Un coup d’État anticolonial et de gauche : il y a 46 ans, les Œillets fleurirent au Portugal

Le Poing Publié le 27 avril 2020 à 10:10
Manifestation de commémoration de la révolution des Œillets, le 25 avril 1983 à Porto (extrait d'une photo de Henrique José Teixeira Matos | Creative Commons Attributions-Share Alike 3.0)

Il est minuit passé de vingt minutes ce 25 avril 1974, à Lisbonne, quand la chanson Grandola Vila Morena est diffusée sur les ondes de Radio Renascença. Peu de monde écoute la radio à cette heure tardive et se rend compte que cette station catholique, liée à la dictature, diffuse une chanson interdite dans le pays. Son interprète, José Afonso, l’a d’ailleurs enregistrée en exil à Paris en 1971. Pourtant, dans les casernes militaires du pays, les soldats sont accrochés à leurs postes. Aux premiers mots chantés, le signal est donné. La révolution est en marche.

Un coup d’État de gauche

Ce qui surprend avant tout, ce sont les acteurs de ces événements. L’armée défend traditionnellement les intérêts politico-économiques de la classe dominante. Quand elle prend les armes, c’est généralement contre le peuple. Ainsi, quelques mois auparavant, le 11 septembre 1973, le général Pinochet prenait le pouvoir avec l’aide de l’armée et de la CIA et instaurait une dictature militaire contre la volonté du peuple.

Au Portugal, c’est l’inverse. Le renversement du pouvoir vient des militaires qui ont créé, en 1973, le Mouvement des Forces Armées (MFA). Leur programme est simple. Il se résume aux « trois D » : démocratiser, décoloniser, développer. Autrement dit, mettre fin à la dictature, renoncer à l’empire colonial et rattraper le retard de développement conséquent du pays. Le projet est de gauche et se veut même dirigé vers une société socialiste.

Un premier facteur d’explication tient en la vision de l’armée qu’ont les principaux protagonistes. Pour ces militaires, l’armée est au service de la Nation. Or, cette dernière est en déclin. La guerre coloniale s’enlise. Le pays s’appauvrit. Le peuple est opprimé. Le responsable de cette situation, c’est le dictateur Marcelo Caetano – celui-ci a succédé au fondateur du régime, Antonio Salazar, décédé en 1970. Donc, pour sauver le pays, il faut renverser le pouvoir.

Une guerre coloniale sans issue

Le Portugal vit alors dans une autre époque. Il est le dernier pays d’Europe à conserver des colonies. Depuis 1961, le pouvoir s’entête dans une guerre coloniale sans issue en Angola, au Mozambique et en Guinée-Bissau. Elle absorbe près de 40% du budget du pays. Pourtant, il n’y a guère d’intérêts économiques là-bas. Le commerce avec les colonies est infime par rapport à celui réalisé avec les pays d’Europe. La guerre est donc idéologique.

Coincé dans son idéologie, le Portugal est tourné vers le passé et le souvenir d’un empire des « Grandes Découvertes » révolu depuis bien longtemps. On garde le peuple sous l’opium des trois F : Football, Fado, Fatima (nom sous lequel est invoquée la Vierge Marie après son apparition rapportée par trois enfants à Fátima, petit village du centre du Portugal). Sans budget, le pays ne se développe pas et manque d’infrastructures basiques. C’est un pays pauvre dont une grande partie de la population émigre espérant des jours meilleurs. Près d’un million de Portugais vivent ainsi en France.

Le nœud du problème, c’est cette guerre coloniale. La jeunesse se voit contrainte à un service militaire pouvant durer jusqu’à quatre ans. Ils sont las. Pour l’éviter, certains choisissent l’exil, en France encore, ou la clandestinité. Sous le manteau, on se passe Les Damnés de la Terre de Frantz Fanon. On ne veut plus mourir ni tirer sur d’autres frères humains. Cette jeunesse veut autre chose que le napalm et la guérilla tropicale. Ce sont eux qui font la révolution.

Une révolution de fleurs et de fête

Ce n’est donc pas un hasard si ce sont les « capitaines » du MFA qui organisent le coup d’État. L’armée est bien souvent le seul moyen de faire des études supérieures. Ils sont issus du peuple, au contraire des haut-gradés. Ils sont formés à la stratégie comme à la réflexion critique. En quelques heures, les troupes occupent les lieux stratégiques du pouvoir, notamment au Largo do Carmo. Marcelo Caetano s’est en effet réfugié au siège de la garde Républicaine.

Un mot d’ordre, le sang ne doit pas couler. Du sang, il y en a trop eu en Afrique. Déjà, la population rejoint les militaires. L’émotion est de mise. Les œillets rouges fleurissent au canon des fusils. Des coups de feu retentissent. Devant le siège de la police internationale et de défense de l’État, la police politique ouvre le feu de derrière les fenêtres. Quatre morts, les seuls de cette journée révolutionnaire. Le pouvoir s’effondre comme un château de cartes.

Le capitaine Salgueiro Maia a réussi à garder le calme sur la place du Carmo, à Lisbonne. À 19h30, Marcelo Caetano se rend. Il est transporté dans un véhicule blindé vers un aéroport militaire et envoyé en exil au Brésil. Dans les rues, le peuple a vite compris et l’émotion est vive. On s’étreint, on s’embrasse, on chante. Dans la nuit, les prisonniers politiques sont libérés. En une vingtaine d’heures le MFA a libéré le peuple d’une dictature vieille de 48 ans.

Ce fut une belle révolution. Pacifique, fleurie, festive. Commençait alors une période d’expérimentation pour un peuple qui avait tout à apprendre en termes de démocratie. C’est l’heure de l’autogestion dans les entreprises, de la réforme agraire et de la réappropriation des terres par ceux qui la travaillent, ce qu’on appelle le Processus Révolutionnaire En Cours (PREC). Les exilés politiques reviennent, parmi lesquels le socialiste Mario Soares, et le communiste Alvaro Cunhal, ainsi que les artistes comme José Mario Branco. Entre 1974 et 1975, les colonies portugaises – Guinée-Bissau, Mozambique, Cap-Vert, Sao Tomé-et-Principe, l’Angola, le Cabinda – deviennent indépendantes. En 1976, les premières élections présidentielles libres ont lieu. La vie politique se normalise, l’ivresse est passée… Reste la liberté et des œillets rouges.

Christopher Pereira

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