“Macron, en marche vers l’extrême-droite ?” Un documentaire en avance sur l’actualité

Elian Barascud Publié le 17 juin 2024 à 09:55 (mis à jour le 17 juin 2024 à 10:27)
Le documentaire "Macron, en marche vers l'extrême-droite ?" est disponible sur la chaîne Youtube de Off Investigation. (DR)

Au printemps 2024, les journalistes Thierry Vincent et Daphné Deschamps ont interviewé d’anciens macronistes déçus par la dérive autoritaire du président et des figures conservatrices et d’extrême-droite qui estiment qu’Emmanuel Macron prépare un « boulevard » au Rassemblement National pour 2027. Sorti le 30 mai, le documentaire a révélé son caractère prémonitoire avec la dissolution de l’Assemblée nationale le 9 juin. Le Poing a discuté avec ses réalisateurs

Thierry Vincent est un journaliste spécialisé sur l’extrême-droite, qui travaille notamment pour Blast. Daphné Deschamps est également journaliste, elle aussi spécialisée sur l’extrême-droite, et collabore avec Streetpress sur la newsletter FAF. Ensemble, ils ont réalisé le documentaire “Macron, en marche vers l’extrême-droite ?”.

Le Poing : comment vous est venu l’idée de réaliser ce documentaire ?

Thierry Vincent : L’idée m’est venue au moment où Elisabeth Borne, alors première ministre, s’était faite recadrer par Macron après avoir qualifié le Rassemblement National de de parti “héritier de Pétain”. Il avait dit que les postures morales contre le RN ne fonctionnaient plus. Moi, qui suis d’une génération qui condamnait moralement le RN, et je pense qu’il faut continuer de le faire, ça m’a choqué, je me suis dit “on a plus le droit de dire qu’ils sont fachos.” Je me suis demandé à quoi Macron jouait, et quand on met bout à bout toutes ses sorties, ça fait beaucoup, et ça clive même en interne au sein de Renaissance.

Daphné Deschamps : J’ai été contactée par Complément d’Enquêtes pour travailler sur Bardella. Puis j’ai été contactée par Off Investigation pour ce docu en raison de mon expertise sur le sujet, on m’a dit que Thierry était déjà sur le coup, et comme on se connaissait déjà ça a été facile de bosser ensemble.

Le Poing : avez-vous eu des difficultés à réaliser ce documentaire ?

Thierry Vincent : Au début, le RN ne voulait pas nous répondre, c’était problématique, en tant que journalistes, on doit faire le contradictoire. On a beaucoup insisté, et ils ont fini par nous envoyer le député de l’Eure Kevin Mauvieux, et c’est le point fort du docu, il le dit lui-même, Macron est une aubaine pour le Rassemblement National.

Daphné Deschamps : Outre le RN, on a galéré à avoir des gens de Renaissance, et on n’a jamais pu avoir quelqu’un de Reconquête. On a essayé de contacter des médias appartenant à Vincent Bolloré ou d’autres médias d’extrême-droite, mais on s’est heurté à un mur.

Le Poing : Le documentaire parle de “signaux faibles”, qui montrent selon vous que Macron fait des appels du pied à l’extrême-droite même avant son élection de 2017. Comment expliquer qu’ils soient passé inaperçus pendant si longtemps ?

Thierry Vincent : Au début, il était dans un discours du “en-même temps”, “ni de droite ni de gauche”, puis “de droite et de gauche” sur le plateau de Quotidien un mois avant la présidentielle de 2017, c’était un double discours purement tactique. Le fait qu’il aille voir Philippe De Villiers en 2016 [homme politique de la droite identitaire et patron du Puy du Fou, ndlr] en déclarant qu’il n’était pas socialiste, alors qu’il était au gouvernement Hollande, aurait du nous alerter. Il y a aussi cette interview en 2015, dans le journal Le 1, où il dit que dans la politique française, la figure d’absent est celle du roi, dont il pense que le peuple français n’a pas voulu la mort. Il avait été salué à l’époque par l’Action Française. Cela aussi, ça aurait du nous alerter. Ces signes nous montrent qu’il est, dès le départ, en réalité très conservateur.

Daphné Deschamps : Il y avait un refus de voir ça, avec le “ni de gauche ni de droite”, en théorie, l’extrême-droite était loin. Puis ce sont des signaux très diffus : quand Marcon parle de “pays réel” ou de “chevaucher le tigre”, le grand public ne sait pas forcément qu’il cite Charles Maurras ou Julius Evola dans le texte [théoriciens d’extrême-droite, royaliste pour le premier, fasciste iltalien pour l’autre, NDLR] car ce sont des références cryptiques que les gens ne connaissent pas -et c’est peut-être pas plus mal-. Mais ceux qui connaissent ces références identifient tout de suite ce que cela veut dire.
De manière générale, j’ai l’impression, dans mon travail de journaliste spécialisée sur l’extrême-droite, qu’il y a un côté Cassandre : on rappelle les liens entre le RN et les groupuscules radicaux dont on documente les actions, on l’étaye car le RN est en train de se normaliser et on suit les évolutions idéologiques car elles infusent de la frange la plus radicale de l’extrême-droite jusque dans le reste du champ politique, mais j’ai l’impression de crier dans le vide et que tout le monde s’en fout. Là les gens se réveillent, mais ça fait des années qu’on le dit.

Le Poing : on a observé un glissement sous l’ère Macron du champ républicain, avec une normalisation du RN d’un côté, et une diabolisation de la France Insoumise de l’autre, comment l’expliquez-vous ?

Thierry Vincent : A partir de 2022, on voit bien que le RN n’est plus réellement une opposition à Macron à l’Assemblée, ils votent 42% des textes du gouvernement et s’y opposent sur seulement 20% d’entre eux, là où la France Insoumise n’a jamais voté en faveur d’un texte du gouvernement. Macron a sous-estimé l’extrême-droite, pour lui, ils ne sont pas dangereux. D’un autre côté, une hostilité s’est cristallisée autour de la France insoumises sur des choses anecdotiques : leurs tenues à l’Assemblée car ils ne portent pas de cravate, le fait qu’ils feraient trop de bruit… Le fait que le RN jugent des gens sur leur tenue montre qu’ils sont plus proches du milieu dans lequel Macron évolue que de celui de la France Insoumise. L’attaque du Hamas le 7 octobre a aussi été un point de bascule qui a entrainé une sorte d’arc républicain dont la France Insoumise a été exclue, avec toutes les accusations en antisémitisme.

Daphné Deschamps : Dans le documentaire, un intervenant rappelle la phrase “Plutôt Hitler que le front populaire”. La bourgeoisie préfèrera toujours le fascisme plutôt que de laisser des miettes à la gauche, et le projet du RN est capitaliste, donc basé sur l’exploitation des travailleurs, des femmes et des minorités. C’est donc logique.

Le Poing : Avec la dissolution prononcée le 9 juin, votre documentaire, sorti le 30 mai, prend une dimension presque prémonitoire…

Thierry Vincent : On ne s’attendait pas à être autant d’actualité, ça légitime le documentaire, mais je pense qu’on aurait du plus alerter avant car le risque est bien plus imminent que ce qu’on pensait.

Daphné Deschamps : Encore une fois, ça donne l’impression d’être une Cassandre. On a décidé de sortir le documentaire avant les Européennes parce que ce sont des informations qui nous paraissaient importantes avant le vote, je savais qu’on avait raison sur le fond du propos mais je ne pensais pas que ça irait aussi vite.

Le Poing : Un long passage est consacré aux médias possédé par le milliardaire Vincent Bolloré et ses liens avec Macron. Pourquoi s’être concentré sur cet empire médiatique ?

Daphné Deschamps : On ne peut pas parler de la normalisation du Rassemblement national et de la diffusion de ses idées sans évoquer le cas de Vincent Bolloré. L’extrême-droite est tous les jours sur CNEWS pour diffuser ses idées, et la majorité aussi, sous prétexte qu’il ne faut pas choisir à quels électeurs on parle. Le débat politique se construit autour de ces personnes, et les idées d’extrême-droite s’immiscent, c’est notamment pour ça qu’on parle autant d’immigration.

Thierry Vincent : Ce qui a changé entre 2017 et 2022, c’est qu’entre temps, l’empire Bolloré s’est étendu, et est devenu un relai de la fachosphère. Une information présente sur le site d’extrême-droite F de Souche va être reprise par CNEWS, puis va faire l’objet d’une interpellation à l’Assemblée nationale. Il faut stopper ce combat idéologique dans les médias d’extrême-droite. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que le Rassemblement National veut privatiser le service public audiovisuel. Et Macron ne s’est pas opposé à ça, il y a même contribué, il est allé rencontrer Vincent Bolloré. On a vu au moment du rachat du JDD par Bolloré, le chef de file des députés Renaissance avait dit qu’il ne fallait pas y donner d’interview, mais cette ligne a été rompue une semaine plus tard. Macron est pour une présence de son parti dans les médias, donc d’une certaine manière, il les cautionne. Le voir en direct chez Hanouna l’appeler au téléphone pour souhaiter un bon anniversaire à son émission montre qu’il a adoubé ces médias.

Daphné Deschamps : Les médias en général ont une grosse responsabilité dans le score de Bardella aux législatives et aux européennes. Il n’y a plus de cordon sanitaire pour les empêcher de parler et les journalistes ne sont pas formés à ces questions. Je ne comprends pas, quand un élu du RN évoque l’antisémitisme de LFI, que personne ne lui rappelle que son parti a été fondé par un antisémite. Même chose quand le RN parle de terrorisme islamiste, pourquoi personne ne rappelle que c’est l’extrême-droite qui a fourni des armes pour l’attentat de l’Hypercasher, ou qu’un ex-candidat RN, également dirigeant du groupe Lafarge est impliqué dans des négociations avec Daesh en Syrie pour que Lafarge y continue son activité ? J’ai l’impression que les médias ne font pas leur boulot correctement.

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