Montpelliérains confinés en luttes ! #3 | Stéphane Ortega : « La question du renforcement de notre pouvoir »
Le monde d’après ? De nombreux médias se sont lancés dans de grandes spéculations sur ce que pourrait/devrait être le monde après la pandémie de covid-19. De son côté, Le Poing n’oublie pas qu’il est concrètement un média qui se consacre principalement aux luttes. Comment notre présent confiné résonne-t-il avec l’avant des grands mouvements écoulés (gilets jaunes, féminisme, climat, réforme des retraites) ? Comment permet-il de se projeter dans un après toujours en luttes ? Là sont à puiser des puissances nouvelles.
Le Poing s’est retourné vers plusieurs personnes très impliquées dans les luttes de cette période récente, sur Montpellier et environs ; des personnes qui nourrissent la réflexion sans être des professionnels de la pensée, ni des privilégié·e·s de l’accès à la parole publique. Certain·e·s sont membres d’organisations constituées (entités politiques, syndicats, mouvements activistes) ; mais iels s’expriment ici sans en être des porte-paroles attitré·e·s.
Ces entretiens, réalisés sur la base d’un questionnaire écrit, seront publiés au fil des jours qui viennent. Toutes les réactions seront les bienvenues.
Après Franck Bernard, le collapso-écolo radical, et Valérie Cabanne, gilet jaune du rond-point Chez Paulette, le troisième interlocuteur de cette série d’entretiens est Stéphane Ortéga. Ancien syndicaliste, ancré dans le mouvement libertaire, Stéphane Ortega a créé et anime le site Rapports de force, qui, depuis Montpellier, se consacre au suivi des luttes sociales, sur un plan national.
Le Poing : Gilets jaunes. Climat. Retraites. Tu as pris part active, sur le terrain, au mouvement social d’une intensité exceptionnelle ces deux dernières années. Si ça t’es possible, saurais-tu définir, juste en quelques phrases, un sens général, du moins des aspects principaux, que tu as pu observer et qui t’ont particulièrement motivé dans ces mouvements ? N’hésite surtout pas à être très « personnel » dans cet avis.
Stéphane Ortega : Ce que j’en retiens, c’est qu’il y a d’abord un élargissement d’un certain nombre de prises de conscience sur le fait que l’organisation de nos société n’est ni tenable ni souhaitable. Même si tout n’est pas toujours formulé clairement, la part de la population qui rejette l’économie de marché, ou qui du moins à l’intuition que cela n’est pas opérant comme modèle, devient plus importante. Parallèlement, à force d’expérience, dans les mouvements sociaux, l’idée selon laquelle il suffirait d’élire tel ou tel pour que cela change régresse fortement. Du coup, les gens cherchent d’autres chemins, même si tout reste à écrire. C’est à mon sens, une lecture que l’on peut avoir des nouvelles formes d’organisations dans les mouvements sociaux, moins centralisées, moins pyramidales.
Dans la foulée de ces mouvements, est-ce que tu peux désigner des acquis intéressants, des résultats positifs ? Il ne s’agit pas seulement de satisfaction de revendications, mais aussi d’expérience accumulée, d’observation des composantes impliquées, d’invention de modes d’action, de nouvelles mises en relation, d’élaboration dans les idées et leur échange. À ta guise.
Oui et non. Ou plutôt en partie oui, comme pour tout mouvement social. Les expériences laissent des traces chez les individus, et un temps au moins, des formes d’organisations qui perdurent. Comme après une grève, la conscience de classe et l’opposition aux patrons sont plus aiguës. Une chose est par contre relativement nouvelle (depuis les années 1970) : la répression du mouvement des gilets jaunes, comme celle du mouvement contre la réforme des retraites ont aiguisé la compréhension du rôle fondamental de l’État comme garant de l’ordre établi.
Une chose qui est intéressante, c’est l’accumulation de luttes depuis la loi travail en 2016, presque sans temps mort. Les expériences se perdent moins. Par contre je suis plus réservé sur les « nouveaux mode d’actions » magiques. J’ai l’impression qu’il y a parfois une fétichisation de certaines choses comme « la manif sauvage », « les bases syndicales » (qui me paraissent souvent fantasmées), sans qu’elle n’aient fait, plus que ça, la démonstration réelle de leur efficacité. Les rapports de force sont durs et plutôt en notre défaveur actuellement.
Par exemple dans le monde du travail, il est important de comprendre que les collectifs de travail sont très affaiblis, tous les collectifs de travail, quelle que soit leur forme, syndicale ou non. C’est aussi la raison pour laquelle nous gagnons rarement depuis des décennies, même avec différents modes d’interventions sociales. Partir du réel est essentiel pour construire.
Dans ta manière de l’analyser, de t’y adapter, d’échanger, est-ce que tu perçois notre situation actuelle dans la pandémie comme plutôt en continuation de ces mouvements, ou en rupture ? Dans la première option, qu’est-ce qui permettrait de penser un continuum ?
Je me garderais bien de qualifier la période, surtout en étant confiné et ne voyant que des micro-bouts de la réalité. À l’échelle de ce que je peux observer, il me semble que dans la population militante, une partie des gens sont « anesthésiés » (sans aucun sens péjoratif) par la situation de mise sous cloche. Du côté des luttes, j’ai du mal à y voir un continuum. Il me semble que les rares restantes dans le monde du travail sont sur des dynamiques quelques peu différentes du mouvement des retraites. Par contre, les gens qui étaient en colère avant cette crise sont pour une partie d’entre eux très en colère aujourd’hui. Mais les questions sur la suite, même en terme de forme et d’objet de luttes, me semble ouvertes. Je pense que personne n’est en mesure de savoir ce qui peut se cristalliser, ni comment.
Te semble-t-il que l’expérience traversée dans les mobilisations de ces deux années passées a un impact palpable sur ta façon d’envisager et de te confronter à la situation actuelle ?
Non, pas vraiment.
Est-ce que la situation que nous sommes en train de vivre dans la pandémie, est déjà porteuse d’aspects qui font problème, qui appelleraient encore de nouvelles mobilisations ? Ou aussi d’aspects qu’on pourrait capitaliser : nouveaux désirs, nouvelles pensées, nouvelles énergies ? Sommes-nous en train de nous renforcer ? De nous affaiblir ?
Les deux, mon capitaine. Je vois, ou pressens (confinement oblige), des choses contradictoires. D’un côté le gouvernement et la banque centrale européenne sortent le chéquier pour éviter un écroulement économique et social ressemblant à une grande dépression type 1929. D’un autre, les forces sociales qui nous sont défavorables, comme le patronat, regardent déjà comment elles pourront nous faire payer l’addition. Les ordonnances sur le travail contenues dans l’état d’urgence sanitaire préfigurent le monde de demain tel qu’il est vu par le Medef (60 heures par semaine, etc). En considérant que les faillites d’entreprise et les licenciements seront des questions centrales dans les mois qui viennent, il n’est pas certain que notre classe sociale abordera la période en position favorable.
Pourtant, cette crise a révélé au plus grand nombre l’incurie de l’État et l’antagonisme entre, d’une part le fait de produire tout et n’importe quoi « quoi qu’il en coûte » pour que le système capitaliste et la machine à profits perdurent, et d’autre part la protection sanitaire de la population. J’imagine que cela va produire des changements dans la perception du monde dans lequel on vit, pour pas mal de gens. Et peut-être des aspirations nouvelles de changement pour une partie d’entre eux. En tout cas c’est à espérer.
En termes sociaux et politiques, en termes de visée stratégique, ou de terrains et modes d’actions plus circonscrits, est-ce que tu te projettes déjà dans le post-confinement, voire le post-covid-19 ?
Le post-confinement, oui. Sur le terrain du travail, la question de la défense des travailleuses et travailleurs pour assurer leur santé et éviter la sur-exploitation va être l’objet d’enjeux forts. L’après covid-19 paraît plus lointain et me semble difficile à projeter. Pour autant la question de quelle société demain pour ne pas reproduire les errements de la société d’hier doit être à l’ordre du jour. Celle du renforcement de notre pouvoir aussi. Parce que cette crise aura aussi éclairé nos faiblesses. Si la question de se substituer à l’État et au marché aurait pu ou dû se poser, force est de constater que ni les révolutionnaires, ni le mouvement social dans sa diversité, n’étaient prêts, en termes d’outils et de propositions.
Te sens-tu plutôt isolé dans les circonstances actuelles ? Ou bien les attentions, les échanges, les solidarités fonctionnent-ils de manière toujours stimulante autour de toi ? Si oui, quels sont-ils ?
Pas plus isolé. À Rapports de force nous avons plus bossé que pendant le mouvement des retraites. J’ai donc eu des contacts virtuels réguliers avec pas mal de réseaux (politiques, syndicaux, médiatiques). Pour autant, comme tout un chacun, il a fallu subir un appauvrissement des interactions sociales.
Nos articles sont gratuits car nous pensons que la presse indépendante doit être accessible à toutes et tous. Pourtant, produire une information engagée et de qualité nécessite du temps et de l’argent, surtout quand on refuse d’être aux ordres de Bolloré et de ses amis… Pourvu que ça dure ! Ça tombe bien, ça ne tient qu’à vous :