Egoportraits & sélection naturelle
« Suite à une vague de décès et de blessures causées par des selfies à haut risque, le ministère russe de l’Intérieur a lancé une campagne pour appeler à la prudence. » C’est sur cette information capitale qu’a commencé ma journée, en contemplant par la fenêtre les futures ruines de ce monde. Il faut dire qu’en matière d’espoir, c’est plutôt le genre de nouvelle à me faire souhaiter une fin rapide de l’humanité.
Il y a d’abord l’usage du mot selfie, preuve irréfutable de l’extinction imminente de la langue française dans ce pays. Par cet anglicisme, on désigne un autoportrait, ou plus précisément, un égoportrait, puisqu’il s’agit simplement de célébrer sa gueule, son cul, son œuvre, dans un cadre aussi idyllique que possible. Mais il faut être de son temps et parler l’américain, surtout quand on n’est pas foutu d’aligner deux phrases dans une autre langue que la sienne. Ni même, parfois, dans sa langue maternelle. Voilà ce qu’est le particularisme culturel français. Dites-le en soirée et vous serez bannis pour french bashing, nouvelle démonstration d’une inaptitude à exprimer des idée claires dans sa propre langue.
Mais venons-en aux faits. Faut-il que ce monde soit devenu fou pour que les gouvernements, plutôt que de construire des écoles et d’abattre des casernes, s’affairent à lutter contre ce qu’il y a de si délicieusement juste dans la sélection naturelle ? À savoir, sa propension à faucher dans la fleur de l’âge les imbéciles heureux qui s’apprêtent à fragiliser l’espèce.
La vie moderne s’apparentant à un subtil mélange de voyeurisme et d’exhibitionnisme, on rivalise d’ingéniosité pour vendre au mieux sa tronche à sa famille, à ses amis, au monde entier. On se hisse sur la plus haute pierre de la cordillère des Andes pour se tirer le portrait avec en fond un Machu Picchu surpeuplé de touristes en transhumance esthétique. On exhibe fièrement un sourire de nodocéphale(1), satisfait que l’on est de se pavaner sur les rives d’un lagon bleu, où la vie s’est éteinte depuis que la moitié du monde occidental a décidé de se rapporter un morceau de corail. Ou encore, entre puterelles écervelées et consentantes, on se frotte avec bonheur contre le poitrail d’un bellâtre dominant et gominé, faisant de son propre corps l’artifice de séduction d’un mâle reproducteur. Dans cette quête éperdue d’originalité – les cas les plus avancés d’égotisme parlent de créativité – des milliers de jeunes et de faux jeunes perdent toute originalité, se faisant justement les porte-étendards d’un conformisme bourgeois et avarié.
Il y a deux mois, un homme était foudroyé après qu’il ait déployé sous l’orage une perche métallique afin de prendre en photo sa jolie tête blonde. L’espace d’un instant, j’ai failli croire en Dieu. Mais non. Sans quoi le Royaume-Uni n’aurait pas initié une campagne de sensibilisation au risque des égoportraits. On croit rêver. Alors qu’il serait de la responsabilité des autorités de prôner le laisser-faire. Plus audacieux, on pourrait trouver un usage aux derniers chefs d’œuvres des artistes de l’au-delà. Songeons à cette Canadienne, qui ayant l’envie soudaine et géniale de se filmer au volant de sa voiture, défia la route et ses aléas. Par bonheur, en s’encastrant dans un séquoia, elle a laissé un outil pédagogique remarquable pour les plus jeunes. Y a-t-il document plus efficace pour expliquer l’extinction des espèces ?
Voilà pourquoi je ne peux m’empêcher d’esquisser un sourire radieux quand j’observe une personne s’approcher à reculons d’une falaise, les yeux rivés sur son téléphone, pour épater ses proches – lesquels auront d’ailleurs une occasion rapide de se retrouver. Après tout, une bouche de moins à nourrir, c’est toujours ça de gagné pour la préservation de cette magnifique planète…
Jack Alanda
(1) Tête de noeud
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