Les mille et une vies des gilets jaunes de Près d’Arènes

Le Poing Publié le 25 juin 2019 à 17:03 (mis à jour le 25 juin 2019 à 19:42)
Réveillon des gilets jaunes au rond-point de Près d'Arènes de Montpellier, le 31 décembre 2018 (photo de Daniel Bodin)
Article initialement publié début avril 2019 dans le numéro-papier 33 du Poing.

À Montpellier, le rond-point de Près d’Arènes est souvent cité pour sa ténacité, et la richesse de son cahier de revendications. Mais l’invention de son geste collectif ne dessine pas qu’un petit territoire tranquille.

L’auteur de ces lignes a connu l’époque où les ronds-points étaient rares dans le paysage, et les hypermarchés n’existaient pas. Parfois exaspéré, il considère qu’il n’est pas neutre de s’enfiler dix ronds-points au milieu d’un capharnaüm de laideur marchande. Cette déconfiture urbaine dit la réduction de nos vies en accessoires de la marchandise, condamnées à se fondre dans des flux dispatchés vers des no man’s land de l’existence. Le rond-point est le nœud absurde d’une corde circulatoire qui nous tient en laisse. Alors acclamons les gilets jaunes, pour leur geste génial d’avoir transformé les ronds-points en nouvelles places publiques. Vous roulez. Nous nous arrêtons. Vous êtes enfermés dans vos habitacles climatisés. Nous nous caillons autour d’un feu de bois, réchauffés par des rencontres sans fin.

On se retrouve au Quick du rond-point de Près d’Arènes de Montpellier, un après-midi de la mi-mars, pour gratter un peu tout ça. Daniel, Danielle, Roland, Paul, Jean-Luc et Benz : une moitié d’actifs, une moitié de retraités (ou en invalidité), âgés de 60 ans ou plus (à une exception). Une bonne heure et demi d’échange, même chaleureux, plutôt en confiance, ne suffiront pas à signifier la vi-ll-e transformée d’un rond-point emblématique : occupé depuis quatre mois, dont deux et demi vingt-quatre sur vingt-quatre, évacué quatorze fois, sa cabane brûlée deux fois ; par ailleurs soudé autour d’un riche cahier de revendications en vingt-sept points, très clairement orienté en faveur du progrès social.

Commençons par parler de ce que serait un rond-point d’avant les gilets jaunes. « Un endroit banal ». « Un truc du code de la route où on peut quand même se faire emboutir ». « Un aménagement moins coûteux qu’un passage surélevé ». Daniel, dont la forte personnalité influente ne se démentira pas, tranche, un brin sec : « On passait dessus en l’ignorant complètement. C’est une organisation des accès. Bon. Disons qu’on en a pas fait de la métaphysique ». Mauvaise pioche, alors ?

Danielle, la plus discrète de tous, résume quand même, magnifiquement : « De rien, d’un simple endroit de passage, c’est devenu un rendez-vous. Un vrai lieu ». Ah ! Et puis Benz a la formule qui fait mouche, dans le genre rond, un point c’est tout : « Y’a quand même quelque chose qui tourne vraiment pas rond ! » s’enflamme-t-il. « Moi je suis cadre, franchement je m’en sors bien. Mais je vois ma voisine, à 70 ans, obligée de continuer de faire des ménages ! »

Retour à la pragmatique. Plutôt qu’urbanistique, et encore moins philosophique, Daniel fixe l’enjeu stratégique : « Le rond-point c’est social, mais surtout, c’est se réapproprier un morceau de territoire. Le faire nôtre ». Pour Benz : « Et se montrer, être vu, tenir tête, être là. Ça fait du symbole, très marquant ». Le syndicaliste Jean-Luc pointe le déplacement des luttes « depuis l’entreprise, sur tout le territoire. Ici tu touches tout le monde, les salariés, les chômeurs, les retraités, les jeunes ».

Peu à peu, la discussion fait ressurgir des processus complexes, modulés, réversibles. « Il y a eu le 17 novembre magique. Plus de deux cents personnes qui se retrouvent ici, pour descendre bloquer l’autoroute ». Mais bien vite, Benz rappelle qu’on ne se retrouvait plus qu’à quatre ou cinq sur place, « notamment pour tenir la nuit ». Et « il a fallu tout inventer, tout bâtir, alors qu’au départ, on n’est pas des pros. On a tout fait de A à Z, ensemble. Et voilà : ici, c’est chez nous » raconte Paul.

Il aura fallu bien du temps pour qu’au 20 décembre, une quinzaine d’occupants mettent tout sur la table, et accouchent du Groupe d’initiative populaire du rond-point du Près d’Arènes. Puis encore un mois pour que puisse se tenir dans une salle militante prêtée en ville, une assemblée générale de soixante personne, aux débats formalisés, sur un axe revendicatif en train de cristalliser. C’est l’effort sur la longue durée qui aura permis le renforcement du rond-point, finalement tardif. C’est à l’inverse de l’image toute faite d’un embrasement initial, forcément glorieux, suivi d’un déclin inexorable.

Alors Daniel aime décrire par le menu un travail de fourmi, fait d’observation et d’écoute, de « respect honnête des paroles » dans leur pluralité, « entre gens d’univers politiques très divers, et notamment de pas d’univers du tout ». Travail d’élaboration, de fédération, de coordination. Améliorer la circulation des infos. Créer la page facebook. Préparer les tracts. Etc. « Or, sur un rond-point, y’a pas que de la facilité pour s’organiser, se réunir un peu tranquilles, pouvoir se parler de manière calme et courtoise ».

Sans oublier le basique : « Ici, comment tu dors ? Comment tu manges ? Comment tu te chauffes ? » Là pointe l’histoire, complètement particulière, que « le rond-point se gérait à 50/50 avec les SDF ». Au fin fond d’un parking de fast-food, planqué au flanc de bretelles d’autoroute, David fait visiter son enclos, sa baraque bien consolidée, ses divans accueillant en plein air puisqu’il fait beau, sa basse-cour significative. Un monde qu’on n’avait jamais soupçonné, fait que frôler, avant de s’arrêter au rond-point.

Vies transformées, ville transformée, par les gilets jaunes, fraternisant avec les SDF ? Rien d’aussi simple. Les SDF vivent de la manche au rond-point. Un genre d’octroi, que les collectes militantes des gilets jaunes sont venues concurrencer. « Disons qu’il y a eu des épisodes douloureux, je vous parle cash », rappelle Daniel, quand Près d’Arènes fut dépeint en « repères d’alcoolos ». Au campement, David décompte « au moins mille cinq cents palettes qu’on a trouvées et cassées, ce dont les gilets jaunes seraient incapables ». Daniel salue « ce savoir-faire dans la précarité, à la dure, ça ils connaissent ». Mais en face Benoît est convaincu que « les gilets jaunes se battent pour la couche la plus pauvre, en voulant ignorer qu’il y a une couche encore beaucoup plus pauvre ! »

Cahin-caha, Benz a partagé ses nuits d’occupation en cabane avec des SDF, non sans finir deux fois en garde à vue. Daniel retient qu’« un rond-point, ça n’est que des rencontres hyper intéressantes. Avec des SDF compris ». Pour se résumer, « le rond-point c’est le cœur de tout. S’approprier un territoire. Être visible. Créer du lien social. Et puis, stratégiquement, si on reprend tous les ronds-points, on est les maîtres du monde, en position de force absolue ».

Contrôler les flux. Les suspendre. Bloquer. « Il s’agit d’essaimer, reconstruire par la base, contaminer, irriguer » ponctue Roland, avec la sagesse de ses 76 ans, toujours émerveillé par l’accueil reçu sur la nouvelle place publique : « Être reconnu, admis. Découvrir les autres. Le monde. C’est tout ce qui s’était perdu ».

Fête des gilets jaunes pour les quatre mois d’occupation du rond-point de Près d’Arènes de Montpellier, le 17 mars 2019 (photo de Daniel Bodin)

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