Mexique : l’horreur ne tombe pas du ciel
Les cartels : de la « famille » à la finance
L’histoire commence dans la seconde moitié du XIXème siècle, dans une Italie du Sud très inégalitaire. Le riche peu scrupuleux rencontre alors le voyou sans le sou, il réalisera ses basses besognes. Peu à peu les liens se tissent et de véritables organisations, avec leurs codes, voient le jour. L’immigration italienne aux Etats-Unis et la Prohibition vont renforcer et imposer ce modèle d’organisation criminelle en Europe et en Amérique. Les années 80 et le tournant néolibéral sont l’occasion de gonfler les voiles. Surfant sur la libéralisation des échanges et l’augmentation de la consommation de drogues aux Etats-Unis et en Europe, de véritables multinationales du crime conquièrent les nouveaux marchés. En Amérique, c’est l’époque de Pablo Escobar, l’un des précurseurs en matière de cartel. La criminalité transnationale organisée va connaitre dès lors un développement fulgurant et ininterrompu, un véritable petit « miracle » économique. Calquées sur le modèle capitaliste, ces organisations suivent un fonctionnement similaire à celui des grandes firmes.
Ainsi on constate que ces réseaux criminels ont, tout comme les grands capitalistes, profité de l’appauvrissement massif des « victimes » de la mondialisation. Petits paysans et ouvriers dans la misère constituent un réservoir inépuisable de main d’œuvre : production, transport, guerre entre les cartels… Les petits bras ne manquent pas et cela tombe bien, ils sont nombreux à y laisser leur vie. La répartition des fruits du travail relève là encore de la caricature capitaliste : en 2008, seule 1,5% de la valeur marchande de la cocaïne était reversé aux petits producteurs de coca péruvien, colombien ou bolivien, alors que la distribution sur le sol américain captait 70% des recettes. Un taux à faire pâlir la grande distribution.
Les cartels mexicains s’étant imposés, ils sont aujourd’hui les principaux bénéficiaires de cette vaste manne financière. Rien qu’en matière de cocaïne, secteur très largement contrôlé par ces derniers, le marché européen représentait en 2008 environ 34 milliards de dollars et le marché américain 37 milliards(2). Or, la cocaïne est loin d’être l’unique source de revenu des cartels : drogues chimiques, cannabis, racket, enlèvements, trafic de migrants, etc. De plus ces organisations profitent elles aussi de l’apparition de nouveaux réservoirs de consommateurs dans les pays émergents. La demande, pourtant en déclin en Europe et aux Etats-Unis, explose mondialement. Obtenir des chiffres exacts sur les montants en jeu se révèle être un véritable casse-tête, mais il est indéniable que le poids économique de ces organisations est considérable.
La multiplication des « paradis fiscaux » et l’opacité du système bancaire leur permettent de blanchir l’argent sans trop de difficulté. Les fruits de l’évasion fiscale et l’argent des cartels y transitent pour être réinvesti dans l’économie financiarisée. Western Union a par exemple une grande part de responsabilité dans la circulation de l’argent du crime(3). Plus grave encore, selon l’ONUDC, agence onusienne de lutte contre la drogue et le crime, la crise de 2008 aurait été l’occasion pour les organisations criminelles internationales de blanchir des sommes considérables. Le directeur de cette agence, l’italien Antonio Maria Costa, a déclaré en 2009(4) : « Aujourd’hui, la crise financière est l’occasion extraordinaire d’une plus grande pénétration par la mafia des établissements financiers qui se retrouvent à court de cash : avec la crise bancaire qui a étouffé le crédit, ces groupes criminels, fortement pourvus en cash, sont devenus la seule source de crédit ». Les cartels ont donc participé au sauvetage du bateau capitaliste en 2008, rien d’étonnant dès lors qu’ils n’aient aucun mal à gangrener la quasi-totalité des institutions mexicaines. Et qu’à travers des actes d’une violence rare, ils répriment des manifestations populaires comme celle d’Iguala.
Le tournant des années 2000 au Mexique : « la guerre contre la drogue » et l’apparition de « Las Zetas »
Les liens étroits entre les milieux d’affaires et les cartels ne signifient pas que ces derniers bénéficient d’une bienveillance étatique. Au contraire, l’Etat, quand il n’est pas suffisamment corrompu, voit d’un mauvais œil ces structures puissantes échappant à tout contrôle et semant le chaos sur le territoire. Il faut donc lutter, mais comment ?
Avant les années 2000, le Parti Révolutionnaire Institutionnel (très lointain héritier de la Révolution mexicaine) entretenait une politique ambigüe, obtenant tant bien que mal de la part des cartels un cantonnement dans leurs territoires respectifs limitant ainsi la violence. La contrepartie était évidemment que les autorités ferment les yeux sur une grande partie du trafic. Cette stratégie a été imposé dans tout le pays grâce à la position du PRI, alors « parti-Etat », avec un fort contrôle de l’administration. Les réformes néolibérales, porteuses d’un affaiblissement étatique, ont peu à peu mis à mal ce système qui a tenu tant bien que mal jusqu’en 2000.
Deux facteurs vont alors précipiter le pays dans le chaos. Tout d’abord, la montée en puissance d’une nouvelle organisation, Las Zetas, qui va bouleverser l’ordre établi. Elle est composée d’ex-agents des forces spéciales mexicaines (Gafes) et guatémaltèque (Kaibiles), formé à l’origine pour annihiler par la terreur les insurrections paysannes et socialistes dans le Chiapas (zapatistes) et au Guatemala. Entrainés aux Etats-Unis, anticommunisme oblige, ils sont rompus à la pratique de la « terre brulée ». En effet, la peur est le meilleur des remèdes contre l’insurrection. Leurs plus tragiques « exploits » étant les massacres d’Acteal au Mexique en 1997 et celui de Dos Erres au Guatemala en 1982. Respectivement 45 et 250 civils exécutés de sang froid, femmes et enfants compris. L’ultra violence dont ils font preuve va peu à peu gagner tous les cartels et ce genre de massacre faire son apparition un peu partout au Mexique.
Cependant, le principal tournant de l’an 2000 va être l’élection à la présidence de M. Vicente Fox membre du PAN, le parti historique d’opposition néolibéral. La majorité des fonctionnaires corrompus du PRI sont remplacés et les ententes tacites sont rompues. Les cartels se lancent dans une guerre de reconquête des voies d’acheminement de la drogue et la violence explose. La corruption réapparait mais sous une forme beaucoup plus éclatée. Cette généralisation de la violence est donc consécutive à l’alternance politique et n’est pas dès lors pas directement imputable aux politiques menés par le nouveau parti au pouvoir. Cependant, en 2006, Felipe Calderon, lui aussi membre de la droite mexicaine, prend une tragique décision : celle de déclarer la « guerre contre la drogue ». Cette annonce reçoit le soutien immédiat des Etats-Unis, qui débloque des crédits pour permettre au Mexique de renforcer son arsenal militaire, et bien évidemment d’abord pour le complexe militaro-industriel étatsunien,(5) Iron Triangle. Le gouvernement américain a d’ailleurs fourni les deux camps, l’armement des cartels étant principalement acquis chez le voisin du Nord. Les armes vont du Nord au Sud, la drogue suit le chemin inverse. Les principaux chefs des cartels ont pour la plupart été tués ou arrêtés mais la situation n’a pas changé : le Mexique reste le principal distributeur de drogue aux Etats-Unis.
Le coût financier de cette guerre, bien qu’insoutenable dans un pays ravagé par la pauvreté, n’est rien comparé au coût humain : l’Institut national de statistiques et géographie mexicain estime à 120 000 le nombre d’homicides au Mexique durant le mandat de Calderon ! La société s’est militarisée de manière dramatique et l’armée fait face à d’innombrables accusations d’exécutions sommaires et d’arrestations arbitraires. La justice est totalement dépassée. Pris dans cette spirale de violence infernale, les Mexicains ont d’ailleurs élu Enrique Peña Nieto en 2012, dans l’espoir que la « complaisance » du PRI avec les cartels calme la situation ! Il n’en sera rien, les morts continuent de s’accumuler inlassablement.
Le « salut » viendra probablement d’un coup d’œil vers le Sud plutôt que d’un respect religieux du dogme répressif américain. L’Uruguay, par l’intermédiaire de son président José Mujica, a en effet promulgué en décembre 2013 une loi instaurant la légalisation du cannabis. Et il affirme être prêt à aller plus loin, en envisageant la légalisation des drogues dures, conscient que « l’altération chimique de la conscience répond à un désir consubstantiel à l’espèce humaine qui s’est manifesté dans toutes les sociétés connues »(6). La répression ne fait dès lors que déplacer le problème. Seul un encadrement rigoureux de ce « marché » peut permettre de couper l’herbe sous le pied des cartels. De plus, cela permettrait de dégager des fonds pour financer les campagnes de prévention et l’aide aux toxicomanes. Pas étonnant, dès lors, qu’en plus de l’Uruguay, l’Etat du Colorado et l’Etat de Washington aient opté pour cette solution et que la Colombie soit tentée de faire de même. Espérons que d’autres dirigeants, notamment mexicains, aient le courage politique et le pragmatisme de stopper cette guerre qui comme le dit le ministre de la défense uruguayen, M. Eleutorio Huidobro, « cause infiniment plus de victimes, provoque infiniment plus d’instabilité [et] pose à la planète un problème bien plus grave que n’importe quelle drogue », à tel point que le remède est incontestablement devenu pire que le mal.
Mario Bilella
(1) Rapport mondial sur les drogues 2010, Office des Nations unies contre la drogue et le crime, Vienne, 2010.
(2) ONUDC : nouvelles drogues, nouveaux marchés dans le monde, 23 juin 2010, centre d’actualité de l’ONU.
(3) Moisés Naïm, Le livre noir de l’économie mondiale, Paris, Grasset, 2007.
(4) Bashing the Bankers, sur son blog personnel (en anglais), 19 novembre 2008.
(5) Appelé Initiative Merida ce plan d’aide a été concrétisé par une loi du 30 juin 2008 promulgué sous l’administration Bush.
(6) Selon le Secrétaire général de la présidence de l’Uruguay, M. Diego Cánepa.
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