L’Ukraine au tournant
Cela fera bientôt un an et demi que la guerre ravage l’Ukraine. Non seulement le conflit ne paraît pas s’apaiser, mais il menace chaque jour de s’étendre. Alors que la Russie préparait son « opération militaire spéciale », Le Poing alertait déjà sur l’accumulation des tensions dans la région. Nous aurions aimé nous tromper. Nous aurions préféré avoir joué les Cassandre pour rien. Mais non, l’Histoire ne s’arrête pas. La démocratie libérale n’est plus le calme horizon des peuples. Et l’Union européenne (UE) a échoué à conjurer définitivement le spectre de la guerre sur le continent. Revoilà les tranchées, les bombardements d’artillerie, les massacres. À défaut de porte de sortie, quelles leçons en tirer, ici et maintenant ?
L’Ukraine est bien sûr la première victime. Victime de l’impérialisme russe, qui la perçoit comme son arrière-boutique, un « petit frère » trop remuant, qui doit se plier ou être brisé. Victime également de ses prétendus alliés : loin d’être des sauveurs providentiels, l’UE et l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) ont leur propre agenda en tête. Les Occidentaux mènent une guerre à la Russie par procuration, « jusqu’au dernier ukrainien », tant que l’ennemi se retrouve affaibli. De plus, les milliards d’euros (ou de dollars) déversés sur la nation martyre auront une contrepartie : si elle est libérée, l’Ukraine est destinée à devenir un gigantesque atelier et grenier à blé pour le reste de l’Europe. Les réformes structurelles prévues baisseront le coût du travail alors que le gigantesque marché de la reconstruction voit déjà les entreprises étrangères se positionner. Enfin, le pays est victime de ses propres élites. Les détournements massifs de fonds, l’enrichissement des oligarques, sont des conséquences attendues dans un système tout aussi corrompu que celui du voisin russe.
La catastrophe est aussi culturelle : l’Ukraine est prise dans une fuite en avant militariste, niant son passé complexe, exaltant les idées les plus ridiculement chauvines, purgeant les bibliothèques des livres « pro-russes », abattant les statues du poète Pouchkine, interdisant les partis d’opposition. Même si l’ennemi se retire, que restera-t-il ? Ici, la propagande déroule un récit triomphaliste complètement halluciné, présentant Poutine en psychopathe isolé et Zelensky en surhomme héroïque, alors que le système oligarchique de ces deux pays est en réalité très semblable. Ce bourrage de crâne ne s’embarrasse pas de subtilité : contre les fascistes de Wagner, on réhabilite ceux d’Azov. Contre la « dénazification » fantasmée par le Kremlin, on tolère le nationalisme de Stepan Bandera. Contre l’autoritarisme de Poutine, on interdit dans nos pays les médias prorusses. Belle leçon de démocratie en temps de crise.
D’autre part, et à une échelle plus globale, il s’agit du premier affrontement à grande échelle de cette nouvelle guerre froide entre la Russie (et ses alliés) et l’OTAN. Beaucoup a été écrit sur l’aspect militaire. Contentons-nous de synthétiser ici quelques remarques. Il est certain que l’opération rapide prévue initialement par Moscou a été un échec : le régime ukrainien ne s’est pas effondré, et la guerre, repartant des régions séparatistes de Donetsk et de Louhansk affranchies depuis 2014, a pris une tournure plus classique. On annonçait une révolution technique, où le combat serait dominé par des moyens nouveaux : drones, missiles antichars individuels, réseau de satellites StarLink (mis en place par Tesla)… Les images du front rappellent pourtant la nature plus complexe et ambiguë de l’affrontement. Sur la majeure partie du front, il s’agit désormais d’une terrible guerre de tranchées, où des centaines de milliers de combattants grelottent dans des fosses boueuses dans l’angoisse de l’obus qui les ensevelira. Sommes-nous revenus en 1916 ? Certainement pas. Les drones, notamment de petits engins commerciaux à bas coût, jouent par exemple un rôle significatif (et commencent à être adoptés par des mouvements de guérilla, en Birmanie comme au Kurdistan).
Mais les armées occidentales réalisent que face à d’autres nations puissantes, ce conflit industriel impliquant des moyens gigantesques ne ressemble plus à ceux, dits « asymétriques », qui étaient devenus la norme des interventions impérialistes durant les vingt dernières années (de l’Afghanistan au Mali en passant par la Libye et l’Irak). Ce degré d’intensité vient battre en brèche le narratif des alliés de l’Ukraine, qui expliquent depuis un an que la Russie est sur le point de perdre la guerre, son armée vétuste vaincue demain, son économie bientôt ruinée… Le temps semble au contraire favoriser sa capacité de mobilisation et de production de matériels lourds comme de munitions.
Il est vrai que les sanctions occidentales ne sont pas parvenues à isoler le Kremlin. Dans une économie mondiale interconnectée par quarante ans de politiques néolibérales, le retour de flamme a même été terrible : selon le Fonds Monétaire International, la croissance russe devrait remonter de 2,3% en 2023, contre 1,6% pour la zone euro. Bruno Le Maire en mangerait son chapeau… Pour le moment, l’économie russe a tenu, alors que nos pays connaissent de nombreuses difficultés (coût de l’énergie, morcellement des chaînes d’approvisionnement, montée des taux d’intérêt…) avec des conséquences impitoyables à long terme : l’axe américano-européen est de moins en moins le centre du monde. Le Brésil, l’Inde et d’autres puissances émergentes refusent de s’aligner sur leurs positions. Sans même parler de la Chine qui apparaît comme la grande gagnante de ce lent basculement. Le blocus organisé par les États-Unis pour priver Pékin des stratégiques microprocesseurs n’a fait qu’accélérer le développement de la recherche chinoise, alors que les mesures de rétorsion ont démontré la dépendance occidentale aux exportations chinoises, par exemple en matière de médicaments. Nos dirigeants contemplent avec angoisse leur affaiblissement. N’ont-ils pas perdu deux décennies de guerre en Afghanistan ? Comment espèrent-ils mettre à genoux la Russie ou la Chine sans que le monde ne bascule dans un affrontement généralisé aux conséquences apocalyptiques ?
La grande peur de la classe dominante semble conduire à une fuite en avant : il ne s’agirait plus de négocier la paix, mais d’abattre le régime ennemi, dans la droite ligne des néoconservateurs américains. Ce qui transforme un conflit déjà meurtrier en menace vitale pour les dirigeants russes. Et contribue à l’emballement généralisé. Soit les forces russes craquent, et Poutine, directement menacé, appuie sur le bouton. Soit Kiev tombe après une percée du front, et ses alliés paniquent. Quant au scénario d’une paix négociée laissant « l’Ukraine utile » de l’est, industrielle et agraire, aux mains du Kremlin, il semble peu compatible avec le jusqu’au-boutisme professé partout. La surenchère rend toute concession impossible à formuler publiquement. Et même si la paix était signée demain, au prix de combien de morts se ferait-elle ? Nous ignorons pour l’instant les pertes subies par les deux camps, censure oblige, mais elles semblent s’élever à plus de cent-mille morts et blessés militaires pour chaque belligérant. Un bilan humain cauchemardesque qui s’alourdit chaque jour.
C’est pourquoi nous ne voulons pas, nous ne pouvons pas être de simples chroniqueurs : il ne s’agit pas d’un jeu à somme nulle, d’une simulation. Des hommes et des femmes dont on ignore encore le nombre trouvent chaque jour une mort violente, inepte. Des vieillards comme des enfants, des civils ou des militaires, des Ukrainiens, surtout, mais aussi des Russes – oui, quand on est forcé par son gouvernement d’aller au front, chaque mort est une tragédie terrible. Et nous aurions tort de penser que tout cela ne nous touche pas. Au-delà des milliards engloutis par l’effort industriel, de la crise de l’énergie faisant exploser les factures, nous pouvons très concrètement nous retrouver embarqués du jour au lendemain dans un conflit nucléaire. Les gouvernants jouent avec le feu et la passivité des populations est terrible. À ce titre, les désertions russes sont encourageantes, tout comme la mobilisation des mères de soldats exigeant d’être informées du destin de leurs enfants.
La multiplication des actions de sabotage (principalement de voies de chemins de fer) menées par des réseaux de partisans prouve que le peuple n’est pas aussi résigné qu’on l’affirme. Parmi ces réseaux, la BOAK, l’Organisation de combat des anarcho-communistes, revendique des actions dans des dizaines de lieux. En Biélorussie, c’est le SZB, le Collectif des cheminots biélorusses, qui sabote les voies. Ces résistances restent limitées. Elles montrent cependant la voie de la dignité et de l’espoir. Il nous faudra les imiter si, demain, nos gouvernements veulent eux aussi nous faire basculer dans la guerre. Renouer avec un internationalisme sincère, sans naïveté, est plus que jamais une nécessité. Un internationalisme d’action et non de mots, qui parle aussi bien à l’ukrainien prenant les armes pour défendre sa ville qu’au russe refusant de servir de chair à canon aux oligarques. Un internationalisme qui lutte ici et maintenant contre la propagande de guerre, contre la machine militaire, pour tenter d’enrayer la catastrophe future : comme le disaient les révolutionnaires de la fin de la première guerre mondiale, « l’ennemi est dans notre pays ».
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