Les coulisses de la presse : “journaliste, je hais la rubrique des chiens écrasés”

Le Poing Publié le 16 septembre 2024 à 18:02

Vous vous êtes toujours demandé comment était construit le fait-divers glauque qui fait la Une de votre journal de presse quotidienne régionale ? Ernest Laboucle, le journaliste Gonzo de notre rédaction, qui est passé par ce genre de canard, vous livre les secrets de fabrication de l’info qui fait trembler la ménagère et livre son ressenti personnel sur cette pratique médiatique

Article initialement dans le numéro papier spécial 10 ans du Poing, en janvier 2024, toujours disponible sur notre boutique en ligne. Pour plus de chroniques gonzo sur les dessous de la presse, n’hésitez pas à vous abonner au journal !

« T’inquiètes mon poulet, ça va bien se passer ! », tente de me rassurer ma collègue fait-diversière avant de partir en vacances avec un sourire en coin et une liste des numéros de tous les flics du secteur ou presque dans la main. « Poulet ? On voit que tu les fréquentes trop… », tente-je d’ironiser. « ça va être ton quotidien pendant 15 jours chouchou, bon courage, je suis sûre que tu vas t’en sortir ! »

C’est l’été, j’effectue un CDD dans une rédaction de presse quotidienne régionale, et me voilà affecté malgré moi à la rubrique fait-divers, « les chiens écrasés », comme on dit péjorativement. Rubrique oh combien importante, car les faits-divers sont en général les articles les plus lus, ceux avec lesquels on fait les Unes. « Les lecteurs veulent du sang », m’avait dit un jour un collègue. J’en tiens pour preuve les chiffres internes de consultations des pages du canard pour lequel je bosse : sur les 10 articles les plus lus sur les derniers mois, huit sont des histoires glauques. « Encore mieux si ça implique des enfants », avait précisé un autre confrère.

La règle mort/kilomètre

Car en journalisme, il existe une loi cynique, qu’on appelle « la règle du mort/kilomètre ». C’est très simple : 500 morts dans un tsunami à l’autre bout du monde, le lecteur s’en bat les gonades. Par contre, un accident de voiture ou un coup de couteau dans votre quartier, ça, ça fait trembler la ménagère ! « C’est arrivé près de chez vous », comme dirait l’autre. Envie de savoir si on connaît la victime et curiosité morbide, voilà ce qui motive le peuple. Un ressort vieux comme la presse, qui assure la rentabilité de journaux spécialisés dans les trucs les plus horribles possibles, comme Détective par exemple.

Une habitude tellement rentrée dans les mœurs de la presse qu’elle confine au cynisme chez la plupart des collègues qui font le boulot depuis un bail. « Alors, t’as du biscuit ? », me demandent-ils après chaque coup de fil. « Oui, trois morts sur la route, excès de vitesse, alcool. » « Oooh, c’est bon ça ! », me répond mon chef. Puis il corrige, à la vue de mon regard choqué. « Enfin, c’est dramatique je veux dire, mais c’est super comme info, on va faire notre Une avec ça ! ». Quelques jours plus tard, une retraitée meurt écrasée sous un trente-six tonnes. « Ouvre une colonne de petites annonces associatives, et titre “soirée ratatouille du club senior” dans le bled ou ça s’est passé », lâche l’ancien fait-diversier de la rédaction. Ou quand l’humour noir permet de tenir les choses à distance, après avoir passé des années à voir des horreurs.

La tournée

La journée-type d’un fait-diversier est rythmée par ce qu’on appelle dans le jargon « des tournées » . En arrivant au boulot, j’appelle le policier de permanence au commissariat, le groupement et la compagnie de gendarmerie en quête d’infos : interventions nocturnes, garde à vue… Pareil avec les pompiers. A noter que le terme « tournée », vient du fait que jusqu’il y a pas si longtemps, l’exercice se faisait en physique, avec son lot de coups à boire à chaque arrêt, d’où une forte propension à l’alcoolisme chez les fait-diversiers. De quoi créer du lien et garder de bonnes relations n’est-ce pas ?

Si besoin, on peut le faire également à midi. A 17 heures, rebelote. Puis 17 h 30, rendez-vous au parquet avec le substitut du procureur pour les affaires judiciaires en cours : celui-ci peut s’avérer très cordial, ou vous rembarrer. En rentrant, quelques autres coups de fils aux poulets, puis aux pompiers. Enfin, à 21 h 30, le coup de fil qui détermine si on a terminé sa journée : celui aux pompiers de nuit pour savoir si la soirée est calme. S’ils vous annoncent qu’un feu est en cours à l’autre bout du département, vous repartez bosser. Et puis tant pis si personne ne lira l’article à l’heure tardive ou vous le publierez sur le net, la RE-AC-TI-VI-TÉ on vous dit !

Triste vie hein ? En contact avec des flics du lever au coucher, des horaires encore plus improbables que le reste de la rédaction et l’honneur de pouvoir voir des cadavres quasiment en même temps que les secours quand vous arrivez sur les lieux d’un « mortel », comme on les appelle chez nous. Quoi, une cellule d’écoute psychologique interne, dites-vous ? J’ai rien vu de tel dans ma boîte. Mais un Macchabée, oui, une fois. De temps en temps, il revient me hanter dans mon sommeil. Caché sous son drap blanc, il me souffle d’une voix d’outre-tombe : « Tu fais vraiment un métier de merde, sale charognard ».

La police vous parle

« La police vous parle tous les soirs à 20 heures. » Ce slogan de mai-68 était particulièrement lucide. A ce stade, vous commencez à comprendre. Quand vous voyez un récit de course-poursuite, d’interpellation ou de rixe, l’info vient de la police. Et souvent, uniquement de la police. Leur version des faits, qu’ils vous racontent au téléphone. A l’autre bout du fil, vous prenez des notes et vous recopiez sur votre ordi. Car le fait-diversier n’a souvent ni le temps ni intérêt à faire ce qui devrait être l’essence-même de son boulot de journaliste : croiser les sources. Parce qu’aller chercher ailleurs que dans le récit policier, c’est remettre en question la « parole officielle », et donc risquer de se couper des précieuses sources qui procurent des frissons aux lecteurs.

Outre cela, même le plus zélé des fait-diversiers est soumis à plusieurs injonctions, parfois contradictoires : celle, policière, de ne pas révéler trop tôt tel ou tel élément pour ne pas influencer la suite de l’enquête (la fuite d’un suspect par exemple), celle, journalistique, de la vitesse et du flux d’info en continu, et celle du respect des familles des victimes. Évidemment, le quidam du coin veut connaître le nom du mec qui a fini dans le platane à la sortie de son bled pour savoir si c’était un pote à lui, mais tout est une question de timing : imaginez, si sa famille apprend l’horrible nouvelle dans le journal. Bref, un travail permanent de jonglage périlleux en équilibre sur un fil, en bas duquel se trouve une fosse aux lions qui hurlent « FAUTE PROFESSIONNELLE !»

« Fait-divers » : de la banalité du mal

Aux tournées s’ajoutent ce qui fait le train-train quotidien de la vie (à mon sens bien naze) du fait-diversier : les comparutions immédiates, ces audiences qui miment un simulacre de justice où des pauvres partent en taule à la sortie de leur garde à vue, souvent sans avoir eu le temps de préparer leur défense. Et parmi celles-ci, les affaires de violences conjugales sont quasi quotidiennes.

On touche ici le problème fondamental du fait-divers. Tous les jours, sous cette rubrique, sont présentés des individus décrits comme déviants, alcooliques ou avec des problèmes psy, qui cognent leur femme. Car en définitive, le récit médiatique sépare, individualise et présente une accumulation de cas en apparence isolés d’un phénomène de société qui lui est systémique, sans jamais prononcer son nom : le patriarcat. Et ce, malgré la redondance des faits rapportés.

On pourrait en dire de même pour d’autres affaires, qu’elles concernent les trafics de drogues ou, plus rarement, la délinquance en col blanc. Ce bandeau, qu’on retrouve souvent en tête des pages départementales du canard, pourrait très bien se doubler d’analyses de sociologues ou autre chercheurs en sciences sociales, pour enfin présenter ce qu’on appelle banalement « fait-divers » comme ce qu’il est en réalité : un fait de société, qui en dit bien plus long sur le quotidien que la version police-justice à laquelle il est réduit sous cette appellation, et qui banalise finalement la violence du système capitaliste et patriarcal en la présentant comme marginale, « diverse ».

Voilà la conclusion que je pourrai faire de ma brève expérience de fait-diversier : pour l’honneur de la presse, abolissons cette foutue chronique, qui ne sert par les temps qui courent qu’à alimenter les fantasmes et l’odieuse récupération politique de l’extrême-droite à des fins idéologiques moribondes. Aujourd’hui, je le scande haut et fort : « Moins de faits-divers, plus de faits d’été ! »

Ernest Laboucle, journaliste gonzo

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