Hunter S. Thompson, entre lignes de cokes et d’écritures
Un crâne à moitié chauve, des Ray-ban, un porte-cigarette, tout le monde connait la gueule atypique d’Hunter S. Thompson. Il est devenu, à juste titre, le symbole de toute une génération aimant se flinguer l’espérance de vie afin de rompre avec son quotidien morose. Mais comme souvent on ne retient que l’effervescent et non le subversif. Très peu ont conscience qu’avec son génie littéraire, ce dégénéré a révolutionné le métier de journaliste, lui qui âgé de huit ans lisait déjà les classiques de la philosophie et de la tragédie grecque.
A l’image de la plupart des jeunes branleurs de mon âge, c’est au lycée, en matant Las Vegas Parano(1) sur mon canapé avec deux potes que j’ai appris son existence. Assez lent et farfelu, des longues scènes de trip incompréhensible, malgré deux acteurs bourrés de talent, ce film ne m’a pas transcendé. Prouvant une fois de plus que la limite du septième art, contrairement à l’écriture, est de ne pouvoir retranscrire correctement l’effet d’une goutte d’acide sur le cerveau humain. J’attends toujours le réalisateur qui me prouvera le contraire. Peu emballé, je ne me suis donc pas attardé sur la vie du protagoniste.
Ce n’est que quelques années plus tard, toujours assis sur un canapé, que j’ai entrevu la lumière que laissait passer ce fêlé. Richard, un pote barbu vivant dans sa tanière à qui je rendais visite pour m’assurer qu’il mangeait cinq fruits et légumes par jour, me dit : « Tiens ! Toi qui aimes la drogue et le journalisme, tu devrais lire ça… ». « Un peu réducteur mais pas faux… » lui répondis-je en prenant le pavé qu’il me tendait, sans me douter que je détenais un livre sacré entre les mains. The Gonzo papers anthology, 1236 pages réunissant les meilleurs articles d’Hunter S. Thompson. La bible de tout gonzoiste se respectant.
Gonzo, style journalistique popularisé par notre personnage excentrique dans les années 1970, est un récit entre fiction et réalité, ultra-subjectif écrit à la première personne du singulier. Ici, l’auteur devient acteur. Ennemi juré de l’universitaire, il emmerde Weber et sa neutralité axiologique(2). Il raconte ce que les journalistes omettent d’écrire, traduisant le réel que l’œil et le cogito interprètent sous l’emprise de drogue et d’alcool. Le terme gonzo vient d’ailleurs du jargon irlandais désignant le dernier homme encore debout après une nuit de biture. La première fois qu’on lit un article de cette trempe, on s’en souvient. De cette écriture synesthésique(3) mélangeant sens et sentiment, doté d’une liberté qu’aujourd’hui la course à l’information et la rationalité économique ont mis au placard. Car quand Hunter S. Thompson est envoyé à la finale du Super Bowl, il n’est pas là pour nous expliquer le score final. Il nous embarque, avec sa plume sarcastique, dans le quotidien des muckrakers(4) nous faisant ressentir la pression et l’excitation qui règne. Bref, comme les psychotropes vous ouvrent une nouvelle dimension de réflexion, le gonzoisme nous enseigne que le journalisme n’est pas qu’une affaire d’onanisme intellectuel complaisant, chiatique et sans âme. L’art peut y venir souffler son brin de folie.
Bien sûr, Hunter S. Thompson n’a pas toujours été une légende vivante acceptée avec sa vésanie. Galérant d’abord plusieurs années malgré un talent reconnu pour l’écriture, il se fait virer de toutes les rédactions au motif d’insubordination. Caractère plus qu’exécrable, défoncé du matin au soir, hors délais, l’animal n’est pas facile à gérer. Acharné, afin de peaufiner son style, il recopie mot pour mot des nuits entières, scotch à la main, les œuvres d’Ernest Hemingway sur sa machine à écrire. Et c’est en 1965 qu’il se voit enfin récompensé. Amateur de bécane et de vitesse, il décide d’accompagner les fameux Hells Angels sur la route, alors que ces bikers baroudeurs terrorisent l’Amérique entière. Son reportage est un franc succès. Les offres de publications affluent, il décide donc de passer le reste de l’année avec eux afin d’en écrire un livre. Un soir, accoudé au bar, une bagarre éclate entre lui et plusieurs membres du gang. Une « querelle éthylique spontanée », dira-t-il. Il en ressort la gueule amochée, leur relation s’arrête là, mais son livre est un best seller. Le succès s’offre à lui, il travaille désormais pour des journaux de grande renommée.
En 1970, le magazine Scanlan’s Monthly envoie Thompson à Louisville, sa ville natale. Accompagné du dessinateur Ralph Steadman, il doit couvrir le Derby du Kentucky. C’est leur première rencontre et afin de stimuler la créativité de l’artiste, Hunter lui fait découvrir le monde étrange du LSD. Une nuit de dépravés s’en suit. Avec un carnet presque vide de notes, stressé, Thompson n’a pas grand-chose à raconter sur la course. Il s’essaye donc à un nouveau style romancé dans un article intitulé The Kentucky Derby Is Decadent and Depraved. Inattendu, l’ovni littéraire révolutionne l’histoire du journalisme. Bill Cardoso, ami et rédacteur en chef du Boston Globe, proclame ce texte comme fondateur d’un nouveau style journalistique qu’il nomme Gonzo. La folie de Thompson devient maintenant du génie.
La même année, jamais fatigué de nous surprendre, Hunter S. Thompson se met en tête de devenir le shérif d’Aspen, une petite ville du Colorado. Il mène avec hargne une campagne électorale pour défendre un programme à son image : « Enlever toutes les routes avec des marteaux-piqueurs, planter du gazon à la place, légaliser toutes les drogues, renommer la ville « Fat City » pour enrayer la spéculation immobilière », etc. Il perd, mais de justesse.Thompson a toujours été un homme aux convictions politiques marquées. Il fonde d’ailleurs une critique sévère du mouvement hippie dans son article « The Hashbury is the Capital of the Hippies », quelques mois avant le « Summer love » pour le Times Magazine. Et en 1972, il suit les élections présidentielles de Richard Nixon, son ennemi juré, pour le magasine Rolling Stone. Il en tire le livre Fear and Loathing: On the Campaign Trail ‘72, et la conclusion que « L’objectivité du journalisme est l’une des nombreuses raisons pour lesquelles on permet aux politiciens américains d’être aussi corrompus depuis fort longtemps. On ne peut pas être objectif en parlant de Richard Nixon ».
Comme beaucoup de génies, sûrement torturé d’esprit à cause de son amour démesuré de la drogue, ce passionné d’armes à feu met fin à ses jours d’une balle dans le crâne à l’âge de 68 ans. Laissant derrière lui une feuille blanche datée du 22 février 2005 avec écrit le mot « counselor »(5) ; ainsi qu’une porte, de la perception, entrouverte dans le monde du journalisme…
Merlin
(1) Las Vegas Parano est une adaptation cinématographique de Terry Gilliam du livre d’Hunter S Thompson. (2) La neutralité axiologique est, dans la définition qu’en donne le sociologue allemand Max Weber, comme l’attitude du chercheur en sciences sociales n’émettant pas de jugement de valeur dans son travail. (3) Adjectif inventé venant du mot synesthésie, « Expérience subjective dans laquelle des perceptions relevant d’une modalité sensorielle sont régulièrement accompagnées de sensations relevant d’une autre modalité, en l’absence de stimulation de cette dernière (par exemple audition colorée). », Larousse. (4) Expression connu qualifiant les journalistes de fouille-merde. (5) Conseiller.
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