveillance de la Nef, réuni le 25 janvier 2023 et cité par l’Express, ledit conseil de surveillance évoque la suspension de certains financements de la banque : « Il convient de poursuivre cette suspension [des financements] tant qu’elles continueront à être mises en avant dans le rapport de la Miviludes. Cette décision est douloureuse et nous sommes bien placés pour savoir que les rapports de la Miviludes doivent être soumis au doute. »

Le scandale lyonnais

Alors qu’à Montpellier, ces prêts sont passés pratiquement inaperçus, la souscription d’emprunts à la Nef par la Ville de Lyon, dirigée par une liste écologiste, avaient fait grand bruit.

En novembre dernier, le groupe d’opposition « Pour Lyon » a envoyé une lettre à la secrétaire d’État chargée de la Citoyenneté, Sonia Backès pour souligner les liens entre l’anthroposophie et la Nef, partenaire bancaire privilégié de la Ville de Lyon et dépositaire aux deux tiers des « Gonettes », monnaie locale de la capitale des Gaules. L’élu d’opposition Yann Cucherat, dans une intervention au Conseil municipal du 10 novembre 2022, a demandé à la Ville de cesser ses engagements auprès de la Nef. « Depuis la parution du rapport de la Miviludes, il y a eu de la récupération. La Nef a été instrumentalisée dans des bisbilles politiques locales », commente Ivan Chaleil.

Quelques jours plus tard, Lyon capitale révélait que la Ville de Lyon avait répondu aux critiques en citant un argument présent sur le site de la Nef, pourtant erroné selon le média.

Dans d’autres villes comme Besançon, Strasbourg ou Rennes, médias locaux ou oppositions municipales se sont saisis du sujet pour demander des comptes à leurs municipalités. Mais pas à Montpellier.

Fait cocasse : le 15 juin, Michaël Delafosse, maire de Montpellier, recevait un ensemble d’acteurs pour un colloque autour de la laïcité à l’école. Parmi eux, les délégués départementaux de l’Éducation nationale, les mêmes qui signaient en février 2023 un communiqué alertant « vigoureusement le gouvernement et les élus territoriaux sur les dangers majeurs que représente pour la République laïque et sociale l’infiltration de tels mouvements sectaires et antirationnels dans les rouages des collectivités publiques », au sujet de la Nef.

À Montpellier, pas de bruit

Alenka Doulain, élue d’opposition à la mairie de Montpellier, qui travaille dans l’économie sociale et solidaire, affirme ne pas être au courant des liens supposés entre la Nef et l’anthroposophie. Si elle dit se souvenir des délibérations durant lesquelles ont été votés ces emprunts, elle dit ne pas avoir souvenir de questions particulière de la part des oppositions.

Contactés, Patricia Mirallès et Philippe Saurel, élus d’opposition à Montpellier, n’ont pas donné suite à nos sollicitations.

De leur côté, la mairie et la Métropole de Montpellier répondent au Poing : « Comme de nombreuses collectivités, notamment les villes et Métropoles de Bordeaux, Nantes, les villes de Reims ou encore Vénissieux, nous avons en effet contracté un prêt auprès de la Nef. Suite aux derniers éléments publiés au sujet de cet établissement par la Miviludes, nous étudions avec attention ces remarques et prendrons les décisions qui s’imposent si ces liens avec une mouvance aux potentielles dérives sectaires étaient avérés. »

E. B.

Mairie de Montpellier (photo de Mathieu Le Coz)

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