Les fossoyeurs des peuples kurdes et palestiniens s’exposent à l’Eurosatory
« Il n’y a pas de monde durable sans paix et sans sécurité ». C’est ce que la page de présentation du site web du salon Eurosatory proclame. Plutôt décalé, quand il s’agit de nous décrire un des plus grands salons d’armements et d’équipements militaires au monde, organisé du 17 au 21 juin à Paris, avec la présence de nombreuses entreprises israéliennes et turques, deux États qui mènent les armes à la main de violentes politiques coloniales.
Une interdiction tardive, finalement annulée pour les entreprises israéliennes
Le 6 mai, l’armée israélienne lance son attaque sur Rafah, ville du Sud de la bande de Gaza dans laquelle plus d’un million de palestinien.nes s’étaient réfugié.es depuis le début de l’offensive israélienne consécutive aux événements du 7 octobre 2023. Les images de bombardements sur les camps de réfugié.es se multiplient, la mobilisation de soutien au peuple palestinien regagne en intensité de France.
Alors que le gouvernement français demande à Israël l’arrêt de l’offensive, tout en continuant ses livraisons d’armes, et que la longue mobilisation d’ONG comme Aser ou Stop Arming Israël contre l’Eurosatory trouve de plus en plus d’écho dans les manifestations ragaillardies, une décision tombe. Le 31 mai, le gouvernement, qui craint d’importantes perturbations de l’événement, enjoint par la voix du ministère de la Défense la société Coges Events, organisatrice du salon (également porté par le GICAT – Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres – et par le Ministère de la Défense), à interdire toute participation aux 74 entreprises israéliennes invitées.
Parmi elles, les principaux industriels de défense de l’Etat israélien, tels que Elbit Systems, Rafael, ou Israel Aerospace Industries, des entreprises spécialisées dans les technologies de surveillance comme Controp Precision, ou encore Smartshooter, qui a cet hiver utilisé sa dernière invention, le drone sniper Smashdragon. Mais également le ministère de la Défense israélien.
Une décision prise comme une victoire par de nombreux soutiens du peuple palestinien, alors que depuis janvier 2024 la Cour Internationale de Justice reconnaît un risque plausible de génocide en Palestine par les forces israéliennes, et que des demandes de mandats d’arrêt sont formulées en mai 2024 par le procureur de la Cour pénale internationale pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité à l’encontre du Premier ministre israélien et de son ministre de la Défense, mais aussi de représentants du groupe armé Hamas, sans que les autorités françaises ne s’en émeuvent outre mesure.
La décision est confirmée le 14 juin par le tribunal judiciaire de Bobigny, saisi en référé par des associations. Mais le tribunal de commerce de Paris, saisi lui par la chambre de commerce France Israël contre les premières mesures mises en œuvre par Coges Events en application de la décision ministérielle, ordonne le 18 juin la réintégration des entreprises israéliennes au salon, allant jusqu’à mettre en avant une discrimination. La Russie a pourtant elle été exclue de l’Eurosatory depuis son édition 2022, sans plus de remous. Le lendemain, la Cour d’Appel de Bobigny, saisie par Coges Events, annule la décision du 14 juin.
Trop tard pour permettre une participation des entreprises israéliennes au salon. Celles-ci se verront donc rembourser une somme de plusieurs millions d’euros de dommages et intérêts par Coges Events, avant que la société ne se retourne très probablement contre l’État français. Et pour cause : chaque édition de l’Eurosatory, qui accueille à chaque fois de plus en plus d’entreprises israéliennes, voit les ventes d’armes de celles-ci bondir de manière spectaculaire dans les mois qui suivent.
52 entreprises turques à l’Eurosatory
Autres invitées : 52 entreprises turques, parmi lequelles Roketsan, Havelsan, Aselsan, MKEK, Otokar ou BMC. Des entreprises qui fabriquent des missiles ballistiques, bombes aériennes, drones, roquettes, canons, obus, mitrailleuses, grenades, blindés, chars de combat et autres. Des armes qui sont utilisées pour mener des offensives coloniales, avec leurs lots de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité.
Bombes GPS « Tolun » de chez Aselsan, missiles 70mm « Cirit » et bombes à guidage laser « MAM » produites par Roketsan, canons automoteurs « T-155 Firtina »… Ces armes, produites par des entreprises présentes à l’Eurosatory, font partie de l’arsenal que l’armée turque utilise en 2018 et 2019 pour envahir des parties de la Syrie sous le contrôle de l’Administration Autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES), dans la région appelée le Rojava. Cette administration, dont les forces ont contribuées de façon décisive à la défaite de l’État Islamique en Syrie, a pour objectif d’établir de façon durable un système confédéral décentralisé, multiethnique et multireligieux basé sur le féminisme, l’écologie et la démocratie directe, système qu’elle propose comme modèle pour résoudre les conflits qui ravagent la Syrie et plus largement le Moyen-Orient. En lien avec des forces politiques kurdes progressistes portant un projet d’autodétermination du peuple kurde, réparti entre Irak, Iran, Syrie et Turquie, que le régime turc redoute, et qu’il cherche à éradiquer depuis les années 80.
En 2018 puis en 2019, appuyée par des groupes salafistes djihadistes parmi lesquels Ahrar al-Charkiya, Harakat Nour al-Din al-Zenki, Ahrar al-Cham ou encore Jabhat al-Nosra (branche syrienne d’Al-Qaïda), la Turquie envahit le canton d’Afrin, l’un des rares territoires du pays n’ayant pas encore été touchés par la guerre et n’ayant entrepris aucune action offensive, puis une large zone au nord de l’Administration Autonome. Ces invasions font des milliers de morts et conduisent au déplacement forcé de plus de 600 000 personnes.
Ces groupes djihadistes sont ensuite lâchés sur la population. Comptant dans leurs rangs un nombre important d’ex-combattants de l’État Islamique, il sont directement financés, entraînés et armés par la Turquie pour leur servir d’armée mercenaire et de force d’occupation. Ils se livrent depuis en toute impunité à de nombreuses exactions sur les territoires occupés : exécutions sommaires, viols, tortures, désécrations de tombes, mutilations de cadavres, destructions de sites historiques, archéologiques et culturels, détentions arbitraires, expropriations, disparitions forcées, nettoyage ethnique, pillages…
Dans un rapport de 74 pages sorti en février 2024, Human Rights Watch fait état de ces crimes et appelle les Nations-Unies à poursuivre les responsables en justice en accord avec le droit international. En août 2023, le Département du Trésor états-unien a annoncé des sanctions contre la Division Hamza et la Brigade Sulaiman Shah, deux milices pro-turques actives à Afrin, pour « de sérieuses atteintes au droits humains de populations habitants sur place ».
C’est également avec ces armes que depuis octobre 2023, l’aviation turque bombarde l’infrastructure civile du Rojava : centrales électriques, installations pétrolières, stations de pompage d’eau, routes, écoles, hôpitaux… Une campagne de punition collective qui vise à mettre à genoux une population civile de plusieurs millions de personnes, déjà meurtrie par plus de 13 ans de guerre et d’embargo. Les pénuries d’électricité, de carburant et d’eau potable induites par ces bombardements ont des effets désastreux, comme par exemple l’émergence d’épidémies mortelles de choléra qui se propagent ensuite dans le reste du pays et même dans les pays voisins. D’après la Cour Pénale Internationale, la prise pour cible délibérée et systématique de l’infrastructure civile constitue un crime de guerre.
En parallèle, les frappes de l’armée turque se multiplient sur certaines régions du Kurdistan irakien. Censées viser les positions de la guérilla du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) [NDLR : le PKK est sur la liste des organisations terroristes de l’Union Européenne et des USA, entre autres, sous la pression du régime turc. La diaspora kurde en Europe se mobilise d’ailleurs régulièrement pour le retrait de l’organisation de cette liste], les bombardements n’épargnent pas les populations civiles, alors qu’une offensive terrestre de grande envergure est imminente.
Mais les crimes liés aux activités militaires turques ne se limitent pas à la Syrie. Dirigée par un dictateur aux ambitions néo-ottomanes, le président Erdogan, la Turquie adopte une politique étrangère de plus en plus interventionniste : incursions militaires et bombardements en Irak, envois d’armes et de mercenaires en Libye et au Haut-Karabagh, participation aux conflits au Soudan, Somalie, Éthiopie…
Dans un contexte d’escalade des tensions géopolitiques et militaires, les cas de la Turquie et d’Israël ne sont pas uniques. Bien que moins nombreuses, des entreprises d’autres pays coupables de crimes de guerre comme l’Arabie Saoudite ou les Émirats Arabes Unis ont également eu une présence à l’édition 2024 de l’Eurosatory.
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