Le meurtre du syndicaliste paysan Pierre Alessandri (re)met le doigt sur le malaise corse
Lundi 17 mars au soir, le syndicaliste Pierre Alessandri, membre de la Via Campagnola/Confédération Paysanne, a été abattu sur son exploitation agricole près d’Ajaccio. En pleine recrudescence des crimes mafieux, et alors que la société civile corse s’empare de plus en plus du sujet
Terrible hasard de calendrier : alors que des milliers de Corse se préparaient lundi 17 mars au soir pour la procession nocturne de la Madonnucia (Notre-Dame de la Miséricorde, protectrice de la ville d’Ajaccio), le syndicaliste paysan Pierre Alessandri est grièvement blessé par balles sur son exploitation, tout près, à Sarrola-Carcopino. Transporté dans la soirée au Centre Hospitalier Notre Dame de la Miséricorde d’Ajaccio dans un état grave, il décède dans la soirée.
Paysan syndicaliste et militant du nationalisme corse
Pierre Alessandri s’occupait de la ferme d’oranges de sa famille et produisait de l’huile essentielle dans sa distillerie à U Mandriolu, lieu dit de Sarrola-Carcopino. Il militait depuis 20 ans au sein du syndicat Via Campagnola, affilié à la Confédération Paysanne.
Militant nationaliste corse, Pierre Alessandri était un ancien étudiant de l’Université de Corse à Corte, où il avait été membre de la Consulta di i Studenti Corsi, avant de participer à la création en 1992 de la Ghjuventù Paolina [NDLR : Jeunesse Paoline, un des principaux syndicats actifs à l’Université de Corte, qui s’y est encore opposé au mois de février à la création d’une section de l’UNI, syndicat d’extrême droite étudiant. « Les valeurs défendues par ce groupe vont à l’encontre de tout ce que les corses ont toujours représenté. […] Ils sont toujours les premiers à parler de Grand Remplacement mais ce sont ceux qui veulent piller notre terre. », fera valoir l’organisation dans un communiqué. Le syndicat doit son nom à Pasquale Paoli, figure centrale du nationalisme corse et fondateur de la République indépendante de Corse en 1755. Cette première démocratie moderne de l’Europe de l’Ouest avait suscité l’admiration de Jean-Jacques Rousseau, philosophe de l’aile gauche des Lumières, par une Constitution mettant en place la séparation des pouvoirs judiciaires, exécutifs et législatifs, et en distribuant la terre aux paysan-nes corses. Le droit de vote est accordé à tous les hommes de plus de 25 ans, et aux femmes veuves ou célibataires. Paoli inspirera fortement la révolution démocratique aux États-Unis, faite contre les colons britanniques, par l’intermédiaire de centaines d’articles publiés dans la presse révolutionnaire de l’époque. Le Paoli Mémorial, en Pennsylvanie, est d’ailleurs le second plus vieux monument aux morts des USA. La République de Corse est écrasée lors de l’invasion française, en 1769. L’Université que Paoli avait ouverte à Corte est fermée par l’armée, et elle ne ré-ouvrira qu’en 1975, sous la pression des mouvements régionalistes et communistes corses.]
Pierre Alessandri adhère ensuite au mouvement politique U Rinnovo [NDLR : le renouveau, qu’on pourrait qualifier pour simplifier* de gauche radicale indépendantiste, ancêtre de l’actuel mouvement Core in Fronte (Cœur en avant) pour lequel il aura été candidat aux élections territoriales de 2004.]
En avril 2019, sa distillerie avait été détruite par un incendie criminel. « La piste privilégiée est celle d’une réaction violente liée aux positions syndicales de Pierre Alessandri », avait alors indiqué le procureur Éric Bouillard. Le militant était connu pour ses prises de position contre le détournement des subventions européennes de la Politique Agricole Commune (PAC), dont se nourrissent les groupes mafieux en Corse.
Une enquête pour assassinat a été ouverte et confiée à la section de recherches d’Ajaccio, en collaboration avec la section de recherches. Selon le procureur Nicolas Septe, les premiers éléments indiquent une préméditation. Si l’enquête demande à être poursuivie, cet assassinat arrive dans un contexte de recrudescence des crimes mafieux sur l’Île de Beauté.
Recrudescence des crimes mafieux
Le 15 février 2025, Chloé Aldrovandi, une étudiante de 18 ans, était tuée par balles à Ponte-Leccia. L’enquête privilégie pour le moment la piste d’un crime mafieu avec méprise sur la cible à abattre.
Si tous les assassinats n’y sont évidemment pas liés à la mafia, la Corse affichait en 2023, selon Sébastien Quenot, maître de conférence à l’Université de Corte et ancien directeur de cabinet de Jean-Guy Talamoni à l’époque où l’homme politique indépendantiste présidait encore l’Assemblée de Corse, un taux de 3,7 homicides pour 100 000 habitant-es. De quoi placer la Corse en tête des régions européennes les plus criminogènes, juste derrière la Lituanie, l’Estonie et la Lettonie.
Les militant-es nationalistes corses sont particulièrement visé-es. Engagé auprès de Core in Fronte et d’associations écologistes comme U Levante, le jeune militant Massimu Susini élevait quelques vaches en exploitant une paillotte dans son village de 1200 habitant-es, Cargèse.
En 2017 il prend la parole lors d’un rassemblement public contre la construction des villas de l’homme d’affaires Pierre Ferracci, un proche d’Emmanuel Macron, sur des terrains non constructibles dans la baie de Rondinara, alors que la justice se contente de demander au magnat le paiement d’une amende sans ordonner la destruction.
Constatant l’implantation du trafic de drogue à Cargèse, Massimu s’y oppose énergiquement. Très vite, il se sait menacé : des amis de son club de foot, le FC Bastelicaccia, l’avertissent que les bandits auraient l’intention de passer à l’action. Massimu continue malgré tout à chercher à convaincre les jeunes de son village de boycotter la drogue et à s’afficher auprès des commerçant-es victimes de pressions.
Le 12 septembre 2019, il est tué par balles en plein jour sur la plage du village. L’enquête est toujours au point mort. Ce meurtre a marqué la Corse, comme en témoignent les très nombreux graffitis et fresques sur l’île, coiffés du slogan « Massimu sempre vivu » (Massimu vit pour toujours).
Un mois plus tard, le 19 octobre, c’est Stéphane Leca qui est retrouvé assassiné par balles à son domicile, à San Nicolao. Stéphane Leca militait au sein de l’association de soutien aux prisonniers nationalistes corses Patriotti, et avait été lui-même condamné en 2007 à sept ans de prison pour des attentats du FLNC commis en 2001 et 2002 [NDLR : Front de Libération Nationale de la Corse, actif depuis 1976] contre des bâtiments publics et des villas appartenant à des continentaux.
Un large hommage
Dès le 18 mars, l’association de lutte contre la corruption et pour l’éthique en politique (Anticor) dénonce l’assassinat de Pierre Alessandri : « Dès 2016, Anticor avait signalé de possibles détournements des subventions européennes aux exploitations agricoles, ce qui avait déclenché l’ouverture d’une enquête. Une ordonnance de renvoi concernant plusieurs hauts fonctionnaires pour détournement de fonds publics et recel de cette infraction a été rendue dans cette affaire le 24 septembre 2024 dernier et une audience correctionnelle devrait se tenir prochainement. Ces faits potentiels, d’une extrême gravité, ont pu être mis en lumière grâce au courage de lanceurs d’alerte, parmi lesquels Pierre Alessandri. […] L’association souhaite, en outre, alerter sur le fait que des lanceurs d’alerte puissent payer leur courage de leur vie, sur le territoire national. »
Sur l’île aussi, les réactions ont été nombreuses. Core in Fronte a salué la mémoire de « notre ami Pierre Alessandri [qui] a été tué, par trahison, hier soir à Sarrola-Carcopino. […] L’agriculture corse réclame un homme honnête et courageux. Il fut un pilier de la défense des terres agricoles, toujours opposé à la spéculation et à la dépossession. Core in Fronte pleure sa femme, sa fille et sa famille. La Corse meurt de ces massacres et de ceux qui tentent de l’incendier. »
Le parti autonomiste Femu a Corsica du président du conseil exécutif Gilles Simeoni a rendu hommage mardi à un « homme honnête, patriote enraciné dans sa terre, travailleur de tous les instants, militant sincère du syndicalisme étudiant puis agricole ».
Le parti indépendantiste Nazione, qui a participé à lancer un Front International de Décolonisation (FID) les 23 et 24 janvier en marge du 44ème Congrès du Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste (FLNKS) en Kanaky/Nouvelle-Calédonie, avec des forces politiques décoloniales de Guadeloupe, de Martinique, de Guyane ou encore de Polynésie, « salue sa mémoire, son dévouement pour la Corse et adresse ses sincères condoléances à sa famille ainsi qu’à tous ceux qui sont touchés par ce deuil. »
Paul-André Colombani, député du Partitu di a Nazione Corsa (PNC, autonomiste, globalement plus à gauche que Femu a Corsica) dans la deuxième circonscription de Corse-du-Sud, a appelé à « mettre fin à ce cycle mortel ».
« Ils tuent nos paysans. Ils tuent des hommes vaillants. Ils tuent ceux qui travaillent et ceux qui résistent. », a commenté la Ghjuventù di Manca (jeunesse de gauche, un réseau transpartisan de jeunes militant-es autonomistes de gauche de Femu a Corsica, de Nazione, de Core in Fronte, de jeunes autonomistes ou indépendantistes ne se reconnaissant pas dans les formations politiques nationalistes existantes, de jeunes de la France Insoumise, ou encore du réseau A Reta-Sucialismu o Barbaria, et qui ressentent le besoin de réfléchir ensemble à l’autonomie). Le mouvement a par ailleurs fait par d’une « peine immense »
« Malheureusement, nous nous demandons si nous pouvons continuer à vivre sur une île où des coutumes dégoûtantes sont si profondément ancrées dans notre société. Nous faisons notre part envers la famille et tous ceux qui aimaient Pierre. », communique la Ghjuventù Paolina. Des mots particulièrement forts pour un syndicat qui défend la possibilité de « vivre et travailler au pays » et une certaine tradition corse.
Pour la Ghjuventù Independantista (GI, l’autre syndicat étudiant influent à l’Université de Corte), « depuis 2019, Pierre Alessandri subit des pressions, un climat de menaces et d’intimidations dont la justice française a connaissance. […] Il est impératif que la justice et les forces de l’ordre prennent la responsabilité d’identifier et de poursuivre en justice les auteurs de ces actes ignobles qui touchent depuis trop longtemps l’ensemble de la Corse. »
François-Xavier Ceccoli, député Les Républicains de la deuxième circonscription de Haute-Corse, a évoqué « un énième et insupportable drame. »
Sur le continent, la Confédération Paysanne à laquelle est affiliée la Via Campagnola, où était syndiqué Pierre Alessandri, se déclare « en deuil » : « Nous sommes sous le choc, empreints d’une immense tristesse. […] Nous sommes dans l’incompréhension et la colère. […] Les paysan-nes et responsables syndicaux ne peuvent être ainsi pris pour cible. […] C’est un jour terriblement sombre pour la famille de Pierre. »
Une mandature à la Chambre d’Agriculture qui commence bien
La Via Campagnola vient tout juste de remporter les élections aux Chambres d’Agriculture, achevées le 30 janvier dernier, alliée avec la Mossa Paisana, autre syndicat proche de son positionnement mais rétif à rejoindre une structure française par anti-colonialisme. Cette liste a aussi bénéficié du soutien de la Coordination Rurale.
Une victoire particulièrement intéressante, qui devrait permettre de poursuivre des expériences comme celles de la régie publique agricole de la Communauté de Communes de l’Île-Rousse, qui installe des producteurs-trices en recherche de terres, pour leur donner un statut salarié incomparablement plus avantageux que celui d’exploitant-e agricole au niveau des droits ouverts à la MSA (Sécurité sociale agricole), avec un cahier des charges aux forts accents écologiques, pour assurer complètement le débouché de la production via un réseau d’épiceries communales au prix contrôlés, qui visent à amoindrir les effets de l’inflation sur une population corse largement précarisée.
La liste Via Campagnola/Mossa Paisana porte également une volonté de “réforme en profondeur de la Société d’Aménagement Foncier et d’Établissement Rural pour garantir l’accès des agriculteurs aux terres de l’île” (SAFER), avec un bilan très critique.
La nouvelle Chambre d’Agriculture va devoir faire face à de nombreux défis, puisque les magistrats financiers de la Cour des Comptes ont récemment mis en évidence toute une série de lacunes tenant à la gouvernance, à l’éthique des dirigeant-es élu-es et des salarié-es, à la stratégie de développement, à la lutte contre la fraude ou encore à la régularité de la commande publique, sur le mandat précédent, de 2017 à 2024. Avant d’appeler à développer un modèle moins dépendant de ces fameuses subventions, dont le détournement était dénoncé par Pierre Alessandri.
Jean-Baptiste Arena, militant nationaliste de toujours, maire de Patrimoniu où il est vigneron, et conseiller territorial Core in Fronte, et qui vient de prendre la présidence de la Chambre d’Agriculture après cette victoire de la liste Via Campagnola/Mossa Paisana, a rendu un long hommage à Pierre Alessandri : « À toi l’honnête travailleur, à toi le père de famille, à toi, l’ami de nombreuses luttes avec qui nous avons partagé nos espoirs pour l’avenir de cette terre. Nous te rendons hommage. Tu t’es engagé auprès de nous tous pour une société agro-pastorale fondée sur la solidarité et le respect de la personne humaine. […] La Corse ne peut accepter d’être une société malade, où la peur et la violence priment sur le dialogue et la justice. Il est temps de réfléchir ensemble, avec respect et détermination, pour que notre pays retrouve le chemin de la paix et de la dignité. Nous ne laisserons jamais passer les forces obscures qui ruinent l’avenir de nos enfants. »
« Une fois de plus, un homme, un père, un travailleur… a été tué. », ajoute la Mossa Paisana. La Coordination Rurale de Corse évoque « un homme engagé, dont l’impact sur notre communauté ne sera jamais oublié. »
Mafia : vers la fin de l’omerta ?
Ce nouvel assassinat provoque d’autant plus de réactions qu’il arrive en pleine mobilisation contre la mafia. Depuis la mort de Massimu Susini, la société civile manifeste de plus en plus son opposition aux dérives mafieuses. Deux collectifs ont été formés en 2019 : Maffia no, a vita iè (mafia non, la vie oui), et le collectif Massimu Susini. Le premier a été fondé par Léo Battesti, ancien militant du FLNC, qui a démissionné en 1992 de tous ses mandats électifs et appelé à la dissolution des organisations clandestines corses pour s’engager, selon ses termes, « dans un combat démocratique ». Il abandonne alors la vie politique, pour devenir entrepreneur, jusqu’aux législatives de juin 2017 où il tente en vain d’être investi par Femu a Corsica.
Le combat anti-mafia de l’homme remonte à loin, et à son engagement au Front. Au début des années 80, confiait l’ex-cadre du FLNC à France Bleu Corse en février 2024, l’organisation clandestine s’est posée la question : « Faut-il s’en prendre à la Brise de Mer [NDLR : gang mafieux qui doit son nom à un bar de Bastia, qui à son apogée a constitué le plus important groupe criminel de France, entretenant des liens avec la Camorra et la ‘Ndrangheta, avec des activités en Corse, en Europe de l’Ouest, en Amérique latine, en Russie et en Afrique] Certains ont proposé de passer à des méthodes radicales, d’élimination. A une voix près, cela ne s’est pas fait. Mais je pense que ceux qui étaient contre avaient raison parce qu’ils n’ont pas voulu ressembler à cet adversaire-là. » À l’époque le FLNC, qui comptait plusieurs centaines de militant-es clandestins sur l’Île de Beauté, promettait d’en finir avec la tyrannie de l’impérialisme français, mais aussi avec celle d’« i corsi impanzati » (les corses engraissés), selon la formule consacrée.
Ce qui n’empêche pas ce nationaliste de la première heure de considérer que « la clandestinité a fait le lit de la mafia ». [NDLR : le phénomène mafieux en Corse préexiste à la clandestinité, comme en témoigne l’histoire de la French Connection, aussi appelée Corsican Connection, qui en 1970 fournit, en coopération avec les mafias italiennes et américo-italiennes, près de 80% de l’héroïne consommée aux USA.]
Ce qui peut rappeller l’intervention de Mathieu Filidori, co-fondateur du FLNC, lors d’une déclaration lue pendant plus de deux heures, le 19 juin 1979, lors du premier grand procès du Front devant la Cour de sûreté de l’État, à propos de la Corse du 19ème siècle et de son état après plus de vingt ans de résistance à l’envahisseur français : « Le banditisme remplaça la résistance organisée, il traduisit l’état de misère et d’abandon dans lequel croupissait le peuple corse. Il était porteur de revendication collective d’un Pays occupé. Les Corses ne croyaient pas en la justice française, elle n’était pas la leur et elle ne l’est toujours pas, car cette justice est basée sur la protection de la propriété privée et de toutes les formes d’exploitation. Notre peuple garde dans ses institutions communautaires le sens du collectif, l’esprit d’égalité et le sens concret de la liberté liés à une terre qui appartient aux communautés villageoises. »
En 2002, Gilles Perez et Samuel Lajus réalisent le documentaire « Génération FLNC », basé sur les témoignages d’une cinquantaine d’anciens cadres nationalistes, pour certains encore dans la lutte politique. De l’avis général, le caractère peu regardant des recrutements au FLNC, qui peut être lié aux conceptions exposées en 79 par Mathieu Filidori, finira par coûter cher au mouvement.
La levée de l’impôt révolutionnaire, pour financer la lutte, sera de moins en moins contrôlée par les militant-es, alors que certains individus tissent des liens de plus en plus profonds avec le Milieu. La division du Front en deux factions rivales, puis les accusations mutuelles de corruption feront basculer le mouvement dans de sanglants règlements de compte, pendant la décennie noire des années 90.
Le collectif Massimu Susini a lui été fondé par Jean-Toussaint Plasenzotti, enseignant de langue corse, et oncle du militant assassiné. Le collectif est notamment à l’initiative du tout premier colloque anti-mafia, organisé du 28 février au 1er mars 2025 à Cargèse.
Quelle que soit la réalité historique, au XIXème siècle, du phénomène décrit en 1979 par Mathieu Filidori devant la Cour de sûreté de l’État, l’universitaire en sciences politiques et spécialiste du grand banditisme Fabrice Rizzoli est venu insister pendant ces rencontres sur l’existence d’une bourgeoisie mafieuse, qui profite d’une pauvreté qui lui fournit des petites mains, en particulier dans certaines parties de la jeunesse.
Pour s’en convaincre on aura qu’à jeter un œil à la série que consacrait Médiapart en février aux figures du Petit Bar (groupe mafieu de la région d’Ajaccio, considéré comme le plus important actuellement, également actif en France et à l’étranger) : « les liasses de billets qu’elle manipule“, à propos de Sonia Susini ; « un des plus riches promoteurs immobiliers de Corse, à la tête d’une soixante de sociétés », sur Antony Perrino ; « Ce flambeur vivait en réalité une cavale des plus tranquilles : la bande du Petit Bar bénéficiait d’une taupe au sein de la police », à propos de Pascal Porri ; « Jean-Pierre Valentini, le multimillionnaire » Il manquerait peut être Johann Carta, proche de la bande, placé sur écoute en 2020 pour des histoires d’extorsions et de blanchiment à la mairie d’Ajaccio. Selon le quotidien Le Monde, dans un papier datant de septembre 2022, Johann Carta aurait fait pression sur des opposant-es au maire d’Ajaccio Laurent Marcangeli (LR puis Horizons, devenu ministre de l’action publique, de la fonction publique et de la simplification en décembre 2024), de 2014 à 2022. Deux incendies ont touché en juillet et en août 2019 les concessions d’un candidat indépendant, Jean-André Miniconi, concurrent le plus sérieux de Laurent Marcangeli. Johann Carta a été mis en examen au début du mois de février 2025 pour des liens avec une ancienne juge d’instruction à Ajaccio, Hélène Gerhards.
Marie-Françoise Stefani, journaliste à France 3 Corse Via Stella a raconté l’histoire sanglante de la Chambre de commerce et d’industrie de Corse-du-Sud faite de « soupçons énormes de favoritisme », « d’assassinats », de pressions jusque dans des villages comme Tavera, une commune de montagne, composée de sept hameaux, pour un total de 400 habitant-es. « Il y a en Corse 25 bandes criminelles dont certaines liées au monde politique et économique », a-t-elle poursuivi.
Jérôme Mondoloni, membre du collectif Massimu Susini, s’est désolé du fait que « la Collectivité de Corse [NDLR : dominée par Femu a Corsica] ait refusé de choisir la régie publique pour sa gestion des déchets ». Une revendication que portent aussi l’indépendantisme et les gauches antilibérales et radicales de l’île, et qui se trouve confortée par le rôle que joue la mafia napolitaine dans le secteur, privé.
Le procureur de la république de Bastia ira jusqu’à dire que « le tissu social est entièrement nécrosé ».
Antoine Sollacaro, ancien président de la Ligue des Droits de l’Homme d’Ajaccio était assassiné le 16 octobre 2012 dans une station-service d’Ajaccio. Avec en toile de fond l’affrontement entre deux groupes : d’une part « le clan Orsoni », rassemblant Alain Orsoni, proche ami de Maître Sollacaro, ancien dirigeant nationaliste, à l’époque dirigeant d’un des clubs de foot d’Ajaccio, l’ACA, son fils Guy Orsoni et d’anciens militants du Mouvement pour l’autodétermination (MPA, la vitrine légale d’une des deux branches du FLNC dans les années 90) reconvertis dans les affaires, et d’autre part le Petit Bar, qui a des liens avec le club rival, le Gazélec. Père et fils seront en 2015 jugés pour assassinat et condamnés pour menaces de mort et association de malfaiteurs en vue d’obtenir des faux papiers, dans le cadre de cette lutte de clans.
Le 28 janvier dernier, Amaury de Saint-Quentin, actuel préfet d’Ille-et-Vilaine et préfet de Corse entre 2022 et 2024, a été interrogé par les membres de la mission d’information sur l’avenir institutionnel de l’île quant au “degré de pénétration de la mafia”. “Le crime organisé imprègne l’intégralité de la société corse”, jusqu’aux “services de l’État”, avait-il déclaré avant de dire n’avoir jamais constaté ce phénomène ailleurs, « y compris en Outre-mer ». Amaury de Saint-Quentin a également été préfet de la Guadeloupe et de la Réunion.
Fabrice Rizzoli revenait déjà dans l’émission Contrastu du 12 février 2025 sur les ambiguïtés passées de l’État français dans sa lutte contre le phénomène mafieu : « Fût un temps, l’État n’a strictement rien fait contre une vraie organisation de type mafieu, la Brise de mer. […] Sous prétexte de lutter contre d’autres phénomènes criminels de type idéologique [NDLR : le nationalisme corse], l’État a bien laissé le crime organisé prospérer en Corse. »
L’ancien substitut du Procureur de la République d’Ajaccio, Philippe Toccanier, donnait lui aussi des éléments dans ce sens : « Interrogeons-nous sur la bienveillance dont bénéficie la Brise De Mer. Si elle prospère, c’est justement qu’elle jouit d’une protection. […] la Brise De Mer rend quelques services dans la lutte contre le terrorisme [NDLR : du nationalisme corse] insulaire en fournissant d’utiles renseignements »
En 1971, alors que les USA et la France sont lancés dans une coordination de leurs efforts pour en finir avec la French Connection, John T. Cusack, directeur pour l’Europe du Bureau américain des narcotiques et drogues dangereuses, s’insurgeait contre les complicités dont disposait selon lui à Marseille le trafic de la drogue. Dans des interviews au Provençal et au Méridional-la France, il mettait en cause « trois ou quatre gros bonnets de la drogue qui bénéficieraient de protections », et s’en prenait à la passivité de la police devant l’activité des laboratoires clandestins de fabrication d’héroïne. L’affaire provoquera même une petite crise diplomatique entre les deux pays, avant que la France ne se décide à mettre fin aux activités de la French Connection.
« Assassini, mafiosi : fora »
Les deux collectifs antimafia prônent un renforcement de l’arsenal législatif avec la création d’un délit d’association mafieuse, l’élargissement du statut de repenti et des dispositions facilitant la saisie et la redistribution des biens des mafieux dès condamnation, prenant exemple sur l’action de Léoluca Orlando, maire de Palerme qui, de coalitions centristes en coalitions progressistes, se maintiendra de nombreuses années au pouvoir et jouera un rôle dans l’affaiblissement de la Cosa Nostra.
En contact avec l’entourage de Chloé Aldrovandi, la jeune fille tuée le 15 février, les collectifs décident l’organisation d’une grande manifestation anti-mafia à Ajaccio, repoussée au 8 mars sur demande de la famille.
Le jour J, ce sont entre 2 et 3000 personnes qui défilent derrière une banderole « Assassini, mafiosi : fora » (les assassins et les mafieux dehors). Si l’île n’a pas manqué d’opposant-es à la mafia, c’est la toute première fois que des milliers de corses se mobilisent au grand jour. La droite insulaire est très peu présente. Sont représentées les associations écologistes, aux prises avec d’importantes pressions mafieuses en lien avec la manne financière que représente la spéculation immobilière et la bétonisation du littoral. Mais aussi les forces politiques de gauche, et la famille nationaliste.
À quelques exceptions près. Le mouvement Mossa Palatina, tentative d’ancrer le nationalisme corse à l’extrême-droite, pour le moment peu fructueuse, a été prévenu que ses membres ne seraient pas toléré-es dans la manifestation. L’absence de Gilles Simeoni, actuel président du Conseil Exécutif de Corse, est très remarquée, alors que son parti Femu a Corsica appelle à rejoindre l’évènement. Manque également à l’appel le parti indépendantiste Nazione. Lequel déclare être en désaccord avec les revendications des collectifs, craignant avant tout qu’une extension du dispositif législatif serve à des fins de répression politique. Nazione préfère s’en remettre « aux ressources de la société », et multiplie les campagnes de sensibilisation de la population contre la drogue.
Le 27 février, une cession spéciale anti mafia se tenait à l’Assemblée de Corse, en présence du ministre de la Justice Darmanin et de Léoluca Orlando, visant à préparer l’examen en séance publique de la loi sur le narco-trafic, prévu du 17 au 21 mars.
À son issue, Jean-Toussaint Plasenzotti se félicite des propos de Darmanin, « clairs et offensifs contre le crime organisé », et fustige une classe politique insulaire « fuyante », visant en particulier la majorité composée des élu-es autonomistes de Femu a Corsica. La Ligue des Droits de l’Homme (LDH) s’inquiète à l’inverse « d’atteintes aux droits de la défense ».
Corse, territoire perdu de la République ?
Pour mieux comprendre les hésitations nationalistes à approuver des mesures sécuritaires, qui recoupent une profonde défiance dans la population corse, un retour en arrière s’impose.
Le parcours de Mathieu Filidori, évoqué plus haut, est intéressant. Initialement agriculteur et syndicaliste, il adhère très tôt au Centre Départemental des Jeunes Agriculteurs (CDJA). Dès la création du FLNC, il est chargé de coordonner les opérations d’occupation des terres données aux colons rapatriés d’Algérie (en 1957 est crée la SOMIVAC, Société pour la Mise en Valeur de la Corse, qui aménage un vignoble dans la plaine orientale autour d’Aléria. En 1965, 75% du vignoble de la plaine orientale est aux mains des Pieds Noirs ; « Il faut coloniser la Corse », affirme un Pied Noir au Monde en 1962 ). Le Front exige leur distribution à de jeunes corses désireux de s’installer.
Plus de vingt ans après la création du FLNC, le préfet Érignac est assassiné le 6 février 1998 par un groupe, dit « FLNC des Anonymes », qui prétend par un acte choc relancer la lutte armée sur des bases politiques après plusieurs années d’affrontements sanglants entre militants nationalistes et de dégénérescences mafieuses. L’assassinat est immédiatement condamné par de nombreux nationalistes.
Depuis janvier 1995, des femmes, rassemblées autour du « Manifeste pour la vie », manifestent ou se rassemblent quasiment chaque semaine contre la violence sur l’île. Le mouvement se caractérise par une absence de hiérarchie et de représentativité formelle.
Parmi les cofondatrices du Manifeste pour la vie, une figure devient particulièrement médiatique : Victoire Canale, ancienne militante de la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR) et du Mouvement de Libération des Femmes (MLF), puis de Donne Corse (femmes corses, organisation du nationalisme corse se revendiquant du socialisme et du féminisme), directrice de 1979 à 1982 d’ U Ribombu (l’explosion, le boom), principal organisme de presse indépendantiste.
Dans les manifestations, tenant des banderoles « pour l’État de droit », on trouve des femmes, et au fil du temps des hommes, de tous bords. On peut rencontrer des femmes issues de milieux favorables à la Corse française, comme des syndicalistes, des personnes peu politisées, des militantes nationalistes qui assument avoir souhaité la lutte armée mais s’être trompé en pensant pouvoir la maintenir sous le contrôle démocratique des organisations de la société civile. On y manifeste pêle-mêle contre les règlements de compte entre militants du nationalisme armé, contre les assassinats mafieux, contre la violence des groupes de barbouzes pour la Corse française liés à la droite insulaire, contre l’omniprésence de l’anti-terrorisme français et ses méthodes, pour la moralisation de la vie publique.
Le 9 février 1998, le préfet Bernard Bonnet, seul candidat à la succession d’Érignac, est nommé par Jacques Chirac. Le 11 février 1998, cinq jours après la mort du préfet Érignac, 40 000 personnes répondent à l’appel du Manifeste pour la vie à Bastia et Ajaccio, pour ce qui reste encore à ce jour là plus grande manifestation de l’histoire corse (la Corse compte 350 000 habitant-es).
Roger Marion, à l’époque à la tête de la Direction Nationale Anti Terroriste (DNAT), se fourvoie dans la « piste agricole », en pleine contestation agricole violente contre une nouvelle politique du gouvernement resserrant la vis sur les aides financières.
Ses services ratissent les milieux paysans réputés proches du nationalisme corse : 616 interpellations suivront (ce qui serait l’équivalent de 120 000 arrestations sur le continent). 40 personnes seront mises en examen, certains passeront plusieurs mois, voir presque deux ans, en détention provisoire. « Ces interpellations en rafale, qui pouvaient laisser supposer une sorte de culpabilité collective, ont suscité une vague de mécontentement dans toute la Corse. A ce propos, un ancien préfet de Corse a livré une appréciation assez négative sur ces arrestations, parfois uniquement destinées à vérifier un simple agenda », peut-on lire dans le rapport d’une commission d’enquête du Sénat déposé en novembre 1999 au sujet de la piste agricole. « La préfecture de région depuis l’assassinat du préfet Érignac a pris le parti de régler la question corse à sa manière, et ça ne bouge pas, ça survit au défilé des préfets : ne concéder aucun droit aux corses, les mettre au pas par une répression brutale », nous confiait en 2022 Desideriu, militant à A Manca (la gauche, qui porte un projet de socialisme autogestionnaire tout en apportant sa pierre au nationalisme corse ; entretien à lire ci-dessous)
Arrêtée en mars 1998 dans le cadre de cette « piste agricole », Fabienne Maestracci, épouse d’un leader syndical soupçonné d’être à l’origine de tracts de revendication de l’assassinat, témoigne encore en 2017 de cette épreuve devant les caméras de France 3 Via Stella : « J’ai passé 13 mois enfermée dans un lieu abject : on attrapait des poux, la gale, sans chauffage, sans eau chaude, on mangeait n’importe quoi. »
Alain Ferrandi et Pierre Alessandri (qui n’a rien à voir avec le syndicaliste de la Via Campagnola assassiné récemment), condamnés à perpétuité en 2003 après avoir reconnu leur participation à l’assassinat, reviendront à posteriori, depuis leur lieu de détention, sur le bilan du préfet Bernard Bonnet dans une interview donnée à Corse Matin le 16 novembre 2015 : « Il faut le dire, les premières mesures qu’il a prises nous on fait plaisir. On mettait enfin en évidence l’utilisation de fonds publics à des fins personnelles. L’État faisait finalement le constat de sa déshérence en Corse et de son incapacité à résoudre les problèmes de l’île. Les rapports parlementaires avaient mis le doigt sur une situation de non-droit. On mettait au jour l’absence de moralisation et d’éthique en politique, en visant les forces républicaines aux affaires en Corse : les passe-droits, le système tentaculaire d’asservissement des citoyens, la porosité entre un système pré-mafieu et les marchés publics. Malheureusement, l’action ne s’est pas poursuivie et l’État a laissé une piètre image de son action en nommant un préfet investi d’une mission sacré et qui s’est égaré à la frontière de la barbouzerie. »
Mais l’affaire de la piste agricole ne s’arrête pas avec la condamnation de d’Alain Ferrandi et de Pierre Alessandri, ni même avec celle d’Yvan Colonna. La juge antiterroriste Laurence Le Vert rend une ordonnance de non-lieu dans la « piste agricole », concernant 31 des 40 personnes mises en examen…. le 6 juillet 2016. Décision qui met fin, pour certains, à 18 ans de contrôle judiciaire.
« Cela fait 16 ans qu’il n’y a plus vraiment d’investigations et que dure ce dysfonctionnement », avait déploré l’avocat de sept des mis en examen, Emmanuel Mercinier-Pantalacci, auteur d’une « Lettre ouverte sur la justice antiterroriste en Corse, honteuse, criminelle ou absurde », envoyée en avril 2015 au président François Hollande et à sa ministre de la Justice Christiane Taubira.
Le 27 mars 2017, neuf personnes, dont Mathieu Filidori, obtiennent du tribunal de grande instance de Paris la condamnation de l’État français pour “faute lourde” , avec 100 000 euros d’indemnités chacun (réduites à 50 000 euros le 6 novembre 2018 en appel).
Douze ans auparavant, le 1er février 2006, trois journalistes, Olivia Recasens, Jean-Michel Décugis et Christophe Labbé publiaient le livre « Place Beauvau : la face cachée de la police », basé sur des centaines d’entretiens. On y apprenait que des explosifs et des détonateurs avaient été placés sur ordre de Roger Marion, patron de la Direction Nationale Anti Terroriste (DNAT) sur le domaine Pinia, ce qui amènera aux mises en cause des syndicalistes Mathieu Filidori et Serge Serpentini dans le cadre de la piste agricole.
Les révélations du livre avaient donné lieu en février 2006 à une enquête administrative de la police des polices, classée un mois plus tard. Côté instruction judiciaire : le 21 mars 2018, Roger Marion est placé sous statut de témoin assisté. Puis… rien. En mars 2024, l’homme déclare dans la presse : « Avant Merah, la France était un modèle d’anti-terrorisme »
Des nouvelles de la voie démocratique
En 2009, après le second procès d’Yvan Colonna durant lequel il sera de nouveau condamné à perpétuité, le 27 mars, des manifestations éclatent en Corse. Le 30 mars, Xavier, un adolescent de 14 ans, est touché en pleine tête par une grenade lacrymogène, et tombe dans le coma.
Les indépendantistes appellent à manifester contre la répression le 4 avril à Bastia, 45 000 habitant-es. Entre 6 et 15 000 personnes répondent à l’appel. Les agences du centre-ville de la Société Générale et du Crédit Agricole sont incendiées, celle de la Banque de France ravagée, plusieurs distributeurs automatiques explosent, la façade de l’hôtel de ville, alors occupé par le radical de gauche Émile Zuccarelli, prend feu. Peu après la manifestation, la préfecture justifie que le dispositif policier soit resté statique, en déclarant que la priorité a été de préserver la vie des gendarmes mobiles, qu’on appelle volontiers « les forces d’occupation françaises » dans certains milieux.
En 2014, le FLNC diffuse un communiqué, annonçant « sans préalable et sans équivoque aucune un processus de démilitarisation ». C’est une période pendant laquelle les deux tiers des gens que l’ont peut rencontrer en Corse, depuis des avis très différents sur l’autonomie et sur la lutte clandestine, se posent la question suivante : « Que va-t-il advenir de notre littoral sans actions clandestines ? »
Deux ans plus tard le 28 juillet 2016, le FLNC du 22 octobre (une des deux branches qui cohabitent pacifiquement à l’époque, et qui de nos jours fonctionne de concert avec la seconde, appelée FLNC-Union des Combattants ) appelle les musulman-es de Corse à « prendre position en manifestant à nos côtés contre l’islam radical ».
Le 7 février 2018, Emmanuel Macron, en visite en Corse, fait fouiller un par un 70 élu-es nationalistes avant une discussion, ce qui amène un boycott du programme du président de la République et du déjeuner en préfecture de Bastia. La majorité de ces élu-es sont issu-es d’un courant autonomiste et opposé à la violence politique, et plus de 56% des votant-es ont choisi les nationalistes au second tour, avec tout de même 48% d’abstention. L’opinion publique corse est choquée. Quelques jours avant, le 3 février, 6000 personnes selon la préfecture, 25 000 selon les nationalistes, manifestaient à Ajaccio derrière une banderole marquée d’un « Demucrazia è rispettu pè u populu Corsu » (Démocratie et respect pour le peuple corse)
Fin décembre 2019, quelques mois après le meurtre de Massimu Susini, l’explosion de bonbonnes de gaz endommage les villas appartenant à Pierre Ferracci, homme d’affaire proche de Macron, contre lesquelles Massimu s’était exprimé. L’attentat, le premier depuis la trêve, est revendiqué dans un long communiqué par le FLNC du 22 octobre : « La France nous entoure d’une gangue soit disant démocratique et républicaine qui étouffe toute velléité d’évolution institutionnelle. Elle applique la vérité du vainqueur qui écrit l’histoire ». Puis, relevant la « paupérisation de notre société », le mouvement clandestin fait le constat que « tous les voyants sont au rouge. La grogne sociale est à son comble. Les syndicats et associations sont fortement fragilisés pour des raisons diverses ». Et déclare « ne pas vouloir de la paix du libéralisme décomplexé symbolisé par un groupe d’une cinquantaine de chefs d’entreprises qui se projettent avec arrogance comme propriétaires de la Corse. » Avant d’exprimer un « soutien fraternel à toutes celles et ceux qui ont eu à souffrir de menaces, d’agressions et autres pressions dans la vie économique et sociale de notre pays. Que Valincu Lindu, U Levante [NDLR : associations écologistes], Via Campagnola et tous les autres touchés sachent que nous sommes à leur côté dans leur combat quotidien ».
Le 28 janvier 2022, le capitaine Bartolini, ancie barbouze passé par l’Indochine, l’Algérie puis la Corse, est décoré de la Légion d’Honneur. Il était à la tête du Service d’Action Civique (SAC ; Francia en Corse ; groupe paramilitaire lié au gaullisme). Francia avait tenté d’assassiner plusieurs fois le père de Gilles Simeoni pendant les années 70 et 80.
Le 2 mars, Franck Elong Abé, islamiste radical détenu à la prison d’Arles, agresse violemment un de ses co-détenu, Yvan Colonna. L’affaire trouble : les deux détenus se sont retrouvés ensemble pendant les 8 minutes de l’agression, sans intervention, alors qu’ils sont tous les deux sous statut de Détenu Particulièrement Signalé (DPS).
Une partie de la jeunesse corse descend dans la rue. Blocages de lycées et d’universités, grèves, émeutes quasi-quotidiennes, occupations de bâtiments : la tension monte d’autant plus rapidement que de nombreux jeunes sont blessé-es par la police, parfois grièvement. Le 13 mars, la situation est insurrectionnelle dans Bastia : en marge d’une manifestation qui aura rassemblé plus de 10 000 personnes, des affrontements durent pendant des heures. Devant certaines caméras de médias continentaux, un jeune corse laisse exploser sa colère : « Vous allez libérer les prisonniers, français de merde ! » La préfecture évoque au moins 650 cocktails molotov lancés sur les forces de l’ordre. Parmi elles, 77 blessés, presque autant que le 1er décembre 2018 dans toute la France, pour l’acte le plus dur des gilets jaunes.
Le 16 mars, les deux FLNC avertissent : « Si l’État français demeurait encore sourd, alors […] rapidement les combats de la rue d’aujourd’hui seront ceux du maquis de la nuit de demain ». Le 21 mars, Yvan Colonna meurt des suites de ses blessures. Le même jour, Darmanin arrive sur l’île après avoir annoncé l’ouverture vers l’autonomie.
Dans la nuit du 8 au 9 octobre 2023, nouvelle nuit bleue des deux FLNC : 31 faits constatés par la préfecture, dont 27 attentats à l’explosif, principalement contre des résidences secondaires, dans un contexte de nette recrudescence des attentats depuis le dernier chapitre de l’histoire d’Yvan Colonna.
Si ceux-ci ont quasiment disparus depuis début 2024, les deux FLNC ont, pour la première fois depuis 1993, fait une déclaration commune, encagoulés et armés, aux Ghjurnate internaziunali de Corte (Journées Internationales de Corte) en août 2024, qui regroupe chaque année des nationalistes irlandais, basques, kanak, guadeloupéens, martiniquais, guyanais, et bien sûr corses. Les membres du FLNC ont « appelé les nationalistes à jeter les bases d’une véritable alternative politique », avant de dénoncer « le poison mortel pour notre peuple » que représente l’extrême-droite, « qu’elle se drape du drapeau corse ou du drapeau français ». Nazione explique dans la foulée à la presse que le FLNC étant une organisation politico-militaire, il est tout à fait normal qu’il prenne part au débat.
Le 30 janvier 2024 encore, au lendemain de la constitution du mouvement Nazione, plusieurs militant-es étaient interpellé-es chez eux par la Brigade de Recherches et d’Intervention (BRI), avec portes forcées, maisons dévastées, les militant-es étant braqué-es au fusil d’assaut devant femmes et enfants avant d’être réparti-es entre le camp militaire de Borgo et le commissariat de Bastia.
De jeunes manifestant-es continuent d’être interpellé-es et condamné-es pour les évènements de mars 2022 : le 7 novembre 2024, la Ghjuventù Paolina et la Ghjuventù Indipendantista bloquaient d’ailleurs l’Université de Corte pour protester contre 4 arrestations d’étudiant-es.
C’est dans ce contexte que le préfet Jérôme Filippini a fait un discours remarqué pendant la manifestation antimafia du 8 mars à Ajaccio : « Cela n’arrive pas souvent dans la vie d’un préfet de faire ça. […] Je suis venu dire, au nom de l’État, que le rassemblement d’aujourd’hui a notre soutien et peut nous donner confiance. […] Compte tenu des relations difficiles entre la Corse et la justice, il y a beaucoup de raisons de se faire des reproches. […] Je dirais volontiers tout le mal que l’État a pu faire dans le passé. Et ceux qui sont en face de moi reconnaîtront le mal qu’ils ont pu faire dans le passé. […] Mais le passé est le passé. Il faut avancer. La Corse et la République doivent se faire confiance et se tenir la main. Sinon le crime a déjà gagné. »
Un refrain de «tous pourris»
En novembre 2019, la polémique enfle : «On trouve une proximité entre des élu-es et des personnes qui ont été soit impliquées, soit dont les noms sont revenus très souvent dans des problèmes de gangstérisme importants», a déclaré vendredi sur France Bleu Corse Marie-France Giovanangelli, un des porte-parole du comité antimafia A maffia no, a vita iè.
Marie-France Giovanangelli y évoquait Valérie Bozzi, maire de Grosseto-Prugna et présidente du groupe LR à l’Assemblée de Corse, «la fille d’une mairesse qui a été assassinée, elle-même sœur d’un membre connu de la bande du Petit Bar» ; l’ancien président DVG du conseil exécutif de Corse Paul Giacobbi, entouré de «personnes sulfureuses» ; ou des personnes «proches des Federici», une famille dont plusieurs membres ont été mis en cause dans des affaires liées au grand banditisme, «sur la liste» de Jean-Charles Orsucci, maire LREM de Bonifacio.
Mais aussi l’indépendantiste de Nazione Jean-Guy Talamoni, pour ses liens avec Charles Pieri, ancien chef présumé du FLNC et à l’époque membre de l’exécutif du parti indépendantiste Corsica Libera, ancêtre de Nazione. Déjà condamné à plusieurs reprises pour sa participation aux actions clandestines nationalistes, ce dernier était condamné le 26 octobre 2021 pour «recel d’abus de confiance» dans une affaire de location «gracieuse» de voitures. Les intéréssé-es avaient alors tous communiqué leur déni public.
Dans un rapport du Service d’information, de renseignement et d’analyse stratégique sur la criminalité organisée (Sirasco) intitulé « Les équipes criminelles en Corse » du 18 mars 2022, une page était consacrée à « l’équipe Pieri » sur laquelle l’influence du leader Charles Pieri est décrite comme « difficilement quantifiable » et « semble représenter un frein dans les négociations entre l’Etat et la collectivité de Corse ». Ce groupe est le seul pour lequel le document ne relève aucun rapprochement, aucune amitié, aucun antagonisme avec la sphère criminelle insulaire.
« Il monte comme un refrain de tous pourris. », nous confiait Martine Leca, militante France Insoumise à Ajaccio, quelques jours avant le meurtre de Pierre Alessandri.
*Les mouvements politiques appartenant à « la famille nationaliste corse » se sont construits autour d’un dégagisme visant les clans, structures de pouvoir souvent organisés autour de familles qui contrôlent plus ou moins différents partis politiques qui ont longtemps fait la politique locale, comme la droite libérale (UDR, RPR, UMP, puis LR) ou les radicaux de gauche. Ces différents mouvements n’ont pas vraiment produit de programme politique très précis, ce qui peut rendre la comparaison avec les mouvements politiques continentaux difficile. Il existe toutefois des grands thèmes du nationalisme corse : forte perspective décoloniale, auto-détermination du peuple corse, refus de la colonisation de peuplement (l’État français, son administration et les employeurs-euses étant accusé-es de favoriser l’immigration massive de continentaux ; en 1971 sort le rapport de l’Hudson Institute commandé par la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale qui prévoit l’implantation de 250.000 lits pour touristes dans une population qui est alors de 160.000 habitants), lutte contre la spéculation foncière et immobilière et pour la répartition des terres agricoles largement cédées à des familles de Pieds-Noirs, colons rapatrié-es d’Algérie qui accèdent alors en compensation à de grandes superficies cultivables. Le nationalisme corse est depuis les années 70 divisé en deux courants principaux : un courant autonomiste, qui ne croit pas en la possibilité d’un État corse indépendant, et qui a le plus souvent rejeté le recours à la violence politique, et un courant indépendantiste, représenté par le passé par le FLNC (bien que celui-ci ait pu être autonomiste pendant quelques années) et ses vitrines légales, qui assume la légitimité de la violence politique et est aujourd’hui représenté par Nazione et Core in Fronte. Si toutes les combinaisons sont possibles à l’échelle individuelle, et qu’une forme de social-démocratie paoliste reste le référentiel commun, l’autonomisme a tendance à être plus libéral, et l’indépendantisme plus porté sur un populisme socialisant, avec parfois d’importantes références marxistes.
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