La chronique littéraire d’Eugène : “Les petits soldats du néolibéralisme” de Patrick Gaboriau
Patrick Gaboriau, sociologue du monde de la rue, a signé un livre d’anthropologie remarquable, « Les petits soldats du néolibéralisme » (Éditions du Croquant, 2022). Avec un ton incisif et une orientation clairement anarchiste, l’auteur dresse un portrait sans concession de notre « civilisation », à la veille des élections présidentielles de 2022 qui ont vu au second tour un duel entre une candidate fasciste et un candidat néolibéral-autoritaire
Mardi 21 novembre 2023, dans un discours, Macron a récidivé une fois de plus dans le mépris de classe. « Je crois très sincèrement que quand on aide les volontaires à réussir [les « premiers de cordée »], ils tirent derrière eux beaucoup d’autres.” Ces « autres » insultés dans la foulée : « Je vous le dis en toute sincérité, réveillez-vous ! On est à 7% de taux de chômage, nous n’y sommes pas ! » Il justifiait par la suite de futures « grandes réformes » pour l’emploi et le travail…
Patrick Gaboriau, sociologue du monde de la rue, a signé un livre d’anthropologie remarquable, « Les petits soldats du néolibéralisme » (Editions du Croquant, 2022). Avec un ton incisif et une orientation clairement anarchiste, l’auteur dresse un portrait sans concession de notre « civilisation », à la veille des élections présidentielles de 2022 qui ont vu au second tour un duel entre une candidate fasciste et un candidat néolibéral-autoritaire.
I/ Préambule
Comme le laisse entendre si bien Macron, la société se divise entre « ceux qui ne sont rien » et qui subissent une brutalité sociale croissante, « ceuxréussissent » (les riches) et cette « classe moyenne » qui, contre quelques concessions, ferment les yeux sur les abus des bourgeois. Face aux inégalités de plus en plus scandaleuses, la vie collective se poursuit comme si cet ordre moral/social était une normalité acceptable. Voir « petit » et penser « modeste » est le propre des « perdants ».
Cet ordre social est alimenté par des mythes contemporains des « premiers de cordée », héros de pacotilles promus en modèles à suivre. Entrepreneurs à la limite (ou non) de la malhonnêteté, ces « héros » privilégient le profit au vivant. La masse n’est bonne qu’à travailler et consommer. Au sommet, les relations d’affaires des « gagnants » accélèrent la militarisation qui est le pendant du néolibéralisme. Ce système favorise ainsi les régimes autoritaires.
Grâce à des médias de propagande et aux institutions étatiques, le néolibéralisme constitue l’interprétation généralisée du monde. Les valeurs de la finance contaminent tous les vaisseaux de la vie sociale (famille, sports, savoirs, arts, santé…). Face à cela, il n’y a aucune alternative crédible et le néolibéralisme finit par se confondre avec la liberté de façon générale. Ceux qui s’opposeraient au néolibéralisme seraient donc des ennemis de la « liberté » !
Le néolibéralisme est donc un « système de croyances », une logique allant de soi au nom du réalisme et de la neutralité. Les « élites » organisent ce système qui arrivent à éclipser ses abus (guerres, écocides, misère…) et les tensions pour ne faire ressortir que ses « réussites ». Cette idéologie s’adapte aussi aux modes dominantes et valorise la compétition individuelle de ceux qui ont un tempérament de « gagnant » (au détriment de ceux qui « ne marchent pas »).
Le néolibéralisme oblige à une auto contrainte régulée et à une astreinte collective (Durkheim). C’est une forme de management culturel, éducatif, social et économique (Marcuse). Il faut donc n’utiliser la répression que contre ceux qui refusent consciemment le système. Les autres doivent marcher spontanément dans le sens du vent qui nourrit sa propre force et parvient au fil du temps à la décupler au point de se penser invincible !
P. Gaboriau entend donc par cette satire donner des clés aux mouvements de contestation pour regagner les classes populaires et reconstruire la société sur les bases de l’égalité.
II/ La richesse sans prix et la misère sans nom
Lire ou relire La Boétie
Gaboriau base une bonne partie de sa réflexion sur celle d’Etienne de La Boétie (De la servitude volontaire ou le contr’un, 1549). Le philosophe de la Renaissance s’interrogeait sur le pouvoir absolu des princes face à une multitude devenait dépendante des caprices de leur maître. La Boétie est sidéré par l’inertie collective des masses alors qu’il suffirait qu’elle n’obéisse plus au maître. En fait, le pouvoir fascine y compris au plus petit niveau social !
Outre l’espoir d’avoir une reconnaissance de ce pouvoir (pensons au « valet » Benalla), les masses obéissent d’abord par habitude. En effet, l’État délègue sa force à une multitude de micro pouvoirs (police, fisc, école…) qui en sont ses rouages. Ces micro pouvoirs brutaux sont vus par les gens comme utiles. Les contester serait même les reconnaître en tant qu’autorités. La Boétie conseille donc de les ignorer et d’annuler toutes attentes à leurs égards ; c’est la résistance passive.
Sociologiser La Boétie
Face à la contrainte du pouvoir, quatre types de sentiments peuvent émerger selon La Boétie. L’obéissance (dans l’acceptation ou la haine), l’indifférence (dans le retrait ou l’ennui), la lutte (dans la résistance et l’opposition) et la fuite (dans le cadre national ou ailleurs). L’appareil d’État et sa machinerie bureaucratique font tout pour empêcher les mouvements de lutte et (ou) de fuite. Rappelons sa panique répressive face aux ZAD qui combinent les deux attitudes.
La sociologie n’est pas encore née au XVIe siècle et tout ne dépend pas de l’individu-sujet. La marge de manœuvre est en réalité très faible car l’individu est conditionné par sa classe sociale, sa place dans la société, son âge, son genre, son origine… Cette thèse de la volonté libre légitime au contraire la « méritocratie » qui plaît tant aux riches car elle légitime leur « réussite ». Elle occulte les crises, corruptions et abus du système.
Nous sommes en réalité dans une société de classes même si le néolibéralisme tend à les masquer pour éviter toutes convoitises et jalousies envers les riches. La République brandit ainsi l’Égalité comme une marotte pour justifier les inégalités flagrantes. La République est devenue une croyance de bourgeois, avec ses dogmes, croyances, principes, idéologues, discours en « langue de bois ». Pensons à la laïcité (islamophobie?) véhiculée par le Ministère de l’Éducation par exemple…
Le néolibéralisme comme système culturel
Walter Benjamin définissait bien les quatre dimensions de la religion capitaliste. C’est un culte « sans trêve et sans merci » de l’avoir et une dévastation de l’être. Elle culpabilise les plus pauvres tout en alimentant une course illimitée aux besoins. Cette « religion du gaspillage » laisse l’humain sans perspective hormis consommer et s’exhiber pour ceux qui en ont les moyens. Le bonheur est un sentiment et une perspective étrangère au capitalisme.
Michel Foucault dans sa définition de « gouvernementalité » parle de mise en forme rationnelle, au travers d’institutions, d’une forme de pouvoir sur les populations. Ces institutions contrôlent les valeurs et les attitudes. Elles justifient et organisent également les dominations et inégalités sociales (David Harvey). Ces institutions « expertes » et bureaucratiques insaisissables servent d’ossature à cet ensemble, coupé des réalités économiques et sociales.
La multiplication d’écoles privées pour « fils à papa » de gestion, management, entrepreneuriat, marketing et autres tiennent de la science et de la stratégie relationnelle. Elles forment les futurs « pragmatiques » qui prendront des décisions neutres, rationnelles et scientifiques. Ces élites s’opposeront aux « idéologues » et aux « extrêmes ».
La loi des subsistants
1 à 10 % de la population peut prétendre au statut de « héros » du néolibéralisme. Ils sont soutenus par 1 à 10 % d’agents du système prêts à moucharder les « déviants ». 80 à 90 % de la population essaie, elle, de survivre. Par manque de réseaux et de courage, par manque d’initiative et par lâcheté, par impossibilité liée à l’âge ou à la situation sociale, cette majorité se laisse faire. Elle donne son assentiment collectif au fonctionnement néolibéral, sans y croire.
III/ Aux larmes citoyens
Le grand saccage
Le néolibéralisme saccage les vies, enfermant les individus dans leur classe sociale. Il saccage également l’organisation et les valeurs collectives en démantelant les services publics et en sacrifiant les infrastructures. Il saccage aussi les ressources avec la dégradation massive de la nature. Les responsables de ce saccage sont à trouver dans ces oligarchies globalisées qui tissent entre elles des liens corrompus et internationaux.
Le saccage des vies est mené en premier lieu par le travail qui nous impose des boulots sans intérêt, mêlant ennui et cadences infernales. Le contrôle généralisé d’agents dociles et serviles écarte ceux qui se révoltent contre cette machinerie d’ensemble. On perd notre temps à gagner notre vie, entre reconnaissance et remontrances de nos supérieurs hiérarchiques. On multiplie les occupations inutiles (« bullshitisation », « réunionites »…) pour toujours paraître surbooké (David Graeber).
L’État et les capitalistes ont horreur du temps libre et des électrons libres. L’enrégimentement est total et passe par le crédit que l’on doit rembourser toute une vie par le salaire. Nous vivons une continuité absurde organisée autour de ces valeurs méprisables, sans repères, codes d’accès ni liens sociaux. Le cloisonnement de tout un chacun s’accroît dans ce labyrinthe social où nous sommes tous répertoriés, classés, surveillés, contrôlés et fliqués.
Les appâts de la servitude
La Boétie parlait des « allèchements » de la servitude. Les citoyens acceptent leur sort car ils votent par habitude mais rêvent surtout de « médailles, tableaux d’avancement, augmentation de salaire » et autres vanités. On accepte en retour la surveillance « pour notre bien ». La surveillance commerciale sert déjà la police à extraire les « suspects qui ne marchent pas » dans l’agencement général (des gilets-jaunes aux « islamo-gauchistes » en passant par les « éco-terroristes »).
Cela permet aux pouvoirs de mettre à l’écart des groupes stigmatisés (migrants, SDF, racisés…) tout en cajolant les milieux répressifs et policiers par l’accroissement des mesures coercitives. On place ensuite les « amis » aux plus hauts postes médiatiques pour réguler l’information. Et on a ainsi des médias qui nous vantent l’idéal du chef à poigne qui traite tout problème social comme si c’était une start-up avec des objectifs.
IV/ Les tabassages ordinaires
La violence étatique est à la fois physique (c’est la brutalité des flics) et symbolique. Et pourtant, l’État nie l’existence de sa propre violence pourtant intégrée à son faste. Les tabassages des CRS ou de la BRAV-M sont des gestes réguliers et légitimes. Ces abus policiers sont couverts par la hiérarchie et par les discours politiques et médiatiques. Les policiers qui tentent de reconnaître ces abus sont mis à l’écart et souvent sanctionnés.
La frontière entre milice et police est donc ténue. En effet, la milice est une force aux ordres de la domination sociale en place. On voit bien actuellement que les compagnies de CRS ne sont pas gardiennes de la paix ni au service du public. Mais la violence inouïe de ses policiers en armure et bouclier est légitimée par l’autorité en place qui impose ses vues. C’est le « monopole de la violence légitime » (Max Weber).
Le néolibéralisme autoritaire de Macron a besoin d’une force intermédiaire pour mater les combats de rue (nombreux en France depuis la fin du XVIIIe siècle) tout en évitant l’enfermement préventif des opposants (comme en Chine) ou un massacre de masse (comme au Chili de Pinochet). La police est là pour interpeller et refuser tout dialogue. La matraque prime sur la discussion à l’inverse des pays comme la Suède, les Pays-Bas ou le Danemark.
Les cortèges sont tronçonnés ou nassés sur des places. Les « meneurs » sont arrêtés préventivement et des « mouchards » sont placés en civil dans la masse. Certains agitateurs policiers provoquent les groupes les plus radicaux quitte à commencer à briser des vitrines de banques ou d’agences d’intérim. Des policiers suréquipés menacent les journalistes et dégagent le terrain pour leurs propres agents de communication (filmant les images officielles pour les médias dominants).
Manifester devient un acte de courage et un défi physique en France depuis 2016. Du fait des brutalités policières, le nombre des manifestants est souvent divisé par deux ou trois. On voit de moins en moins d’enfants et vieilles personnes dans les cortèges. Cela réjouit le pouvoir et les médias dominants qui claironnent sur l’échec des mobilisations, un faible nombre de manifestants étant vu comme la victoire de la « majorité silencieuse ».
Outre la matraque, la police s’affranchit du droit, le détourne à son avantage ou le bafoue tout simplement. Regardons les milliers d’interpellations sans suite judiciaire durant le mouvement social contre la casse des retraites en 2023. Les CRS enveniment systématiquement la situation par leur proximité physique, leur sureffectif et leurs provocations aux désordres dans des contextes urbains qu’ils ne connaissent pas (les CRS sont envoyés hors de leur bassin).
V/ Éthique de la quiétude
L’amalgame est un procédé classique de la domination. Dénigrer le contestataire, c’est le disqualifier et le criminaliser. Il ne faut pas dévier de cette police collective imposée par les agents organisateurs qui sortent tous des mêmes grandes écoles où ils apprennent les mêmes dogmes néolibéraux et autoritaires. Cela explique notamment cette haine des universitaires (en sciences humaines et sociales surtout) et des facs, « vivier de gauchistes ».
Sur les plateaux télé, les éditorialistes ne donnent la parole qu’aux syndicats policiers (Alliance PN de préférence) ou aux « spécialistes des mouvements sociaux » de think-tanks inconnus. On soutient par des discours crus ou pseudo-éclairés les répressions policières contre les « casseurs » et « éco-terroristes ». Rien n’est dit sur les encouragements et soutiens des manifestants aux militants les plus radicaux.
Face à cela, la non-violence prônée par certains mouvements (au nom de la dysmétrie des forces) relève d’une grande ignorance. A la résistance violente et populaire dans les rues, il faut aussi en revanche chercher à persuader la majorité, pratiquer l’ironie et la désobéissance face aux ordres injustes, créer une sociabilité de la résistance joyeuse, codifier et diffuser les formes de résistances aux humiliations étatiques.
VI/ Les services de maintenance
Le néolibéralisme autoritaire véhicule un paradoxe. Il souhaite des réformes pour l’avenir tout en s’acharnant à maintenir les privilèges structurels. Le capital économique prend le contrôle des institutions étatiques, devenant une puissance sociale. La culture de masse et le consumérisme, accordés au plus grand nombre, permettent de prolonger les effets d’une organisation qui ne profite outrageusement à une minorité.
Face à « ceux qui ne marchent pas », le modèle policier influence tous les domaines, administratifs, politiques, bureaucratiques, entrepreneuriaux et sociaux. La répression s’entremêle avec la surveillance, la prévention, l’espionnage, l’étude, l’analyse, la gestion… Pour le « bien de tous » ! Le droit sert les intérêts des classes dominantes qui claironnent la neutralité juridique alors qu’elles ont pour elles « l’amitié des lois ».
L’État est une structure pesante et lourde. Sa préexistence limiterait la volonté politique d’un gouvernement désireux de changer les règles. Le Président de la République est le jouet des marchés et des lobbies et est soumis aux tensions entre les partis et au cadre juridique antérieur. Les algorithmes des GAFAM s’affranchissent des États. Nul ne commande ce système d’ordonnancement abstrait mais ce dernier nous assujettit tous, y compris le sommet de l’État.
L’État repose également sur des chefs de rangs et seigneuries qui reprennent et réorganisent la structure d’ensemble. Vassaux à l’État, ces baronnies (collectivités territoriales) sont autonomes et soutenues par des pouvoirs et systèmes juridiques façonnés pour elles. L’ennemi n’a plus de visages et se montre de plus en plus abstrait. On distingue des puissances institutionnelles, commerciales et politiques sont discernables mais aucune autorité centrale ne gouverne l’ensemble.
Conclusion
Au « Cause toujours ! » des Grenelles et Conventions citoyennes, les révoltes doivent cesser d’être seulement contre. Il faut envisager dans la joie d’autres horizons pour propager des formes de vie affranchies des autorités. Il faut enlever son uniforme « de petit soldat » pour mettre les pouvoirs au pied du mur en exigeant des actes, en esquivant par l’indifférence les formes de domination et en délivrant par la réflexion les « petits soldats » qui nous sommes.
Patrick Gaboriau, « Les petits soldats du néolibéralisme », 2022, 180 pages, éditions du Croquant.
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