« On manifeste car on nous a viré des points de blocage » : des gilets jaunes de l’Hérault causent stratégies

Le Poing Publié le 16 juin 2019 à 15:31 (mis à jour le 25 juin 2019 à 20:01)
Blocage du dépôt pétrolier de Frontignan par les gilets jaunes, décembre 2018 (photo de Carlos de Brito)

Article initialement publié début avril 2019 dans le numéro-papier 33 du Poing. Les passages entre crochets ont été rajoutés a posteriori.

Baladez-vous un samedi à Montpellier, et posez cette question à un gilet jaune : « Tous ces actes se suivent et se ressemblent, est-ce qu’on ne va pas dans le mur en faisant toujours la même chose, un seul jour dans la semaine ? » La réponse donnée sera unanime, ou presque : « Nous, on vient manifester parce qu’on ne peut plus tenir les points de blocage. La police nous en a dégagés trop souvent, trop violemment, trop rapidement. Ce n’est plus possible aujourd’hui. » Le mouvement des gilets jaunes a effectivement démarré autour de blocages plus que de manifestations. Sur les grands axes routiers et les péages dans un premier temps, puis, au bout de quelques jours de discussions, sur des points jugés d’importance plus stratégique, comme les centrales de distribution alimentaire, les dépôts pétroliers et raffineries, ou encore les ports. Autour de Montpellier, des points de blocages réguliers se sont mis en place en novembre et décembre, aux péages autoroutiers de Saint-Jean-de-Védas, Poussan et Bessan, au dépôt de pétrole de Frontignan, ou encore près des centrales alimentaires de la grande distribution, surtout Système U à Vendargues et Clermont-l’Hérault, ou Intermarché à Béziers. Nous avons rencontré quelques-uns des acteurs de ces blocages économiques pour parler tactiques et stratégies.

« Une majorité des gens voulaient bloquer l’ensemble de l’économie »

Eva, mère de famille nombreuse qui peut se vanter d’avoir préparé le 17 novembre à Prés d’Arènes, nous parle des modes d’action aux premiers jours du mouvement : « Au début, on ne parlait pas trop de comment s’y prendre pour mettre en échec le gouvernement. Il fallait d’abord que l’on se retrouve, on n’avait pas encore discuté de la stratégie. C’est venu dans les jours suivants. Les avis divergeaient un peu sur ce qu’il fallait bloquer : certains voulaient bloquer en priorité les services de l’État, sans se concentrer sur les grandes entreprises qui étaient pourtant vues comme coresponsables et en collusion avec le gouvernement. Mais une majorité des gens présents voulaient bloquer l’ensemble de l’économie. Alors s’est posée la question de la pertinence des blocages aux ronds-points, qui de fait bloquent l’économie en ralentissant les gens qui vont au travail, mais en engendrant trop de tensions. Nous, à Près d’Arènes, on a vite évolué vers du blocage filtrant, pour ralentir un peu la circulation et surtout pour faire de l’information. C’est là que d’autres se sont tournés vers des actions plus ciblées, en visant le dépôt de pétrole, les péages ou les centrales de distribution. » Mireille, elle, s’est beaucoup investie sur le rond-point du grand M : « Nous, on a directement opté pour une présence sans aucun blocage, avec des tracts et des pancartes, pour informer les gens sans les brusquer. Mais personne ou presque n’était contre les blocages économiques, on se voyait surtout comme une autre partie du mouvement, en charge de la communication. »

« C’était comme un début de Commune »

« Moi, j’ai rejoint le mouvement à partir de la seconde semaine à travers l’occupation du péage de Saint-Jean-de-Védas déclare Bastien, étudiant en thèse à Montpellier. Pour moi, c’était comme un début de Commune ou une ZAD. Les gens se sont retrouvés à gérer le lieu ensemble de manière plutôt horizontale, sans qu’il n’y ait de militants. Et là je me suis dit qu’il se passait vraiment quelque chose ! » Le péage de Saint-Jean-de-Védas, comme de nombreux autres dans la région et en France, a été occupé pratiquement vingt-quatre heures sur vingt-quatre par les gilets jaunes pendant trois semaines. David, postier de profession et autre occupant de cet improbable lieu de convivialité autoroutière, y a pour sa part consacré l’essentiel de son énergie : « Avant les ordres du ministère de l’Intérieur préconisant la fermeté face aux actions de notre mouvement, on avait vraiment commencé à s’installer sur le péage de Saint-Jean-de-Védas. On avait même fini par y installer un bar en dur, entre les barrières du péage ! Pendant la seconde semaine du mouvement, il y a eu cet appel à la grève de deux des plus importants syndicats de transport routier du pays. Alors nous on espérait que les routiers nous rejoignent, parce que quand eux s’y mettent, c’est tout le pays qui est bloqué très vite ! Et on pensait donner un prétexte à ceux qui ne pouvaient pas s’arrêter de nous rejoindre. On est pas mal à s’être tournés vers les actions sur les péages ou les blocages d’autoroutes pour cette raison. Puis les syndicats ont lâché l’affaire dès le premier jour, dès les premières miettes que le gouvernement leur ont laissées… Après ça, on avait tous conscience que l’impact économique de l’action était moindre que celui des opérations sur le dépôt pétrolier de Frontignan par exemple. Je me rappelle qu’on s’était amusés à demander aux conducteurs qui passaient sans payer pendant les opérations leurs tickets, pour les envoyer ensuite à l’Élysée ou à Vinci Autoroutes ! En faisant le calcul, on peinait à atteindre les centaines de milliers, alors que sur le dépôt, c’est fait en quelques heures. Mais on était quand même là, et ça nous rendait très sympathique aux yeux des usagers de la route. »

« Les rayons de certains produits étaient vides !

Près de Vendargues, c’est la centrale de distribution de produits frais Système U qui a fait les frais des actions gilets jaunes. « Les camions rentraient dans l’entrepôt vide, et on ne les laissait pas repartir avec la remorque chargée ! » raconte fièrement Henri, travailleur social proche de la retraite et éternel optimiste. « Là où c’était bien foutu, c’est que comme d’autres gilets jaunes bloquaient aussi la centrale Système U sur Clermont-l’Hérault, et plus souvent que nous, les camions ne pouvaient pas s’approvisionner ailleurs dans la région ! Il y avait un entrepôt Lidl dans le coin, mais chez ces gens-là, on ne va pas se recharger chez les concurrents. Alors on arrivait à bloquer un petit bout d’économie comme ça. Et puis c’est quand même l’éclate de se dire que c’est leur principe de concurrence qui peut rendre nos actions efficaces ! » Peu engagé en politique avant le 17 novembre, le gilet jaune confesse aussi avoir appris de l’expérience réunionnaise : « On se retrouvait pas mal sur le rond-point de Saint-Aunès, puis on a eu vent de ce qu’il se passait à la Réunion. De la folie ! Avec tous leurs barrages, ils ont obligé très vite l’État à ouvrir des cahiers de doléances, et à geler la taxe sur le carburant. Alors là je me suis dit c’est comme ça qu’il faut faire, et quand il n’y aura plus d’essence et plus rien dans les magasins, là on nous écoutera ! Et ça a marché un peu, ce type d’action. Sur Béziers, ils bloquaient tout le temps la centrale Intermarché. Résultat : j’ai un ami qui va faire ses courses à l’Intermarché de Prades-le-Lez, et la dernière semaine de novembre et la première de décembre, les rayons de certains produits étaient tous vides ! » Ces scènes de pénuries se sont également produites à Montpellier, notamment dans les deux enseignes de Monoprix.

« On tape là où ça fait mal !

Éric, habitant de Poussan au chômage, est du même avis : « Comme je ne travaille pas, j’étais nuit et jour sur le péage de Poussan. Et puis quand j’ai eu vent d’une opération de blocage sur le dépôt pétrolier de Frontignan, j’étais de la partie. Parce que là on sait qu’on tape là où ça fait mal ! » Quand on a fréquenté les piquets de gilets jaunes sur le dépôt, on connaît cette ambiance particulière, entre convivialité et conviction d’être là où il faut, à un endroit où des choses importantes se jouent pour la lutte sociale. « On parle assez peu politique quand on se retrouve là-bas. La politique, c’est ce qui divise les gens. Ce qui nous unit, c’est nos conditions de vie, c’est qu’on est tous en galère. Sur Frontignan, on a un des plus gros dépôt de pétrole du sud de la France, et un des seuls qui propose tous les types de carburants. On voyait certains des camions-citernes faire demi-tour devant les barrages de pneus enflammés, et on savait qu’ils allaient se recharger ailleurs, à Port-la-Nouvelle par exemple. C’est pour ça que là où on a eu le plus d’impact, c’est quand on a réussi via Discord (messagerie de groupe en ligne) à coordonner les jours de blocage avec les gilets jaunes des alentours de Narbonne. Au début, on pensait qu’on était assez bien organisés, les gens venaient, et avec le monde on trouvait toujours quelqu’un qui connaissait quelqu’un qui pouvait nous livrer du matériel pour construire des barricades. Puis au fil des semaines, la police a de moins en moins toléré nos actions, des gens ont commencé à avoir peur des violences. En même temps, il ne faut pas penser qu’on va nous laisser changer le monde tranquille, faut pas être naïfs non plus ! Puis la fatigue est venue aussi, je connais des gens qui bossaient la journée pour venir ensuite tenir le barrage quelques heures la nuit ! Alors c’est devenu très compliqué de continuer à bloquer le dépôt régulièrement. »

« On vient manifester parce qu’on nous a virés des ronds-points et des péages !

Quand on parle de ces actions, on sent une très nette nostalgie. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’un appel national à la reprise des ronds-points [a été lancé pour le 4 mai, sans véritablement succès. Un nouvel appel a rebloqué circule pour le 22 juin] Éva, notre communicante en occupation de ronds-points, « aujourd’hui on vient manifester en centre-ville parce qu’on nous a virés des ronds-points et des péages ! » Avec parfois le renfort d’un dispositif policier proprement hallucinant, comme sur le péage de Saint-Jean-de-Védas début décembre, où des hélicoptères ont été utilisés pour traquer les contestataires jusque dans la Garrigue ! Des expériences qui peuvent expliquer que la violence soit considérée comme un moyen d’action légitime parmi d’autres. « Comment tu veux faire, quand la police attaque aussi durement le mouvement du peuple ? », questionne Éric. « Soit on apprend à se défendre, soit on rentre à la maison ! En plus les médias nous rabâchent les oreilles avec les violences des manifestants, mais nous on n’a aucune arme, et on ne voit nulle part des nouvelles de policiers qui ont eu une main arrachée ! On ne les gagne jamais, ou rarement, les affrontements contre les flics. Par contre, à mon avis, résister à la police a du sens. Parce que l’État ne tient plus que grâce à eux aujourd’hui, et ils ne sont pas si nombreux. Je me rappelle d’une fois où on a pu bloquer le dépôt pendant quarante huit heures d’affilée alors que d’habitude, les CRS sont toujours là dès le début de la matinée. Là on s’est dit, ça y est, ils sont débordés, ils n’ont plus assez de flics pour tout débloquer. Donc on devait peut-être la réussite de notre action à d’autres gilets jaunes, ailleurs dans le pays, qui osaient répondre à la violence du gouvernement en s’affrontant avec les forces de l’ordre, parce qu’ils les occupaient. C’est comme une guerre d’usure ce mouvement, c’est comme ça qu’on va les avoir ! »

Pour des raisons assez similaires, David le postier nous explique pourquoi il a préféré ne pas aller manifester sur Paris jusqu’ici : « C’est bien de se rassembler sur un seul point en France, comme ça on montre qu’il y a du monde et on ridiculise un peu les chiffres de BFMTV et de Castaner. Mais je me suis toujours dit qu’il fallait aussi et peut-être surtout qu’il y ait des actions partout, dans tous les petits bleds de campagne. Comme ça s’ils veulent nous envoyer la police, ils ne sauront pas où l’envoyer, et ils ne pourront pas l’envoyer partout en même temps. » Pour ce qui est de la violence populaire, si elle semble effectivement beaucoup plus acceptée que lors des précédents mouvements sociaux, son utilisation fait encore débat au sein du mouvement. Pour notre doctorant Bastien, qui fait partie des mandatés de l’assemblée générale (AG) des gilets jaunes de Montpellier pour aller à « l’AG des AG » de Saint-Nazaire, « il y a une vraie phobie dans le mouvement de ne pas réussir à massifier. Et c’est une phobie qui ressort très vivement pendant les discussions sur la casse, les affrontements ou encore les actions de blocage plus dures. »

Et demain ?

Si, de l’aveu même de beaucoup de gilets jaunes, le mouvement semble s’enliser dans des manifestations hebdomadaires ritualisées et peu efficaces, les gilets jaunes sont toujours présents, malgré près de quatre mois de luttes [sept mois désormais] dans les pattes. Une nouvelle génération semble s’être formée à la contestation radicale de l’ordre établi. Et la moindre des choses que l’on puisse dire, c’est que ce mouvement n’est pas avare en retournement de situations et en surprises ! Alors, quelle stratégie gagnante pour les gilets jaunes ? Des pistes sont explorées actuellement, comme l’appel à une grève générale indépendante des syndicats pour le 2 mai [un appel circule à reprendre les ronds-points et les blocages pour le 22 juin]. Osons espérer que l’avenir finira par donner à Bastien, David, Mireille, Éva, Éric, Henri et tous leurs camarades les clés d’une victoire bien méritée !

Blocage du péage de Poussan (photo de Carlos de Brito)

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