“Nous ne voulons pas gâcher notre joie” | Témoignages de syrien.nes

Le Poing Publié le 11 janvier 2025 à 04:21
Le rebelle islamiste Abou Mohamed al-Joulani, du groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTC), se fait désormais appeler par son nom civil d'Ahmed Hussein al-Charaa depuis qu'il a pris le pouvoir en Syrie, en décembre 2024, faisant chuter le régime de Bachar al-Assad. Photo montage de Raoul Marker

Le 8 décembre, le régime du dictateur syrien Bachar Al-Assad tombait après une semaine d’une offensive-éclair menée par les islamistes de l’organisation Hayat Tahrir Al-Cham (HTC). Le Poing a discuté avec quatre syrien.nes originaires de Damas et réfugié.es en France depuis la révolution de 2011, qui visait la démocratisation du pays avant de se transformer en une atroce guerre civile sous l’effet d’une répression sanglante, sur fond de guerres de factions et d’ingérences étrangères.

Article paru dans le journal papier numéro 45 du Poing, sur le thème “Encore heureux ? 2025, un soupçon d’optimisme”, publié en janvier 2025

Mohamad, professeur à Marseille, se définit comme arabe, sunnite, de classe moyenne. « Quand la révolution syrienne a éclaté j’étais dans un groupe étudiant, on a organisé quelques manifs. », se souvient-il. « Après six mois, j’ai douté. Il y avait des chars dans la rue, des ami.es ont été arrêté.es par la police du régime. Je suis parti étudier à Montpellier. »

Sara a quitté son pays très jeune, fin 2012. « Je fais partie de ces citoyen.nes syrien.nes qui ont grandi dans la peur permanente », raconte la jeune femme. Réfugiée en Égypte avec ses parents, il faudra que la petite famille patiente jusqu’en 2014 pour obtenir l’asile en France. Devenue traductrice à Toulouse, elle évoque son passé : « Je fais partie d’une famille d’opposant.es au régime Assad. Mon père appartenait à un parti communiste, il a été arrêté plusieurs fois pour ses activités sous Bachar et sous Hafez Al Assad [NDLR : le père de Bachar, au pouvoir de 1971 à 2000]. La première fois, il avait 18 ans. Les prisons sont devenues de pire en pire, il y avait 72 manières de torturer. Sa dernière arrestation, c’était en 2011. Cette fois il n’y est resté que cinq heures, mais il en est ressorti avec de graves séquelles. »

Aya travaille aussi dans la traduction internationale à Toulouse. Partie de Syrie à l’âge de 14 ans, fin 2013, avec ses frères et ses parents, elle rejoint la France après un an et demi en Jordanie. Ses souvenirs de la révolution restent vifs : « À Damas il y a eu une période avec beaucoup d’enlèvements, notamment d’enfants, dans les beaux quartiers, par les forces du régime. La perte d’une copine a été très douloureuse, ça nous a poussé au départ.»

« Une énorme surprise »

« Ce régime tombé en une semaine, ça a été une énorme surprise », raconte Malek, le compagnon d’Aya, lui aussi installé à Toulouse après son départ. « Je pensais mourir sans voir ça », abonde Sara.Mohamad a quant à lui « pressenti quelque chose avec l’affaiblissement du Hezbollah, attaqué par Israël au Liban. Mais je misais sur des attaques contre le régime depuis la Jordanie. » L’organisation libanaise chiite, alliée au régime Assad en échange de coopérations, se servait du territoire syrien pour des transits d’armes et d’hommes entre l’Iran et le Liban. Pendant l’été 2024, passé en Syrie, Mohamad avait eu l’occasion de discuter avec des militaires du régime. « Ils disaient avoir combattu pendant des années pour le régime, et être obligés de faire d’autres jobs pour s’en sortir. », se souvient-il.

Pour nos interlocuteurs.trices, qui gardent de nombreux contacts familiaux et amicaux en Syrie, la chute du régime a été quasi-unanimement célébrée, sur place comme dans la diaspora. « Il y a partout de grandes fêtes, même les pro-Hezbollah et les anciens soutiens du régime y participent. », raconte Mohamad. « Des gens m’ont appelé pour me dire qu’ils faisaient semblant de soutenir le régime parce qu’ils n’avaient pas le choix. Il y a eu une vraie libération de la parole. », assure Malek. « Beaucoup de gens disaient « les murs ont des oreilles ». », ajoute sa compagne. « Sur le moment ici on était incapables de dormir, on était tous.tes scotché.es devant les infos. Même si c’est dur de penser aux gens qui ont donné leur vie.” Car, nous affirme Mohamad, « ce n’est pas la victoire de HTS, mais bien celle de la révolution. » « Les Français.es demandent souvent si on a peur de l’instauration d’un régime islamiste. Ils feraient mieux de se questionner sur le passé, l’avenir ne pourra pas être pire. Et nous ne voulons pas nous gâcher cette joie intense. », rappelle Sara.

« Peu de syrien.nes entrent dans l’exagération du caractère libérateur de HTC, parce qu’il n’y a que des extrémistes armés à l’intérieur. », analyse Malek. Mohamad propose une vision un peu décalée du groupe : « Il faut prendre la mesure de la violence du régime Assad. Quand Homs a été bombardée, des amis communistes ont tourné djihadistes, de rage. Ce qui correspond à une évolution dans la manière dont la révolution a été traitée. Le régime a toujours joué sur les divisions communautaires pour régner, et pendant la guerre civile ils ont bombardé particulièrement les zones sunnites pour créer un terrain propice au djihad, et se présenter comme un rempart. » Sara compte elle sur le garde-fou que représente la combativité syrienne : « Après tout ce que nous avons enduré, il est impensable qu’une nouvelle tyrannie se mette en place. Si le nouveau régime ne respecte pas la démocratie et les nombreuses minorités du pays, le peuple lancera une nouvelle révolution. »

HTC, menace pour la démocratie, les femmes et les minorités ?

Première angoisse mentionnée par Mohamad : Israël déclarait que 80% des capacités militaires syriennes avaient été détruites, par « prévention ». Reste que la proximité de HTC avec l’idéologie djihadiste (HTC est une coalition de différents groupes islamistes, parmi lesquels le Front Al Nosra, affilié à Al Quaïda de 2013 à 2016) ne rassure pas totalement notre prof marseillais.

Ahmed Hussein al-Charaa (qui a délaissé son nom de guerre Abou Mohammed Al-Joulani), chef de HTC, estime qu’il faudrait trois ou quatre ans pour rédiger une nouvelle Constitution et organiser des élections, tout en envisageant de dissoudre le groupe islamiste. Un gouvernement transitoire a été nommé à partir du gouvernement de salut public d’Idlib, petite enclave au nord-ouest de la Syrie déjà dirigée par HTC. Ce gouvernement est exclusivement composé d’islamistes radicaux conservateurs. Nos interlocuteurs.trices ne sont pas inquiet.es dans l’immédiat pour les minorités en Syrie. Aucune exaction à grande échelle n’aurait été commise lors de l’offensive de HTC, qui parait vouloir lisser son image. Mais des exactions « mineures » ont été commises contre des symboles chrétiens. Le gouvernement de transition condamne et affirme qu’elles sont le fait d’anciens partenaires qu’il dit vouloir désarmer et punir, mais des sources kurdes et pro-Assad restent sceptiques. Un sentiment partagé par les alaouites, une minorité dont l’élite servait d’appui au régime Assad, notamment dans l’armée, mais dont la grande partie de la population civile restait marginalisée.

La place des femmes dans le nouveau régime pose aussi question. HTC avait imposé dans l’enclave d’Idlib des restrictions strictes sur leur tenue, leur mobilité et leur rôle. Aya ne se dit pas non plus particulièrement inquiète : « En Syrie, il y a des femmes qui sont médecins, avocates, même si HTC le veut ils ne peuvent pas tout chambouler comme ça. » Pour Sara, « les indices qui viennent du gouvernement de transition ne sont pas si mauvais. »

Aïcha al-Debs, seule femme du gouvernement de transition, au Bureau des affaires de la femme, a provoqué un tollé le 29 décembre en appelant les femmes à “ne pas outrepasser les priorités de leur nature créée par Dieu”, à savoir “leur rôle éducatif au sein de la famille. » Avant de déclarer que les associations féministes « seraient les bienvenues » si leur action « soutenait [leur] modèle », en ajoutant ne pas vouloir « ouvrir le passage à quiconque n’est pas d’accord avec ma pensée ». L’ouverture affichée de HTC sera-t-elle la même que celle des Talibans à leurs débuts, qui viennent d’interdire les fenêtres dans les pièces occupées par des femmes afghanes, ou ouvre-t-elle vraiment une nouvelle ère ?

« Quand vos gosiers sont exaltés par l’eau-de-vie de la liberté / Je bois vos paroles et je vois vos multiples naissances », écrivait la poète Aïcha Arnaout. Qui aurait pu prédire que l’optimisme nous viendrait de Syrie ?

Julien Servent

Brève : La question kurde reste pleine et entière après la chute de Bachar al-Assad

Le président turc Recep Tayip Erdogan n’a pas vraiment caché son implication dans la chute de Bachar al-Assad, se gargarisant, le jour même de la fuite du dictateur, d’être « du bon côté de l’histoire ». Les factions qu’il contrôle au sein de l’Armée Nationale Syrienne (ANS) travaillaient déjà en étroite collaboration dans le nord de la Syrie avec le groupe islamiste HTC, qui a conquis Damas.

Erdogan pousse ses pions mais reste concentré sur son combat historique contre le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), en lutte armée pour l’autonomie des Kurdes, dont des milices contrôlent déjà une vaste région au nord-est de la Syrie, empreinte d’un idéal révolutionnaire. Les Forces Démocratiques Syriennes (FDS), à majorité kurdes, repousseraient pour le moment les assauts des milices turques, qui auraient perdu une dizaine d’hommes début janvier, parvenant tout de même à s’emparer de la ville de Manbij.

Le nouvel homme fort de Syrie, issu de HTC, Abou Mohammed al-Joulani, a promis, à l’issue d’un entretien avec le ministre turc des affaires étrangères, le 22 décembre à Damas, de s’efforcer de « protéger les confessions et les minorités de tout conflit entre elles », tout en affirmant que « la logique de l’État est différente de celle de la révolution » et qu’il ne tolérera pas « la présence de toute arme échappant au contrôle de l’État »

Le rebelle islamiste semble s’inscrire dans un schéma national et ses déclarations portent le projet du désarmement de tous les groupes armés pour les intégrer à une armée nationale. Un projet forcément en contradiction avec celui des Kurdes, de nature confédérale. Le commandant en chef des FDS paraît sans illusion puisqu’il a déclaré que « la guerre n’est pas finie en Syrie »

D’autres négociations se jouent. Le chef du PKK, Abdullah Öcalan, emprisonné en Turquie depuis 1999, a reçu fin décembre la visite d’une délégation kurde, une première depuis dix ans. La délégation a déclaré vouloir « ouvrir une nouvelle ère » afin de « résoudre la question kurde par des moyens démocratiques ». La question de la dissolution du PKK serait même sur la table.

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