La chronique d’Eugène : “Le vertige de l’émeute, de la ZAD aux Gilets Jaunes” de Romain Huët

Le Poing Publié le 15 avril 2024 à 10:18 (mis à jour le 15 avril 2024 à 15:13)
Montpellier, acte 43 des gilets jaunes, septembre 2019. (Photo d'illustration "Le Poing")

Romain Huët s’est intéressé à cette pratique politique radicale dans « Le vertige de l’émeute, des ZAD aux Gilets Jaunes », Alpha, 2023). L’émeute est analysée comme une impatience démocratique par ce sociologue, un refus du présent et du monde (dégueulasse) à venir. Cet ouvrage a été remarqué au point que Huët a été auditionné par une commission de l’Assemblée Nationale sur « l’organisation des groupuscules violents en manifestation » en juillet dernier

Dans une lettre adressée jeudi 4 mai 2023 à Emmanuel Macron, plusieurs syndicats de police ont réclamé au chef de l’État en “urgence une loi anti-casseurs”, également demandée par Gérard Darmanin. Ils assurent que les policiers vivent actuellement une “situation apocalyptique”  face aux “violences”  qui émaillent les manifestations, notamment contre la réforme des retraites. Ces « casseurs » sont en fait les « émeutiers ».

Romain Huët s’est intéressé à cette pratique politique radicale dans « Le vertige de l’émeute, des ZAD aux Gilets Jaunes », Alpha, 2023). L’émeute est analysée comme une impatience démocratique par ce sociologue, un refus du présent et du monde (dégueulasse) à venir. Cet ouvrage a été remarqué au point que Huët a été auditionné par une commission de l’Assemblée Nationale sur « l’organisation des groupuscules violents en manifestation » en juillet dernier.

Cet ouvrage change des livres de « journalistes de préfecture » ou autres « experts » en sécurité intérieure. Huët ne condamne pas cette pratique ; mieux, il se place dans l’émeute (en y participant ?) pour ressentir ce « vertige » dans sa chair. Qui d’entre-nous n’a jamais ressenti ce mélange de colères, légèretés et joies dans ce moment où les « corps sont assemblés dans l’espace public » ! C’est cela, la « passion émeutière ».

Introduction 

L’atmosphère est nerveuse en France macronienne. Les rapports sociaux s’enveniment, les accès de colère sont de plus en plus nombreux. Cela conduit à des émeutes, étranges combinaisons de sérieux, d’insouciance et de colère. Demandant justice ou refusant le monde « tel qu’il est », on partage le même vertige entre euphorie et inquiétude, rage et joie. Le « charme de l’émeute » tient à la promesse de faire l’expérience d’évènements concrets qui « parlent aux nerfs ».

Face à ce pouvoir qui veut maintenir un présent inchangé, deux alternatives. Le fascisme, le complotisme et le survivalisme qui souhaitent la mort de la démocratie et orientent leur haine vers un ennemi fantasmé. A l’opposé, la force sociale qui expérimente d’autres façons de vivre, travailler, s’amuser et décider. Le pouvoir néolibéral ne tolère pas ces espaces oppositionnels qui métamorphosent l’être et les façons de faire.

La perte du sentiment de solidité du réel et des repères individuels et collectifs poussent les émeutiers vers des quêtes d’intensification de l’existence (soif de destins, d’aventures, de désirs, de vie) et des tentatives d’héroïsations de la vie. L’émeutier sent la fragilité du monde (à l’image de la vitrine d’une banque brisée par des barres de fer et des marteaux) et la solidité évidente de ce monde détestable est tombée.

Le pouvoir policier se durcit et l’État se montre sourd face aux problèmes sociaux. Une spirale d’intensification de la violence s’ouvre et prouve l’incommunicabilité avec les pouvoirs. Face à pouvoir « autiste » et à ce monde qui n’inspire plus aucune confiance, la violence. Cette violence émeutière permet le temps de quelques heures de retrouver des prises, ouvertures et espoirs pour l’avenir.

L’émeute est l’un des symptômes d’une crise profonde de la démocratie. C’est la fin de la composition ; on ne veut plus « réfléchir » collectivement. L’émeute est cette tentative désespérée de repossession de ce qui se dérobe à nous. C’est aussi une impatience démocratique qui veut tracer des voies qui échappent aux normalités dominantes. On voit ce regain de vitalité dans l’antifascisme, le féminisme et l’écologie notamment.

I/ Éprouver la violence et sa charge sensible 

Les discours sociaux et médiatiques voient dans l’émeute un pur agir nihiliste et apolitique de destruction. Cela explique l’angoisse des médias dominants à chaque mobilisation sociale d’ampleur. On se focalise sur le « black bloc » pour justifier une sur-présence policière et des représailles juridiques. Ce « black bloc » serait l’incarnation d’une force opaque et régressive risquant de faire basculer la « République » dans le chaos.

Une cristallisation d’intensités 

Une émeute se prépare en amont. Au cours de son accomplissement, elle s’improvise. Cependant, elle a ses règles. Le corps à corps avec la police est rare, car cette dernière, sur-équipée a le dessus. Ses pratiquants privilégient la barricade et le jet de projectiles. Cette violence confuse mais domestiquée a pour but de troubler et précariser le pouvoir. Le désordre et les destructions symboliques sont mis en spectacle pour gagner en visibilité.

La violence est justifiée dans les textes et les images. Elle est mise en forme dans les petites histoires de l’après-émeute où l’on se raconte ses peurs et son courage en exagérant bien souvent la réalité vécue. L’émeute est cependant une expérience commune de joies et de frayeurs. Il s’y crée des solidarités improvisées. On y acquiert une initiation à la visée révolutionnaire en mettant ponctuellement et symboliquement le pouvoir en échec (pensons à Notre Dame des Landes).

Une « petite scène » du politique 

L’émeute fait rarement céder le pouvoir sur les réformes injustes. Son aspiration est plutôt liée à l’affirmation d’une force et une prétention à vivre autre chose. La politique devient réelle avec les blessures. Le réel qui mutile devient accessible. Le vertige transporte le sujet sur une nouvelle scène où se joue une tentative d’indétermination du monde et de sa puissance sécuritaire (débordement des nasses, prises en surprise de la surveillance policière…).

II/ Vers une sociologie de chair 

Approcher le sensible 

L’auteur justifie ici son approche originale de sociologue. La sociologie s’attache habituellement aux facteurs issus du contexte social, aux profils sociologiques. En effet, les expériences de mépris social, d’humiliation et d’impuissance à agir sur le cours des choses peuvent pousser à la violence, à la haine et aux passions destructrices. Huët préfère, lui, observer les corps, les affects et les circonstances interactionnelles qui donnent sens aux récits individuels.

L’agir destructif et la violence peuvent être une réponse à un besoin existentiel, à l’envie d’imprimer sa marque. L’agir humain est travaillé par des sentiments, des émotions et des désirs. Le sensible peut s’étalonner sur une conduite sociale commune. On parle alors d’économie psychique et affective, les seuils de sensibilité évoluant et reflétant l’état des rapports sociaux à un moment donné.

Thématiser les faits sensibles 

L’émeute est traversée par une série d’affects, de sensations, d’émotions, d’influences diverses et hétérogènes. Il faut relier les rationalisations aux affects, les geste au contexte, l’odeur du gaz et des fumigènes à la vie intérieure du sujet violent, les sons assourdissants à la position des corps. Pour cela, Romain Huët a du fréquenter au maximum le phénomène émeutier de l’intérieur pour comprendre l’immédiateté de la violence.

Immédiateté de la violence et flux émotionnels 

Le geste violent dispose à une configuration passionnelle (colère, peur, haine qui résulte d’un attachement à l’intensité, dans un présent vivant subjectivé et corporellement incarné.) L’expérience de la violence est intimement vécue. L’attitude corporelle est le siège de manifestations contradictoires alliant l’assurance, l’inquiétude , la déception, la haine…L’émeutier vit à travers sa colère, à travers sa légitimité. Les corps se redressent et charge le pouvoir.

Ce ressenti se présente sous la forme, non d’un discours rationnel, mais de silences, tressaillements indistincts des corps, impressions furtives, cris, mouvements de panique, rires, explosions de joie…Pour saisir le sensible, le sociologue doit regarder ce que l’émeutier voit, éprouve, ressent. Il faut une entrée sur le terrain, une coprésence physique avec les émeutiers sur le long cours. Le problème qui suit est celui de la restitution écrite.

Donner accès à l’émeute 

Le sociologue admet ne saisir que des fragments désarticulés. La description objectiviste est impossible et laisse place aux hypothèses. La principale difficulté revient à convertir une agitation extrême et violente en représentation statique. Il faut donc user d’une certaine position littéraire, de choix stylistiques et narratifs pour restituer ce qu’éprouvent les corps. Il n’y a dans les écrits du Huët aucune certitude savante.

III/ Tout ce qu’est l’émeute 

Une scène d’intensité 

Même si les émeutes sont différentes, elles partagent quelques traits spécifiques. L’excitation est contenue, la violence calculée et ciblée. Les corps sont affectés par la chaleur, l’irritation (gaz) et mutilations. Les corps sont en mouvement ; ils sont immobiles, reculent, s’échappent, se heurtent, se soutiennent ou se désolidarisent. Parfois, les corps avancent lorsque la police recule ou se retire ; il s’agit d’imposer son rythme aux forces de l’ordre.

Une violence domestiquée 

La lutte est réglée. Rares sont les projectiles (pierres, cocktails, mortiers…) qui touchent leur cible. Le corps à corps avec la police est exceptionnel et éphémère, les battes de baseball et bâtons étant rares. Lorsqu’un flic est à terre, on le laisse le plus souvent se dégager. Le but de l’émeute est de créer des obstacles au pouvoir, d’échapper au contrôle policier. L’émeute doit inspirer la crainte aux policiers et au pouvoir.

Une atmosphère 

L’émeute est un espace-temps brouillé par les sons, les couleurs, la rapidité. Cette confusion excite les foules. On veut en découdre et on frissonne à l’idée d’être violent. Les odeurs (fumigènes, gaz…), bruits (fracas, cris, chants, slogans…) et les couleurs (le noir et le rouge notamment) contribuent au spectacle de l’émeute. Les émeutiers mettent en spectacle leur révolte pour lui donner une dimension esthétique (tags, kermesses, banquets et barricades).

On pousse le pouvoir à manifester sa forme la plus élémentaire et brutale. Il faut provoquer la panique policière, l’emmener à se déployer de manière grotesque (courir et chuter, frapper indistinctement…). Le renversement de l’ordre doit être carnavalesque et parodique. On brutalise et insulte la police, brise des lieux et du mobilier urbain ; tout cela fait le charme de l’émeute qui une rupture avec les expériences ordinaires.

L’émeute est romantique. Elle forge des liens égaux et solidaires. L’émeute est aussi dramatique car elle indique une politisation dans la mutilation. Elle exprime une saturation existentielle de sujets qui souffrent d’un monde étroit et inappropriable. Les émeutiers transforment le paysage en cassant les symboles orgueilleux des pouvoirs économiques et politiques afin de montrer leurs fragilités, les obliger à se barricader derrière des planches de bois à la prochaine manifestation !

Lors d’une émeute réussie, le pouvoir s’évanouit l’espace d’un instant. Les brèches créées dans ce pouvoir le mettent en défaut. Force est de constater cependant que l’émeute est caractérisée par son impouvoir, c’est à dire son incapacité à orienter efficacement les vies dans une direction politique souhaitée. La destructivité de l’émeute est quasi-ludique ce qu’elle produit des effets limités sur les corps et le monde matériel.

IV/ Dépense d’énergie et potentialisation subjective de la vie 

Surplus d’énergie et violence guerrière 

Georges Bataille et Roger Caillois abordaient la question de l’excédent d’énergie. Dans les sociétés anciennes, les fêtes, les guerres et les travaux publics permettaient de dépenser l’excédent d’énergie qui cherchait à se libérer. Aujourd’hui, cet excédent d’énergie n’a plus que l’accumulation capitaliste et le consumérisme matérialiste pour se dépenser. L’individu contemporain bouillonne face à cette limitation des possibilités de vie… et explose !

La revendication politique de d’une singularité subjective

Une émeute n’est jamais sans revendications politiques. Elles appellent toutes à « la vie » hors du capitalisme. Les zadistes revendiquent une rupture fondamentale car il n’y a plus de dehors, plus d’espaces libres où échapper à son emprise. Il faudrait détruire l’organisation sociale et matérielle de la société afin que la vie puisse de nouveau advenir. L’enjeu est de reconquérir la vie, de retrouver ou de créer de la grandeur dans la vie quotidienne.

Comme les nouvelles expérimentations sociales (vie communautaire, autosuffisance, squats…), la violence émeutière fait partie de ces foyers de subjectivation. Les émeutiers sont souvent des jeunes gens de gauche radicale, ayant les mêmes repères cognitifs (auteurs, revues, journaux…) et une expérimentation plus ou moins totale d’une vie collective. Or, c’est dans la constitution de formes de vie partagées que la vie peut se libérer.

V/ L’émeute comme passion pour le réel 

La politique traverse le corps 

L’intensité de la vie est aujourd’hui un nouvel idéal moral. L’essentiel d’une vie serait de rechercher des sensations fortes, d’éprouver dans le corps le vécu. On s’insurge contre la monotonie et les platitudes existentielles des bourgeois installés. En suscitant le « drame et la destruction », l’émeutier brise l’ennui de la vie quotidienne pour éprouver le sentiment tragique de l’existence. Il est un héros tragique malmené par la routine des sociétés néolibérales.

Par l’émeute, le militant fait l’objet d’une préoccupation publique (des articles réactionnaires de l’Express ou fiches S…) et se rend grand. Les pleurnicheries des préfets, maires et policiers ajoutent davantage encore à cette joie d’inverser les registres de la puissance. L’émeutier redevient le sujet de sa vie. Son corps porte cette idée et l’idée se fait corps. Le sujet politique se laisse gagner par le sentiment exaltant de vivre ses idées.

Courir dans les rues pourchassé par la police, au milieu des gaz et du désordre, c’est vivre intensément. La peur est recherchée tout comme l’éclat du geste éphémère. L’émeute alimente la vie sensitive sur le plan des odeurs, couleurs, bruits et perceptions. Le corps manifeste adrénaline, fatigue, essoufflement, douleurs et blessures. Ces effets sur le corps redonnent à la politique sa dignité en refusant l’adaptation pragmatique au cours du monde.

L’idéalité et la rencontre de la vérité politique 

Les émeutiers éprouvent un degré d’idéalité, c’est à dire du sentiment de la vérité politique et historique expérimentée lors de l’émeute. Par leurs références et lectures politiques, les émeutiers radicaux ont le sentiment d’être en présence de l’histoire, d’être un sujet historique en pleine puissance. On renoue ainsi avec le courage des insurgés de la Commune et de Mai 68, avec les révoltés du Chiapas et du Rojava.

Solidarités et condition minoritaire 

Les émeutiers ne cherchent aucunement le chaos. En cassant, ils font place au silence et réinstallent le vide dans l’espace urbain pourri par le capitalisme. Dans ce vide et renouveau, on découvre des solidarités nouvelles et des évènements festifs (lors des blocages ou tractages). L’individu est amené à se reconnaître comme ayant une place et un rôle au sein du collectif. Ces relations quasi-fusionnelles sont renforcées par la menace de la répression.

VI/ Performativité des corps 

Occuper l’espace 

L’émeute est moins un rapport entre des volontés qu’un rapport entre des corps. La masse unie et les corps rapprochés permettent à chacun de supporter l’intensité. Faute de convaincre une prétendue « majorité silencieuse », il faut apparaître comme une force politique plurielle (même si le noyau dur des émeutiers est issu des classes moyennes blanches). L’émeute incarne une force rebelle et espère alimenter l’espace moral de l’indignation.

Par l’émeute, on va au-delà de la simple dénonciation des réformes réactionnaires et des injustices sociales. On ouvre des possibles vers de nouvelles formes de vie, vers le « communisme réel » et des « expérimentations » ; on dévale rues et trottoirs avec le fantasme de créer un nouvel espace public (“ZAD partout!”). L’émeute est une résistance dans le sens où l’on s’oppose au pouvoir quitte à braver les interdictions de manifester et à livrer son corps aux blessures.

Faire corps 

Les émeutiers « font bloc » par le contact rapproché, les membres accrochés, les interdépendances mutuelles et affectives contre les charges et brutalités policières. Une intimité se crée car l’émeute est une demande vitale de relations. On est à l’opposé des cortèges syndicaux où les corps sont coincés et gênés. L’émeute est une création de corps assemblés en rythmes qui met en crise les rythmes institutionnels et réguliers des marches syndicales.

Conclusion 

L’émeute est l’image cohérente du monde qui s’écroule. Fiction sociale du désordre, elle rompt le rythmes des opérations quotidiennes. Les possibles s’ouvrent sans prendre de gros risques judiciaires (sauf exception). La vie se politise et les rapports sociaux s’intensifient.

Cependant, elle est une simulation plutôt qu’un moyen politique de renverser l’ordre bourgeois. Les émeutes sont souvent des gestes sans aucune issue politique.

Elle provoque le pouvoir, le fait surgir, le trouble et le déstabilise. Elle concentre les sensations de joie, excitation, peur et angoisse. Cette relation heurtée au monde maintient au devant de soi le vide du pouvoir.

Eugène Varlin

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