Archives - Politique 2 mai 2014

(Re)penser les fondements de l’écologie politique (Épisode 4)

En finir avec l’écologie anthropocentrée ? Suite… (3/4)

Dans le précédent épisode1, nous poursuivions2 la critique de l’écologie anthropocentrée par l’exposition des alternatives existantes (biocentrisme, écocentrisme). Il convient, dans ce quatrième épisode, de comprendre pourquoi ces alternatives sont méconnues. Il faudra également en approfondir l’analyse.

Des critiques malhonnêtes et des craintes infondées à l’égard de l’éthique environnementale

Très discutées aux États-Unis et dans le monde anglo-saxon3, les alternatives au paradigme anthropocentrique ont eu du mal à percer en France avant les années 2009-20104. La paralysie du débat a été en grande partie due à la parution de l’ouvrage Le Nouvel Ordre écologique de l’ancien ministre Luc Ferry en 19925. Dans ce petit essai, Luc Ferry malmène la vérité. Il n’hésite pas – l’anathème était déjà à la mode – à affirmer que le biocentrisme et l’écocentrisme, qu’il assimile de manière approximative à la deep ecology (doctrine pourtant initialement propre à un auteur en particulier, v. infra6), est grosso modo7 une pensée qui conduit au nazisme8. Pas encore traduites et peu d’auteurs s’étant encore penchés sur la question, les alternatives à l’anthropocentrisme ont finalement été classées à l’Index des idées infréquentables, l’interprétation de Ferry ayant prospéré pendant dix ans. Il faudra finalement attendre qu’environnementalistes et universitaires se saisissent des textes originaux. Laborieusement, les amalgames répétés étant tenaces, s’enclenche un mouvement de réhabilitation des alternatives à l’anthropocentrisme en révélant les raccourcis de Luc Ferry9.

Car il s’agit bien de raccourcis. Le raisonnement est binaire et d’une pauvreté intellectuelle certaine. Il consiste à peu près en ceci : celui qui remet en cause l’individualisme philosophique et qui ose critiquer les Lumières (même partiellement) est nécessairement un « nazi », assumé ou qui s’ignore. Ferry voit derrière tout appel au holisme10 – en l’occurrence l’écocentrisme qui propose de respecter les écosystèmes comme un Tout dont l’Homme (pourtant simple constat !) n’est qu’un élément – un appel au totalitarisme11. Nous voyons donc des courants de pensée écologistes qui ont pour objectif de re-situer l’Homme au sein de la Nature afin de préserver cette dernière, enfiler des habits bruns contre leur gré et devenir de véritables « éco-fascistes ». Si Ferry fait des raccourcis qui servent sa propre vision de l’écologie (anthropocentrée, libérale, capitaliste, sic12) en qualifiant les alternatives à l’anthropocentrisme de porte d’entrée vers le nazisme, c’est car il a su se servir de l’idéologie dominante. « Empire du moindre mal »13, notre « démocratie » individualiste-libérale tire sa légitimité de ce qu’elle serait « le moins pire des systèmes ». Tout ce qui remet en cause le dogme est soit communiste (peste n° 1), soit « nazi » ou « fasciste » (peste n° 2), dans les deux cas « totalitaire ». Aujourd’hui, un troisième totalitarisme sert de monstre-repoussoir : « l’islamisme radical ». C’est ainsi que les libéraux peuvent bien mettre à feu (exploitation illimitée des ressources) et à sang (colonisation) le globe, ils disposent toujours de leur botte secrète dont ils usent ad nauseam : « si ce n’est pas nous, c’est pire ». Il ne faut pas céder à ce chantage. Les alternatives à l’anthropocentrisme ont eu le courage de ne pas le faire et cela ne fait d’elles ni des théories « nazies », ni des théories « fascistes ». Parenthèse sur ce point : n’oublions pas que Ferry, appelé à devenir ministre, défend le désordre établi et a tout intérêt à ce que les alternatives au capitalisme vert soient éjectées du débat. Pour l’anecdote et pour montrer que Luc Ferrry aurait mieux fait, s’il était soucieux d’une quelconque cohérence intellectuelle, de s’abstenir, Arne Næss, théoricien de la deep ecology dont Ferry voulait faire un gourou du national-socialisme… a résisté contre l’Allemagne nazie14.

Une proposition non-anthropocentrée : l’exemple de la deep ecology

Les attaques de Ferry ne sont pas excusables tant elles relèvent de l’extrapolation. Cependant, l’écologisme qui remet en cause l’anthropocentrisme peut effectivement paraître effrayant à un esprit occidental nourri quotidiennement à l’individualisme et à l’anthropocentrisme. En effet, nous l’avons vu15, l’écocentrisme propose une véritable révolution paradigmatique : il n’y a pas que l’Homme qui a une valeur sur terre. À travers la valeur intrinsèque des écosystèmes, l’éthique écocentrée nous enjoint à respecter toute forme de vie (non uniquement celle de l’Homme) et, au-delà, toute forme de relation entre le vivant et le non-vivant. Au sein de cette éthique environnementale, une proposition mérite l’attention : la deep ecology.

Arne Næss (1912-2009), philosophe norvégien, fondateur du courant de l'écologie profonde (deep ecology).

Arne Næss (1912-2009), philosophe norvégien, fondateur du courant de l’écologie profonde (deep ecology).

Sauf exceptions (Nietzsche et Bergson notamment16), l’histoire de la philosophie occidentale est imprégnée d’un profond désintérêt, voire d’une « haine de la Nature »17. Il faudra attendre le développement de l’éthique environnementale18 pour que l’on donne valeur à autre chose qu’à l’Homme. Parfois classé comme participant de la mouvance de l’écologie libertaire19, le philosophe norvégien Arne Næss (1912-2009) est une des grandes références de l’écologie politique. Il développe, pour la première fois en 197320, sa proposition philosophique qu’il nomme deep ecology (écologie profonde). L’écologie profonde essaie de mettre en échec l’écologie « traditionnelle », anthropocentrée, qu’il désigne par les termes shallow ecology (écologie superficielle21). Næss est en effet convaincu que l’écologie anthropocentrée ne peut pas, parce que ses prémisses sont erronées, être un modèle viable. Selon lui, la shallow ecology « est condamnée à échouer, et cela parce qu’elle ne s’en prend pas aux valeurs qui ont rendu possible – et entretiennent – la dévastation. Elle constitue une technique « end-of-pipe » (on traite la pollution en aval du processus de production industriel), condamnée à ne faire que ralentir les dégâts, sans infléchir les tendances »22. Pour Næss, la seule issue possible est le changement de paradigme sur le plan des valeurs. Il faut que prenne place, selon un vocabulaire nietzschéen, « une transvaluation »23.

Cependant, cette « écosophie » ne propose pas une dogmatique constituée d’une morale unique – Næss ne prétendant d’ailleurs raconter que son expérience personnelle –, elle souhaite mettre entre les mains des individus les éléments qui susciteront une réflexion24. Là réside l’anarchisme de Næss : mieux vaut un changement des valeurs laborieux mais bien assimilé, qu’une injonction au changement par une élite autoproclamée, toujours autoritaire, fût-elle écologiste. Voici un élément parmi d’autres qui auraient du décourager Ferry de faire de ce philosophe pacifiste25 un penseur aux tendances nazies.

Si l’écologie profonde propose une remise en question « en profondeur » de nos systèmes de valeurs, c’est que l’écologie superficielle dominante est tombée dans une aporie. Aux problèmes causés par l’utilisation irraisonnée de la technologie (pollution, création de besoins artificiels etc.), l’écologie anthropocentrée – Ferry en tête26 – propose des solutions technologiques. C’est par encore plus de technologie que nous finirions par régler les problèmes posés par l’ère technologique. Le raisonnement est de cet acabit : lorsqu’il n’y aura plus de couche d’ozone, nous en fabriquerons une. Outre le contre-sens qu’il y a à vouloir résoudre le problème par le problème27, Arne Næss explique que l’espoir dans une solution technologique relève de la croyance et qu’aucune preuve n’est apportée que ces solutions existeront. Le philosophe s’attaque en réalité au scientisme, qui n’est rien d’autre que la « croyance en la science » pour améliorer les conditions de vie. Le scientisme renaîtrait à travers l’écologie anthropocentrée28. Or, il faut bien l’admettre, le progressisme scientifique auquel presque tous les bords politiques ont adhéré au XIXe et XXe siècles, n’est aujourd’hui plus qu’une « idée mitée »29. Même Marx, pourtant clairvoyant à l’égard du système capitaliste, s’est trompé : la technique n’apporte pas l’émancipation de l’Homme, elle tend bien plutôt à l’aliéner. En cela, selon la belle formule de Fabrice Flipo, « le vert est l’avenir du rouge ».

La vraie question n’est pas de savoir si la technologie est « bonne » ou « mauvaise », mais plutôt de chercher à comprendre pourquoi elle a cessé de répondre à des besoins pour devenir l’instrument de l’artificiel et du profit. Pour Næss, l’utilisation irraisonnée de la technologie correspond bien à un style de vie sous-tendu par un ensemble de valeurs30. Et c’est justement ce style de vie qu’il convient d’interroger  « en profondeur », comme le propose la deep ecology. Cela correspond notamment à questionner notre vision prométhéenne du monde31.

Deep Ecology II par Daniel Mirante.

Il est bien d’autres critiques intéressantes qui ont été adressées à l’écologie superficielle32. La place manquant, développons simplement l’une d’entre elles : Arne Næss prévoit que si le changement des paradigmes axiologiques33 ne se produit pas, l’écologie politique a de forte chance de devenir autoritaire. Christian Godin résume ainsi la démonstration du philosophe :

« En quoi l’environnementalisme tendrait-il à devenir autoritaire ? Næss répond : parce qu’il dénie ses contradictions internes et encourage d’un côté ce qu’il interdit de l’autre, générant de ce fait des tensions internes toujours plus fortes – ces tensions se manifestant, à l’échelle individuelle, par des contraintes antinomiques – un « double bind » ouvrant la voie à l’absurde et à l’arbitraire. Plus concrètement, l’environnementalisme est un mouvement qui se spécialise dans la mise en place et le respect de devoirs envers la nature mais s’abstient de toute critique à l’endroit du travail, de la recherche de profit, de la quête de bien-être matériel et de la science moderne, qui restent des activités quasiment inchangées en termes de poids social, politique et économique. Sommé de se conformer à l’impératif « moderne » de toujours plus produire et consommer, tout en étant sommé de respecter la nature, et donc de consommer moins, l’individu sera progressivement pris dans un étau d’exigences contradictoires34. » Cette tension et cette contradiction existent déjà. Tandis que nous sommes sommés par les pouvoirs publics de trier nos déchets afin d’être de bons « éco-citoyens » et autres qualificatifs bien gentiment républicains, les entreprises polluantes bénéficient d’une impunité la plus totale. Il faut bien évidement trier ses déchets, mais le problème de fond n’est pas là, il réside en partie dans le fait que l’on produit trop de déchets. À terme – et sans un changement du socle de nos valeurs – les pouvoirs publics et leur « écologie d’État » exacerberont cette contradiction.

C’est finalement à partir d’une écologie qui se voulait « démocratique » pourfendant et qualifiant d’écofasciste quiconque osait remettre en cause l’individualisme philosophique, que l’autoritarisme prendra place : toute la responsabilité et donc toutes les obligations pèseront sur l’individu-consommateur. C’est ainsi que Ferry et tous les défenseurs d’une écologie anthropocentrée, par cette démonstration, se retrouvent eux-mêmes promoteurs d’un possible autoritarisme vert à venir. Concernant Luc Ferry, et pour retourner contre lui ses anathèmes, il est possible de dire qu’est finalement plus « nazi » qui croyait nazifier…

Que le lecteur se rassure, nous arrivons au bout de cette réflexion sur les fondements de l’écologie politique. Il faudra essayer le mois prochain de proposer une synthèse des différents éléments développés, dans laquelle devront tout de même ressortir des nuances quant à la condamnation de l’anthropocentrisme.

L. R.

Notes et sources

(1) L. R., « (Re)penser les fondements de l’écologie politique (Épisode 3) », Le Poing, novembre 2015, n° XX, p. 16-18. L’article est à présent en accès libre ici.

(2) V. les Épisodes n° 1 et 2.

(3) Remontant au moins aux réflexions transcendantalistes de R. W. Emmerson et de son élève H. D. Thoreau. Cela s’explique en partie par la particulière violence des colons à l’égard de la nature. Catherine Larrère, « Les éthiques environnementales », Nature Sciences Sociétés, 2010, vol. 18, p. 405-413, p. 405 ; « La question de l’écologie. Ou la querelle des naturalismes », Cahiers philosophiques, 2011, n° 127, p. 63-79, p. 68.

(4) Fabrice Flipo, « La deep ecology, un intégrisme menaçant ou un libéralisme non-moderne ? », Sens-public.org, aout 2010, p. 2-3.

(5) Luc Ferry, Le Nouvel Ordre écologique. L’arbre, l’animal et l’homme, Grasset, 1992.

(6) Luc Ferry met dans le même panier sous le vocable deep ecology, Aldo Leopold, Hans Jonas, Michel Serres et Arne Næss, penseurs ayant pourtant chacun leurs particularités et divergences. V. Idem, p. 27-29.

(7) Luc Ferry introduit (quand même !) une nuance, qu’il remet néanmoins aussitôt en question. Le Nouvel Ordre écologique. L’arbre, l’animal et l’homme, op. cit., p. 149.

(8) Idem, p. 24, 131, 146-149, 156, 160-161, 165. Luc Ferry utilse aussi les qualificatifs « fondamentaliste » et « intégristes », p. 109, 129, 132, 194, 200 notamment. V. aussi Christian Godin, La haine de la nature, Champ Vallon, 2012, p. 173, ainsi que les références de la n. n° 9.

(9) V. notamment Catherine Larrère, « La question de l’écologie. Ou la querelle des naturalismes », op. cit. ; « Les éthiques environnementales », op. cit. ; Fabrice Flipo, « Arne Næss et la deep ecology : aux sources de l’inquiétude écologiste », La Revue Internationale des Livres et des Idées, 2010 ; « La deep ecology, un intégrisme menaçant ou un libéralisme non-moderne ? », op. cit. ; Christian Godin, La haine de la nature, op. cit. ; Hervé Kempf, « Luc Ferry, un modèle de manipulation intellectuelle », reporterre.net, 5 septembre 2011.

(10) V. Épisode n° 3.

(11) La page 24 de l’ouvrage est édifiante. Il y est expliqué que le mépris de la social-démocratie – Ferry assimile romantisme, nazisme, fascisme sans donner aucune précision historique, il aurait été bien embarrassé de le faire : certains romantiques ont été résistants… – conduit « aux années 30 ». L’auteur continue ensuite (p. 25, v. aussi p. 31-32) avec une remarquable Reductio ad Hitlerum. Son idée est grosso modo celle-ci : Hitler a fait de l’écologie, donc l’écologie a un potentiel « antihumaniste ». Faisons donc attention à ne pas nous brosser les dents, il est possible qu’Hitler l’ait fait aussi ! Pour en finir avec l’idée tenace d’un écologisme nazi, il convient de lire Johann Chapoutot, « Les nazis et la « nature ». Protection ou prédation ? », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2012/1, n° 113, p. 29-39.

(12) V. Luc Ferry, Le Nouvel Ordre écologique. L’arbre, l’animal et l’homme, op. cit., p. 215.

(13) V. Jean-Claude Michéa, L’empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale, Climats, 2007.

(14) Fabrice Flipo, « Arne Næss et la deep ecology : aux sources de l’inquiétude écologiste », op. cit. Pour une présentation succincte d’Arne Næss, lire notamment Hicham-Stéphane Afeissa, « Arne Næss (1912-2009) : décès du fondateur de la ‘deep ecology’ », nonfiction.fr, janvier 2009.

(15) V. Épisode n° 3.

(16) Christian Godin, La haine de la nature, op. cit., p. 9, 150, 152-155.

(17) Idem.

(18) V. Épisode n° 3.

(19) Ou encore « anarchisme vert », « éco-anarchisme », « anarcho-écologie ». Cf. « Anarchisme vert ou actualisation de la pensée libertaire », L’EnDehors.net, mis en ligne en septembre 2004.

(20) Catherine Larrère, « La question de l’écologie. Ou la querelle des naturalismes », op. cit., p. 67.

(21) Pour approfondir sur ces notions, v. les références de la n. n° 9.

(22) Christian Godin, La haine de la nature, op. cit., p. 176-177.

(23) Idem.

(24) V. Notamment Fabrice Flipo, « La deep ecology, un intégrisme menaçant ou un libéralisme non-moderne ? », op. cit., p. 8. ; Catherine Larrère, « La question de l’écologie. Ou la querelle des naturalismes », op. cit., p. 67.

(25) Christian Godin, La haine de la nature, op. cit., p. 173, 176.

(26) Luc Ferry, Le Nouvel Ordre écologique. L’arbre, l’animal et l’homme, op. cit., p. 191, 215.

(27) En ce sens, de plus en plus d’ingénieurs – pourtant souvent archétypes des scientistes – appellent à un « changement de comportement ». V. Idem.

(28) Nous reviendrons dans l’épisode n° 5 sur cette croyance.

(29) Lucio bukowski, morceau « Jéricho », en écoute libre sur Youtube.

(30) Pour approfondir sur la question délicate de la technique, v. notamment Catherine Larrère, « La question de l’écologie. Ou la querelle des naturalismes », op. cit., p. 73 et s.

(31) V. Épisode n° 2.

(32) Lire notamment Fabrice Flipo, « Arne Næss et la deep ecology : aux sources de l’inquiétude écologiste », op. cit.

(33) Relatifs aux valeurs.

(34) Lire notamment Fabrice Flipo, « Arne Næss et la deep ecology : aux sources de l’inquiétude écologiste », op. cit. V. aussi Fabrice Flipo, « La deep ecology, un intégrisme menaçant ou un libéralisme non-moderne ? », op. cit., p. 11.

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