A Montpellier, déferlante des hospitaliers en colère jusque sur la Comédie

Le Poing Publié le 16 juin 2020 à 18:19 (mis à jour le 16 juin 2020 à 18:28)



Ce 16 juin, un gros cortège, très tonique, gagne le centre ville sans que cela fût prévu. On n’en est pas à la reconductible, mais à un nouveau rendez-vous pris pour le 30

On a menti. Il faut l’avouer. On a menti aux lecteurs du Poing. On l’a même fait à trois reprises, chaque mardi depuis le 26 mai. On a menti pour la cause. Et seulement par omission. A chacun des “mardis de la colère” du monde hospitalier, alors emportés par la seule CGT, on n’a pas dit vraiment le coup au moral qu’on s’y est pris, en ne s’y retrouvant qu’à cent cinquante au mieux, noyau dur de gilets jaunes pour l’essentiel, autour d’escouades d’une trentaine de soignants (tandis que le CHU de Montpellier emploie douze mille personnes). Alors on se plut en exégèses des discours de Rémy Ruiz, leader syndical, qui sut chaque fois exposer les questions de la santé comme un fait politique – au meilleur sens du mot. On l’entendit partir des émeutes de Minneapolis pour réfléchir sur le sens des discriminations, de l’invisibilisation, de la précarité. A part quoi, le compte n’y était pas. Mais alors, pas du tout.

Par contraste, ce mardi 16 juin, il est difficile de décrire le mouvement d’euphorie soulevé par le quatrième de ces “mardis de la colère”. Plusieurs atouts nouveaux étaient apparus dans le jeu. D’abord l’unité syndicale, inhabituelle, qui voyait la CFDT, FO et l’UNSA rejoindre la CGT. Par ailleurs, un cran avait été passé dans la mobilisation, avec l’appel à la grève, fût-elle d’une heure ou deux seulement. Les discriminations dans la distribution de la prime COVID a rajouté sa goutte d’écoeurement, la semaine dernière. Le battage médiatique national autour de la date du 16 juin aura contribué aussi. Enfin, même dicté par une pleutre prudence sécuritaire, la tactique initiale, de rester dans le seul quartier des hôpitaux, aura eu son effet garnisseur des rangs, établissement après établissement.

Ainsi s’ébranlait-on un petit millier, deux tiers d’hospitaliers, un tiers d’usagers solidaires, depuis l’hôpital Saint-Eloi peu après 10 heures du matin. Pour finir au moins trois mille sur les pelouses d’Arnaud de Villeneuve deux heures plus tard. Et d’ailleurs pas finir, en repartant à mille cinq cents jusque sur la Comédie, à l’appel du propre leader de la CGT. Ca n’est pas tous les jours que les encadrements syndicaux appellent à se déborder eux-mêmes, en prenant la mesure de la combattivité du jour.

Manif toute en ébullition, marquée par d’autres débordements ponctuels : ici certains veulent foncer sur Benech, ou siège la direction administrative. Entre Colombière et Lapeyronie, le gros du cortège préfère goûter à la joie de la rue reconquise, tandis que de manière absurde, les directions syndicales poursuivent en parallèle, mais cantonnées derrière les grilles. Peu après, à Lapeyronie, un autre groupe se précipite jusqu’aux urgences : « Ce sont eux, la réa, les urgences, qui ont morflé le plus ! ». Un vigoureux tambour gilet jaune du Bassin de Thau donne la cadence. Tout cela serpente, se tisse, et souvent la foule crie, tape des mains, renvoie les sonos de tubes à l’absurdité de leur passivité.

Le leader cégétiste Rémy Ruiz a exhibé son masque moulant de Macron (« qui ne protège de rien »), sous lequel il déridait la foule en l’invitant « « à surtout n’avoir pas peur de traverser la rue », sinon à « bien prendre soin de Brigitte » quand il la mettra en Epadh. Blague à part, son discours redit qu’il n’y a pas de « sacrifices, de héros, de martyrs dans cette crise sanitaire » mais « des professionnels qui exercent des métiers, tous nécessaires, articulés pour apporter les soins au service de la population ». C’est cela qui fait l’hôpital public. Et « l’hôpital d’hier, l’hôpital à bout de souffle, nous n’en voulons plus. L’hôpital de demain, celui que nous velons, c’est celui présent ici aujourd’hui » (en désignant la foule mobilisée).

Tout au long de cette matinée, on a capté, à fleur de peau, nerveuse, combattive, une conviction populaire hyper clivante, à défendre un bien commun contre les fanatiques de l’ordolibéralisme du seul profit, imposé via des bandes armées ultra-violentes. Moins de vingt uniformes se sont présentés ce matin là. Ils écopent d’une dose de “police partout – justice nulle part”. Ici ou là, des blouse blanches badgées FO s’époumonnent en d’inattendus “Révolution ! Révolution !” Il traîne encore quelques “On est là, On est là, même si…” Mais cette société civique, partagée à l’abri du bleu, du gaz, est toute vivable, oxygénée, désirante et combattante. Le cortège foisonnant se distribue des médailles auto-collantes “soigne et tais-toi”, brandit ses pancartes : « Macronistes, c’est l’heure des comptes, il va falloir payer », « J’ai pas eu le COVID, mais vous m’avez transmis la rage », « Je n’ai pas applaudi que pour faire joli ».

Des groupes singuliers se distinguent. Les laborantins des hôpitaux : « On demande la catégorie A, être pleinement reconnus. Si on arrête un instant, tout l’hôpital se bloque. Mais non, total mépris. Alors qu’on manipule le COVID, on ne touche pas la prime pleine, qu’on a accordé aux administratifs dans les bureaux, à la DRH ou aux crèches ; on n’est même pas représentés au Ségur. C’est écoeurant ». Bref : “Pas de labos, pas d’hosto”. Plus loin, on apprend que la gynécologie-obstétrique « ne relève pas des urgences ». Aux fenêtres, aux portes, dans les enceintes hospitalières, des personnels retenus en service applaudissent, brandissent leurs propres banderoles (« Nous travaillons par passion, marre des conditions ! », agitent des accessoires de travail.”

Dans les allées souvent désertes, presque irréelles de la Colombière, l’intrusion de la foule, ses chants, sa couleur, sa chaleur, semble avoir un effet réconfortant immédiat sur les patients en psychiatrie, certains soudain tout réjouis. La danse n’est pas loin. Où donner de la tête ? On ne s’attardera pas sur la présence enrubannée de tricolore, des Hussein Bourgi et Michaël Delafosse, qui omettent d’expliquer ce que fut la rage du PS au pouvoir, à supprimer des lits par milliers et milliers. Ailleurs on apercevra Muriel Ressiguier, députée LFI, confluente mais en rupture de Fantastiques.

Il y a aussi les soignants du privé, cliniques Beausoleil, Saint-Jean, du Millénaire, du Parc, de l’Institut Saint-Pierre (des sections CGT en général). L’un de leurs représentants rappellera leur grève historique d’il y a dix ans, contre « un patronnat de voleurs, de renards, qui s’emparent de pans entiers du service public ». Après lui, un usager solidaire, au coffre de chanteur lyrique, entame en solo un long ode chanté à l’histoire de la Sécurité sociale, née des “Jours heureux”.

Pour Rémy Ruiz, toujours lui, on vit « un moment unique de l’histoire de l’Hôpital. Les progrès ont fait qu’on n’a jamais eu de meilleures techniques pour soigner. Et jamais depuis trente ans, un focus aussi fort n’a été mis sur les enjeux de l’hôpital. C’est le moment. C’est le moment d’appuyer tous sur le bon plateau de la balance, pour un hôpital où on ne se contente pas du dernier IRM à la mode pour soigner. L’injustice frappe les soignants. L’injustice frappe les soignés. Nous ne voulons plus vivre de situation où on laisse les familles devoir s’occuper des patients ».

Une immense, une interminable acclamation se soulève, quand est rappelé que c’est aussi parce qu’ils sont féminins que les emplois hospitaliers sont parmi les mal payés : « Nous voulons un hôpital où être une femme ne soit pas un problème, mais une solution ». Ainsi galvanisé, l’orateur appelle, contre toute attente, ceux qui le souhaitent à poursuivre en cortège jusqu’à la Comédie (quatre ou cinq kilomètres en prime, sous un cagnard aussi resplendissant que parfois redoutable, faisant le bonheur des épiciers vidant leurs rayons de boissons sur le trajet).

En chemin, les klaxons sont incessants, d’automobilistes bloqués mais exprimant leur solidarité. Quelque chose bout dans ce pays. On croit revivre les meilleurs instants des manifs pour les retraites. Huit jours après celles contre les violences policières, tout semble à saisir. Au pied des Trois Grâces, un nouveau rendez-vous est donné pour le 30 juin. Le temps de s’organiser ? Ou le risque de laisser tout retomber ?

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