1312 raisons d’abolir la police | Entretien avec Gwenola Ricordeau
Gwenola Ricordeau est professeure associée en justice criminelle a la California State University de Chico, aux Etats-Unis. Elle est l’autrice des livres “Pour elles toutes. Femmes contre la prison”, “Les détenus et leurs proches. Solidarités et sentiments à l’ombre des murs” et de “Crimes et peines. Penser l’abolitionnisme pénal“, avec Nils Christie, Louk Hulsman et Ruth Morris. Son nouveau bouquin, “1312 raisons d’abolir la police” vient tout juste de sortir aux éditions Lux. Depuis, Gwenola Ricordeau est la cible d’attaques et de menaces sur Twitter et les réseaux, venant des syndicats de police et de l’extrême-droite. Un sénateur a appelé à la censure du livre. Génération Z, mouvement pro-Zemmour, comme le site Français de Souche ou le groupuscule ultra-violent qui vient tout juste de se reformer, le Groupe Union Défense (GUD), tweetent les dates et lieux de ses conférences, discussions ou événements publics. Petit entretien avec Le Poing.
Le Poing : Tu as sorti un bouquin qui s’appelle 1312 raisons d’abolir la police. Il y a plein de gens pour qui abolir la police c’est quelque chose d’assez délirant parce qu’ils perçoivent une insécurité à tous les coins de rue. Pourquoi est-ce que des gens pourraient penser à abolir la police ?
Gwenola Ricordeau : La première raison que l’on peut donner, c’est que la police ne nous protège pas, parce que la police n’a que finalement très peu d’effets sur ce qu’on appelle la sécurité, qu’il y a bien d’autres variables qui permettent d’expliquer le niveau de sécurité ou d’insécurité, comme des variables économiques, l’organisation de la société, etc. Quand on regarde ce à quoi sert la police, elle ne sert que très rarement à prévenir le crime. Elle sert aussi finalement assez rarement à résoudre les crimes. Quand on regarde ce qui participe réellement de la résolution des délits et des crimes, il apparait que la police en résout finalement assez peu. Si on se départit de l’idée que la police serait là pour nous protéger, il est évident que la police fait beaucoup de méfaits. Nous, abolitionnistes, pensons que le problème c’est pas certaines polices ou certains policiers, mais c’est l’existence même de la police et que l’existence de la police nuit à la qualité de vie en société.
Le Poing : Pourquoi est ce que la police nuit à la qualité de vie en société?
Gwenola Ricordeau : Parce qu’elle est le bras armé de l’État. Elle est là pour maintenir un ordre social extrêmement violent, qui est l’ordre capitaliste, raciste, patriarcal. Lorsqu’on aspire, légitimement, à vivre libre, à renverser ces systèmes de domination, on se heurte à un ennemi qui est l’État et donc à son bras armé qui est la police. Donc, clairement il y a un antagonisme entre des aspirations émancipatrices et l’ordre social actuel. C’est en ce sens que la police est notre ennemi.
Le Poing : Et tu parles du coup de 1312 raisons d’abolir la police, c’est le bouquin que tu viens de sortir. Qu’est ce qu’il y a dans ces 1312 raisons ?
Gwenola Ricordeau : Alors peut-être pour clarifier « 1312 » : c’est une référence au slogan ACAB. Donc, c’est un clin d’œil à un slogan qui, certes, peut-être vu comme sexiste, mais qui en même temps dit la haine de tous les policiers. L’intérêt de dire “tous les policiers”, c’est de rompre avec cette idée qu’il existerait de bons et de mauvais policiers qui est au cœur de la rengaine réformiste, de l’illusion réformiste. D’un point de vue abolitionniste, nous faisons évidemment rupture avec le réformisme. Alors, dans ce livre, il y a une quinzaine de contributions, qui viennent essentiellement d’Amérique du Nord, avec cette idée de montrer à la fois l’étendue, l’ampleur des réflexions abolitionnistes, notamment d’un point de vue stratégique. Et puis aussi de faire un bilan critique des luttes qui peuvent être menés d’un point de vue abolitionniste.
Le Poing : Sur le mouvement des gilets jaunes, il y a eu cette question de la violence policière qui s’est posé. On a lu des rapports qui étaient faits , par la gauche social démocrate française. Et eux disaient que le problème de la police, c’est que les policiers ne sont pas assez formés à un “bon maintien de l’ordre”. Et en plus de ça, ils auraient subi des baisses de moyens, c’est à dire qu’on aurait baissé le nombre d’unités de policiers spécialisés dans le maintien de l’ordre et c’est parce que ces policiers sont pas assez formés et qu’ils ont pas assez de moyens qu’ils seraient violents. Est ce que c’est une analyse dans laquelle tu te retrouves ?
Gwenola Ricordeau : Non, je ne me retrouve pas du tout dans ce genre de discours parce que, déjà, d’un point de vue pragmatique, il faut savoir que la police de Minneapolis, celle qui est responsable du meurtre de George Floyd, était l’une des polices les plus réformées du pays et que, lorsqu’on regarde toutes les réformes proposées pour améliorer le recrutement des policiers, améliorer leur formation, on voit que ça a pas d’effets, voire parfois des effets contreproductifs. Toutes ces propositions, c’est une illusion. Toutes ces idées de mieux entraîner la police, etc. , ça contribue à l’augmentation des budgets de la police. Ce n’est pas ainsi qu’on va s’en sortir. En fait, il n’y a pas de bons policiers, il n’y a pas une bonne police, comme il n’y a pas de bon capitalisme. La police est l’ennemi des luttes progressistes. Défendre une perspective abolitionniste, ce n’est pas vouloir d’une police qui tue moins ou qui tue moins de personnes non blanches. Pour nous abolitionnistes, il faut dénoncer toutes ces impasses et discours réformistes qui contribuent à légitimer une institution qui est foncièrement néfaste pour la qualité de vie en société.
Le Poing : En France on commence à parler de l’abolition de la police. Comment est né et d’où vient ce mouvement abolitionniste aux US ?
Gwenola Ricordeau : Il faut au préalable dire que, pour l’abolitionnisme que je défends, abolir la police ne va pas sans une perspective révolutionnaire qui s’attaque à l’État. Les projets révolutionnaires qui pensent l’abolition de l’État sont évidemment extrêmement anciens, extrêmement riches et donc, le projet abolitionniste n’est pas le monopole des abolitionnistes. Quand on regarde l’histoire des luttes et des réflexions anarchistes, on y voit bien évidemment l’abolition de l’État, l’abolition de fait de la police, de la prison. Par contre, à partir des années 70, ce terme d’ « abolitionnisme » est utilisé pour indiquer une direction, parmi d’autres, d’un projet révolutionnaire. Au même titre qu’on peut avoir un féminisme abolitionniste… C’est à partir des années 70, à la fois en Europe et aux États-Unis, qu’apparaît ce terme dans le champ politique et qu’il est revendiqué par certaines personnes et luttes. Mais il peut y avoir des luttes qui, sans utiliser ce terme, sont de fait abolitionnistes ou contribuent à l’avancée de l’abolitionnisme. Par exemple, on peut lutter contre les violences policières de manière radicale et contribuer ainsi à avancer vers l’abolition de la police. Par contre, si on reprend simplement les discours qui confortent l’existence de la police en disant “oui, il faut l’équiper de caméras piétons, il faut lui donner des moyens, parce qu’ils n’ont pas les moyens de travailler correctement”, on s’éloigne de la perspective abolitionniste.
Le Poing : Ce mouvement pour l’abolition de la police a eu un gros écho aux Etats-Unis pendant le mouvement de 2020 après l’assassinat policier de Georges Floyd. Tu peux nous en dire un peu plus ?
Gwenola Ricordeau : Depuis les années 70, l’abolitionnisme pénal existe. Mais les luttes abolitionnistes se sont longtemps essentiellement focalisées sur la prison. Ce qu’on connaît généralement mieux, c’est ce qu’on appelle les luttes anticarcérales et contre toutes les formes d’enfermement. Mais, lorsqu’on pense l’abolition du système pénal, on arrive forcément à la question de la police. C’est ce qui s’est passé en 2020 aux États-Unis. Auparavant, les luttes pour l’abolition de la police ou les luttes pour l’abolition du système pénal étaient reléguées dans les marges politiques. À la faveur de Black Lives Matter, certains slogans abolitionnistes se sont popularisés et cela a amené la question de l’abolition de la police dans l’espace public comme jamais auparavant. Il y a donc eu une certaine visibilité de ces idées là et aussi des luttes qui se sont menées à un niveau local pour définancer certaines forces de police. Il y a évidemment un bilan critique à faire de ces mobilisations et c’est ce que le livre propose.
Le Poing : Sur quelles limites ce mouvement est-tombé en 2020 ?
Gwenola Ricordeau : La revendication du dé-financement de la police a été portée par des abolitionnistes parce que, en toute logique, il est nécessaire d’affaiblir l’institution policière lorsqu’on lutte contre elle. Par contre, on a bien vu les limites d’une telle revendication puisque lorsqu’on démantèle une force de police dans un pays qui en compte bien d’autres, il y a simplement d’autres forces de police qui viennent prendre le relais de celle qui a été démantelée. Par ailleurs, certaines tâches dévolues à la police peuvent être attribuées à d’autres corps de métier (comme les travailleurs sociaux, la sphère du médico-social, etc.) et il peut y avoir un effet de vases communicants et un remplacement de la police telle qu’on la connaît aujourd’hui par des dispositifs de surveillance et de contrôle qui s’appuient sur un certain nombre de technologies. C’est donc l’occasion de rappeler que pour nous, abolitionnistes, il ne s’agit pas seulement d’abolir les forces de police telles qu’on les connaît aujourd’hui, mais bien de penser leur abolition dans une perspective révolutionnaire. Notre ennemi, c’est l’État et donc non pas simplement certains corps policiers, mais bien la fonction qu’ils assurent.
Le Poing : Abolir la police sous le capitalisme, est ce que ce n’est pas privatiser la police ? Par exemple, en Angleterre, tu vois beaucoup moins la police parce qu’ils ont réduit les financements de la police, mais il y a des sociétés de sécurité privées qui patrouillent avec des voitures, avec des caméras dessus. Tu as des espèces de vigiles qui ont des attributions de police. Ils peuvent interpeller des gens. Et comme les flics anglais, ils n’ont pas d’arme. En fait, ils ont à peu près les mêmes attributions. Il y a des voisins vigilants qui peuvent fouiller les gens, et cetera. Est ce que la revendication d’abolition de la police si elle est pas liée, on va dire à un mouvement général vers l’émancipation, ne peut pas être quelque chose qui porterait une privatisation de la police ?
Gwenola Ricordeau : Je ne vois pas d’abolitionnistes tomber dans des appels a la sécurité privée, pour dire les choses rapidement, l’abolitionnisme n’est pas libertarien. C’est une évidence d’un point de vue abolitionniste, mais autant le rappeler : on s’oppose à tous ces phénomènes de vases communicants. En anglais, on évoque le « detasking », c’est-à-dire l’attribution de tâches auparavant dévolues aux policiers vers les travailleurs sociaux, la sécurité privée, les enseignants, un certain nombre d’agents qui peuvent contribuer à une forme de contrôle et de surveillance. Mais évidemment, un soi-disant abolitionnisme qui permettrait qu’il y ait davantage de sécurité privée, c’est un non-sens pour moi. Comme je l’écris, il n’y a d’abolitionnisme que révolutionnaire. Les limites des formes de dé financement et de démantèlement qu’on a pu voir dans le sillage du meurtre de Georges Floyd montrent que c’est totalement illusoire que de penser l’abolition en restant dans le cadre actuel de la société.
Le Poing : D’accord. Si effectivement on est dans une abolition mais qui en même temps est aussi l’abolition des autres catégories d’une société oppressive comme le salariat, le capitalisme, le patriarcat et diverses autres oppressions. C’est un peu le truc que souvent, on se voit opposer, quand on critique la prison. Des gens qui nous disent : “Mais la nature humaine, la nature humaine, elle est mauvaise. Il y aura toujours des actes déviants. La justice ne fonctionne pas. Comment est ce que vous voulez faire s’il y a des actes horribles ?” Je suppose qu’il y aura beaucoup d actes de vol, de choses désagréables qui disparaîtront avec toutes les formes d’égalité et de liberté qu’on amènera. Mais qu’est ce qu’on fait de ce résidu ? Une fois qu’on a aboli la police, une fois qu’on a aboli les prisons et les cours de justice, comment est ce que comment est ce qu’on traite socialement ça ?
Gwenola Ricordeau : Il faut déjà se dire qu’aujourd’hui, pour l’essentiel, ce qu’on appelle les crimes et les délits ne sont pas pris en charge ni par l’institution policière, ni par le système pénal et donc, quotidiennement, on est amené à gérer des conflits, des préjudices, des torts sans faire appel ni à la police, ni au système pénal. Plutôt que d’avoir peur de ce qui serait un vide crée par l’abolition de la police, il faut au contraire se dire qu’on est extrêmement riche d’une expérience à la fois individuelle et collective. Si on regarde l’histoire de l’humanité, les sociétés humaines ont de multiples formes d’organisation. La forme étatique avec une force de police, c’est une anecdote à l’échelle de l’histoire des sociétés humaines. Plutôt que cette impression de vide, il faut se dire qu’il y a des sources d’inspiration qu’on peut retrouver dans notre histoire collective et individuelle. Et puis, il y a aussi à imaginer. On emploie souvent cette expression de « l’imagination abolitionniste ». Il y a eu beaucoup d’énergie et beaucoup de ressources qui ont été mises à la disposition de la police pour arriver à ce niveau de complexité qu’est l’institution policière aujourd’hui et si on avait mis autant d’énergie à imaginer des formes non punitives de résolution des préjudices, de résolution des conflits, on aurait sans doute beaucoup avancé en termes de progrès humain, politique et social.
Le Poing : Est ce qu’il y a des expériences qui semblent particulièrement intéressantes ?
Gwenola Ricordeau : Les expériences, on les a tous les jours. Tous les jours, on fait sans la police. Je suis toujours gênée avec ce mot d’« expérience » parce qu’on vit, on survit sans police dans de multiples espaces, dans de multiples pratiques. C’est pas des « expériences » que l’on met en place. Si on parle de sociétés qui vivent sans police, de personnes, d’espaces qui vivent sans police, ils sont extrêmement nombreux. La question est celle du futur qu’on construit. Il y a toujours un danger à juste penser qu’il y aurait des expériences ou des alternatives qui pourraient être transposées. Si on propose un projet révolutionnaire, si on propose de construire un camp abolitionniste, ça veut dire qu’il nous reste à construire, et pas simplement à transposer ce qui a été fait ailleurs ou par d’autres personnes.
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