Quand c’est de communisme que l’Algérie rêvait : le livre anti-clichés d’un historien montpelliérain

Le Poing Publié le 6 décembre 2020 à 13:36

Jacques Choukroun publie sa thèse sur le Parti communiste en Algérie, du Congrès de Tours (1920) au Front populaire (1936) : une période où, en masse et en lutte, Européens et Arabes pouvaient partager un idéal d’émancipation.

Jacques Choukroun est une figure attachante du monde militant montpelliérain. Ardent soutien du peuple grec face aux diktats de la finance, on le sait grand cinéphile et distributeur de films du bassin méditerranéen, qui lui doivent de pouvoir être montrés. On le connaît moins comme historien du domaine politique et social. Ce qui débouche aujourd’hui sur la publication de l’ouvrage : Le parti communiste en Algérie 1920-1936 Du Congrès de Tours au Front populaire (le parti communiste français en Algérie devient le parti communiste algérien à partir de 1936). Rappelons qu’au sortir de la première guerre mondiale, en 1920, le Congrès de Tours est celui de la scission au sein des socialistes français – pour bonne part compromis par leur participation à la guerre impérialiste massacreuse des peuples. D’où découle alors la création du Parti communiste français (PCF).

Par ailleurs, il faut bien préciser que cet entretien ne touche qu’à la période 1920-1936 et ne traite pas des positionnements ultérieurs du PCF, dont la direction s’est vautrée, quand la question de l’indépendance se précisait, dans le soutien à l’Algérie française.

Le Poing : De nos jours, qui pense Algérie sur le plan historique, voit surgir les images de la guerre d’indépendance, puis le régime qui en est issu, ou encore l’effroyable guerre civile des années 1990. Quel est l’intérêt de revenir aux années 1920 et 1930 ?

Jacques Choukroun : Mon ouvrage est issu de ma première thèse, voici trente-cinq ans en arrière. Pourquoi, en effet, ne la publier qu’aujourd’hui ? Il vient de se produire en Algérie un formidable soulèvement populaire contre le régime en place : le Hirak. C’est un mouvement qui se dresse contre le système issu du régime de l’indépendance, ses profiteurs. Cela passe par un rejet du récit historique que ce régime a forgé, à sa gloire.

Résultat : chez les jeunes, beaucoup ne veulent absolument plus rien entendre du passé. C’est dommage. On gagne toujours à remonter dans l’histoire : c’est bien dans les années 1920 et 1930 que se constituent les mouvements qui deviendront les grandes forces anti-colonialistes, très puissantes après 1945, au point de l’emporter. Alors d’autres jeunes d’aujourd’hui, différemment, nous demandent de raconter d’une autre façon ce qu’a été ce passé, pour en avoir une compréhension nouvelle. C’est cette demande qui m’a poussé à exhumer ce travail ancien.

Une petite précision : si, à l’époque, je me suis arrêté à la date de 1936, c’est parce que les délais légaux d’accès aux archives ne permettaient pas d’aller au-delà. Mais 1936 est heureusement la date, capitale, du Front populaire. Enfin, je tiens à dire ma joie d’être édité par Qatifa, une courageuse maison d’édition algérienne.

Dans les années qui vous intéressent, est-ce que le Parti communiste en Algérie réunit surtout des Arabes, ou surtout des Européens ? Dans cette colonie de peuplement, les Français n’étaient pas tous de grands coloniaux, il y avait toute une diversité de situations.

Le mouvement nationaliste algérien provient surtout d’émigrés dans la métropole, notamment la fameuse « Étoile nord-africaine », de Messali Hadj. Or, beaucoup étaient membres de ce qui s’appelait la « Section anti-coloniale » du Parti communiste, dans la région parisienne. Dès le début, il y eut là un lien étroit, en même temps que compliqué, conflictuel. De mon côté, je m’intéressais au mouvement syndical en Algérie même, par exemple les cheminots, très puissants, avec un réseau immense (l’Algérie, c’est quatre fois la France, en superficie), avec beaucoup de possibilités, pour ces militants, de se déplacer, nouer des contacts, diffuser leurs idées. Cela culmine dans le mouvement, énorme, des grèves du Front populaire.

Et là, je me rends compte que beaucoup de ces syndicalistes sont, en même temps, communistes. Il y a là beaucoup d’Européens, issus, comme dans la métropole, du Parti socialiste (la SFIO à l’époque). En tout cas, il est sûr que l’engagement anti-colonialiste est un critère absolu d’adhésion à la nouvelle Internationale communiste. C’était un repère essentiel pour se différencier des socialistes, et à Moscou, on se méfiait pas mal de tous ces communistes français venus en masse de la SFIO.

Sans doute, pour la plupart en Algérie, l’idéal de l’égalité sociale devait être supérieur à celui d’une égalité politique pour les indigènes. Mais les deux se rejoignaient. Il faut bien se dire qu’à ce moment-là, nul ne réfléchissait encore en termes d’affrontement direct et de rupture avec la puissance coloniale. C’était plus flou. Et l’égalité sociale était un ressort redoutable contre le système colonial. Rappelons que puisque l’Algérie était française, les indigènes algériens étaient officiellement considérés comme sujets français. Alors, comment justifier les inégalités de traitement qu’ils subissaient ?

Beaucoup de travailleurs arabes ont pu se reconnaître spontanément dans cette aspiration sociale, parmi les communistes. Et tous ces militants ont réussi à s’attirer l’adhésion du prolétariat agricole des grands domaines coloniaux. Dans les grandes grèves de 1936, la composante indigène est devenue majoritaire en nombre, dans la zone d’influence communiste.

Émancipation sociale d’un côté, émancipation nationale de l’autre : est-ce que l’articulation des deux s’impose aisément comme une évidence ? Ou bien y a-t-il de la tension ?

Dans le discours communiste, les deux s’articulent systématiquement : pas d’égalité sociale sans égalité politique, et réciproquement. Dans les faits, c’est la réalité de la vie sociale, plus quotidiennement vécue, qui peut prendre le dessus dans les préoccupations. Mais je répète qu’à cette époque là, tout le monde croit en une résolution pacifique du problème politique : soit la pleine citoyenneté pour les indigènes, soit l’existence de deux nations, certes, mais côte à côte, en toute entente cordiale.

1936 : le Front populaire. Mais 1937 : l’autre grand tournant. Ce sont ces idéaux que des leaders algériens de bonne volonté vont présenter à Léon Blum, le chef de gouvernement socialiste, à Paris. Lequel leur oppose une fin de non-recevoir. C’est à partir de là que l’option de l’affrontement et de la séparation se pose de manière évidente, à partir de là que la question strictement nationaliste cristallise, à partir de là que l’influence communiste cède du terrain à l’influence nationaliste dans ce qui agite la société algérienne.

Les structures du PCF en Algérie sont-elles spécifiques par rapport à la Métropole. Et qu’en est-il de l’influence de l’Internationale communiste. Celle-ci a souvent soumis les enjeux dans divers pays, aux seuls intérêts de la Russie soviétique, de surcroît aggravés par la brutalité dictatoriale stalinienne…

Les structures communistes en Algérie fonctionnent à l’égal de leurs homologues en métropole. Pas de différence entre une section à Oran, et une section à Montpellier. En revanche, la question algérienne est suivie directement par l’Internationale communiste : après 1921, les Russes ne croient plus en la possibilité de révolutions communistes en Europe, ils mettent le paquet sur les autres régions du monde, et donc souvent sur les mouvements anti-colonialistes. Mais vu de Moscou, ce qui prime, ce sont les Chinois, les Vietnamiens, les Coréens, finalement les voisins. L’Afrique, Algérie comprise, paraît lointaine.

Qui dit communisme, dit athéisme. Or on a l’idée d’une société arabe à très forte prégnance religieuse. N’est-ce pas un frein capital à l’encontre de l’influence communiste ?

Là encore, attention aux effets de distorsion dans les mises en perspective entre époques. Il y a un phénomène qui met la question religieuse au centre de la question politique. Ce phénomène est l’islamisme politique. Mais c’est un phénomène très récent, très contemporain, sans rien d’équivalent à l’époque dont nous parlons. Du reste, les communistes et les religieux algériens convergent sans problème, en front uni, sur la simple revendication que les questions du culte cessent d’être soumises à la main-mise des autorités coloniales. Car ces autorités françaises, dites républicaines, sont alors les premières à contredire le principe laïc de séparation des églises et de l’État, en exerçant un contrôle strict sur les mosquées.

Dans la vie quotidienne, tout était simple. Moi, petit juif, j’allais régulièrement à la mosquée, parce que c’est là que je trouvais des livres.

En 2020, reste-t-il quelque chose des idéaux communistes qui eurent donc une influence considérable en Algérie pendant une partie du XXe siècle ?

Il faut se garder de tout anachronisme. Mais il est vrai que le mouvement du Hirak revient, puissamment, à l’idéal d’égalité entre tous les Algériens, qui dominait à l’issue de la Guerre d’indépendance. Et cet idéal était alors profondément inscrit dans la sociologie. Sous régime colonial, la bourgeoisie indigène était très faible. Tout ce qui relevait de l’exploitation et du profit était aux mains des coloniaux. Face à quoi, la quasi totalité de la société algérienne vibrait profondément au sentiment d’une égalité de sort partagé. Par exemple, l’idéal communiste de ne pas redistribuer la terre des grands domaines coloniaux en petites exploitations privées, mais de les collectiviser en grandes communautés de production, a été adopté par le nouveau régime issu de l’indépendance. Lequel, néanmoins, a vu se constituer une oligarchie politico-militaro-affairiste qui s’est imposée à la société, au point de devenir insupportable.

Son livre est disponible à la vente dans les libraires montpelliéraines l’Opuscule, Fiers de lettres, La Cavale et Le Grain des mots.

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