Les manifestations rituelles, une impasse manifeste
Ce jeudi 17 septembre, environ un millier de personnes a répondu à l’appel des syndicats pour marquer le départ de la « rentrée sociale ». Le cortège a serpenté depuis la place Albert 1er jusqu’à l’esplanade Charles de Gaulle en passant par la rue Foch et la rue de la Loge. Ce compte-rendu pourrait s’arrêter ici tant cette énième mal-nommée « journée d’action » a paru, plus cruellement encore que d’habitude, vide de sens. Plus cruellement, car la situation ne cesse d’empirer, nous allons y revenir ; mais auparavant, une mise au point.
Le Poing est un journal d’intervention dans les luttes sociales. A ce titre, son équipe couvre, dans la mesure du possible, les grèves, manifestations, occupations, mais aussi des actions parfois plus festives ou symboliques, pourvu qu’elles participent de la lutte contre la dictature capitaliste, étatique, patriarcale et coloniale. Mais il nous semble également légitime d’apporter des analyses et des critiques sur ces mêmes luttes sociales, non pas en tant qu’observateurs extérieurs qui plaqueraient leurs fantasmes sur des réalités qu’ils méconnaissent, mais en tant qu’acteurs pleinement engagés dans ces mouvements.
Pourquoi manifeste-t-on ?
Que faisons-nous, encore et encore, dans la rue, de samedi en samedi pour les Gilets jaunes et de « journée d’action » en « retraites aux flambeaux » pour les syndicats ? Pourquoi manifeste-t-on ? Il semblerait que cette question soit largement absente de la réflexion collective. Ou plutôt, il semblerait que soit si profondément actée notre impuissance définitive à bouleverser le cours des choses que nos actions ne sont plus que des coquilles vides, des échos à des périodes plus glorieuses où le mouvement ouvrier prétendait bel et bien changer le monde.
Peut-être est-ce par manque d’unité et de conscience de classe. Peut-être est-ce dû à l’éparpillement du prolétariat, qui rend moins évident tout récit fédérateur visant à passer d’une classe « en soi » à une classe « pour soi ». On connait la fable qui voudrait qu’il y ait une « classe moyenne » formée d’un seul bloc dont les intérêts convergeraient avec ceux de la bourgeoisie, et dont les partis et syndicats issus de la social-démocratie de même que la plupart de ceux issus du communisme (PCF et CGT en tête), se réclament plus spontanément que des smicards, des chômeurs, des retraités précaires, des sans-papiers esclavagisés, des autoentrepreneurs qui croient conquérir leur liberté et découvrent l’auto-exploitation – tous ces « premiers de corvée » qui ont porté le monde sur leurs épaules durant la première phase de la crise du Covid-19, et qui devraient être leur boussole.
Outre ces pertes de repères vertigineuses, qui se traduisent d’ailleurs dans le langage (où les « pauvres » ont remplacé les « exploités » ; où on dit « entreprise » pour ne pas dire « patron », pour invisibiliser les hiérarchies sociales, etc.), nos luttes, depuis bien trop longtemps, sont toujours définies par l’adversaire. On lutte CONTRE et, ce faisant, on calque notre calendrier sur celui du pouvoir. Macron a beau jeu de se targuer d’être « le maître des horloges », dans les faits, c’est bien lui qui nous dicte notre agenda. Plus grave : en se battant contre tel ou tel projet de loi, pour qu’il soit abandonné ou retiré, l’on prend le risque de valider l’état actuel des choses. Exemple : le mouvement en cours contre la réforme des retraites semble dire en creux que le système actuel est meilleur que celui que voudrait instaurer le gouvernement. En réalité, il est « moins pire ». Comme l’avait expliqué Hannah Arendt en son temps, faire le choix du moindre mal c’est toujours faire le choix du mal.
Cela ne veut évidemment pas dire qu’il ne faut pas lutter contre ces projets mortifères. Mais qu’il est plus que temps de reprendre la maîtrise de notre agenda et d’élargir le champ de nos revendications, de notre imaginaire même. Les Gilets jaunes ont bien tenté d’aller dans ce sens, de manière surprenante et éclatante. D’une lutte contre une taxe, le mouvement s’est bien vite lancé à la conquête de la justice sociale et de la démocratie réelle. Un slogan récurrent parmi les Gilets jaunes résume tout : « On ne veut pas de vos miettes, on veut autogérer la boulangerie. » De même, certaines luttes locales concrètes, comme les ZAD, ont posé non-seulement la défense d’un territoire donné contre un grand projet inutile, mais, chemin faisant, se sont imposées comme des laboratoires en action d’un autre monde possible, radicalement différent.
De la ritualisation à la fossilisation
Bien-sûr, ces luttes ne sont pas exemptes de critiques. Il est par exemple tout à fait surprenant de voir les Gilets jaunes se ritualiser, se fossiliser dans l’impuissance d’une manière analogue à celle qu’ont connue les grands syndicats. On ne compte plus les appels à « reprendre les ronds-points », à « revenir aux sources », avec, en creux, le fantasme de retrouver les masses incroyables des débuts. De même, l’on pourrait égrener les « appels nationaux » qui reviennent dans chaque grande ville tous les six mois environ, dans le but inavoué de passer une journée à en découdre avec les forces de l’ordre pour se défouler. Car même dans l’émeute, nous sommes attendus. Celle-ci s’est ritualisée et n’est plus qu’une des facettes du spectacle. Cela ne veut pas dire que toutes les émeutes sont illégitimes, mais s’il s’agit de recevoir son fixe d’adrénaline et de s’offrir un petit frisson et quelques anecdotes croustillantes, dans un océan de blessures et d’interpellations, alors l’intérêt (pour la lutte) est nul.
Il y a bien des raisons pour expliquer ce pourrissement : la répression ultra-violente du pouvoir, le rejet des grands médias, le peu de relais dans la « société civile » (associations, partis, syndicats), le refus de structuration interne, les divisions… La question se pose comme aux grands syndicats : pourquoi continuer de manifester ? Ou plutôt : où est le rapport de forces réel ?
Certes, on doit souligner à quel point les Gilets jaunes sont obstinés et courageux, de revenir sans cesse se rappeler au bon souvenir des puissants qui ont vu leur pouvoir vaciller durant les premiers mois du mouvement. De même, on doit rendre hommage aux syndicats de maintenir allumé le flambeau d’une lutte qui a traversé les décennies et les générations jusqu’à aujourd’hui. On pourrait même arguer que les nombreuses émeutes-spectacles des Gilets jaunes ont au moins eu le mérite d’obliger l’Etat à révéler son vrai visage au plus grand nombre (seuls les espaces relégués de notre société et certains cercles militants connaissaient sa violence auparavant), et ont en outre permis de diffuser des savoirs et des pratiques dans le peuple qui lui seront peut-être un jour utiles.
Cependant, impossible de se satisfaire de si peu, surtout quand le camp d’en face continue de dérouler son programme dévastateur. N’oublions pas que beaucoup des morts du Covid, passés et à venir, seront avant tout des morts de la démolition du service public hospitalier – des milliers de lits supprimés, des soignants assommés de fatigue et de précarité, des équipements élémentaires qui manquent… Alors que l’épidémie a amorcé sa remontée vers une inéluctable deuxième vague, les capitalistes déguisés en gouvernement n’ont qu’une consigne à la bouche : « Travaille, consomme, et ferme ta gueule ». Leur stratégie du choc bat son plein, et ce sont le droit du travail, les normes environnementales et nos libertés publiques qui en prennent un coup.
Que faire ?
Face à ce néant, que propose-t-on ? Des émeutes fatiguées ou des manif-merguez au son de Trust et de « On lâche rien », alors qu’on ne tient en réalité plus grand-chose. Il est plus que temps de « s’ensauvager », pour reprendre la formule consacrée. Le contraire de « sauvage », c’est « domestique ». Et il est vrai que, depuis trop longtemps, on nous a domestiqués. Ensauvageons-nous, mais avec intelligence. Les combats ne manquent pas – à Montpellier, presque 30% de la population est pauvre ; nous avons dix fois plus de logements vides que de personnes à la rue ; le changement climatique s’y fait lourdement ressentir ; de grands projets inutiles bétonnent nos terres agricoles et nos zones arborées ; non loin de chez nous, Amazon tente d’implanter un de ses sordides entrepôts.
Les luttes ne manquent pas, mais ce qui fait encore défaut, dans le mouvement ouvrier organisé comme dans la spontanéité des Gilets jaunes, ce sont des revendications précises, concrètes, et des chemins pour y parvenir. Nous nous réclamons ouvertement de « l’anticapitalisme ». Mais plutôt que d’assigner à nos luttes locales la mission (impossible) d’abattre le capitalisme, peut-être devrions-nous réfléchir à la façon dont le capitalisme se traduit dans nos vies quotidiennes afin de trouver des cibles plus évidentes et d’engranger des victoires en les faisant tomber. Le mouvement anti-pubs ou anti-radars en est un bon exemple. Et si au lieu de militer contre « la police » nous allions attaquer les politiques sécuritaires là où elles sont : en perturbant, par exemple, tous les déplacements de notre cher maire qui en a fait son cheval de bataille ? Et ainsi de suite.
Les enseignants du collège des Escholiers de la Mosson ont réussi, après une semaine de grève, à faire plier le rectorat et faire (provisoirement ?) tomber leur direction. Ils avaient formulé des demandes claires et ont fait preuve de détermination.
En somme, il s’agit de définir des objectifs possibles à atteindre et de construire une stratégie pour y parvenir, avec comme optique plus générale de donner l’exemple – une sorte de nouvelle propagande par le fait – et d’attirer toujours plus de monde dans la lutte. Les quelques perspectives suggérées dans cet article sont une ébauche, nécessairement insuffisante. Nous les semons ici pour que le reste des acteurs de la lutte s’en empare, les développe, les critique, en invente d’autres…
Alors, maintenant ?
Yaplukafokon !
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