Nos morts dans les rues
« Y’avait un mec qui dormait là. Y’avait sa tente. »
C’est ce qu’on dit deux gars qui passaient par là ce soir, rentrant dans leur immeuble voisin, courses à la main. Au mois eux, ils t’avait remarqué.
Il s’appelait Benjamin.
Avant j’habitais dans cette rue. Rue Yehudi Menuhin. C’est un violoniste Yehudi.
Et dans sa rue, sur le parvis de l’école des beaux-arts y’avait un mec qui dormait là.
Ça faisait au moins 6 ans.
Il s’appelait Benjamin. Il venait de Martinique. Mais des fois il disait que c’était la Guadeloupe. C’est que ça faisait longtemps qu’il n’avait plus vu son île. Et il devait parfois s’emmêler les pinceaux. De là-bas il lui restait l’amour du rhum. Il aimait bien et il avait souvent une petite bouteille avec lui.
C’est que ça devait un peu réchauffer l’âme.
La guitare qui lui restait et avec laquelle il se baladait toujours avec ne devait plus suffire.
J’imagine que les cordes n’était plus accordées.
Quand il me voyait il souriait. “Comment ça va ?”. Ça va Benjamin.
Enfin. Aujourd’hui ça va bizarre.
Hier, exceptionnellement je repassais par cette rue où on avait finalement été voisins. Toi dehors. Moi au chaud.
J’ai vu ta tente. Elle était ouverte mais je n’ai pas fait attention. Je me suis dit que la porte était sûrement cassée. Que ça serait bien que je prenne le temps de revenir et de t’en filer une nouvelle.
Y’avait deux gars de Nicollin qui passait par là aussi. Ils pointaient ta tente du doigt. J’ai pas fait gaffe.
Je suis allée prendre un café et déjeuner un peu plus loin sur la place du marché.
En revenant récupérer ma voiture y’avait plus ta tente.
Je savais pas pourquoi. C’était bizarre. En 6 ans où je t’ai connu Nicollin n’avait jamais viré tes affaires et ta tente.
Seuls les flics plein de zèle avaient fait ça une fois. On t’en avait racheté une.
En quittant le quartier hier en bagnole j’ai jeté un coup d’œil rapide voir si je te voyais dans les rues autour.
J’ai marqué dans mon agenda de revenir par là ce soir, voir si t’avais une galère. Si t’avais besoin d’une tente et de quelques couvertures. Et au moment où j’écris ces lignes sur mon téléphone, j’ai la notification de mon Google agenda qui s’affiche. 18h30. “Benjamin”. C’était pour pas oublier de passer voir si je te trouvais.
Puis aujourd’hui j’ai cliqué par hasard sur un article. “Trois SDF retrouvés morts en quelques jours. Une enquête de police est ouverte”.
T’étais dedans.
J’y ai appris que t’avais 50 ans. C’était dur de te donner un âge. La rue ça abîme. Je t’avais jamais demandé combien t’avais. 49 ans c’est l’âge moyen de la mortalité dans la rue selon le collectif Les Morts de la Rue. T’auras fait un an de plus.
J’ai essayé de contacter le samu social. L’asso qui passait faire des maraudes.
Qu’est ce qu’il s’est passé ?
Quand j’ai déménagé il y a trois ans je culpabilisais de partir et de te laisser. De plus avoir de tes nouvelles. Mais aussi de celles de Ian et de Romain. Vous étiez tous à la rue. Bien sur je ne vous aidais pas franchement. Mais qu’est-ce que je pouvais vraiment faire ?
Plus t’appeler le matin en passant devant ta tente quand je sortais le chien. “Benjamin ? Benjamin t’es là ? T’es réveillé ? Je vais à la boulangerie tu veux un truc ?”
“Ah un croissant je dis pas non”. Tu disais avec ton accent des îles et ta dent en moins sur ton sourire “.
T’étais un gars sans problème. Sans histoire.
Tes voisins de galère c’était les tchèques deux mètres plus loin. Tu disais que ça allait. « Ils font leurs vies, ils posent pas de problèmes. Moi je sais pas comment ils s’appellent » , quand je te demandais où était Ian à côté parce que son chien Boobak s’était encore barré.
Quand je te demandais comment ça allait. Vraiment. Tu disais « Ça va. J’économise. Bientôt je vais pouvoir retourner en Martinique. Là-bas j’ai de la famille tu sais”.
Je savais que c’était pas vrai. Que tu n’y retournerais jamais. Mais que c’était important pour toi qu’on te croit.
Aujourd’hui quand j’ai appris ça j’étais avec un gars d’un autre coin que chez nous. Un sociologue qui aime les gens et les étudies pour pas qu’on se laisse abattre.
Il a vu ma tête. Mes larmes.
Il m’a dit “Je suis désolée. Appelle la morgue. Et si tu peux pas lui rendre hommage à des obsèques rend lui hommage personnellement. Quelque chose qui fait se souvenir de lui”.
Je viens de le poser à la gare là.
Alors après je suis venue voir. Chez toi.
Je suis assise là où était ta tente. Peut-être que tes voisins de galère vont arriver et qu’en démêlant un peu de français, de tchèque et d’anglais ils sauront me dire quelque chose. Ou peut être qu’une maraude va passer. Ils en sauront peut-être plus.
Je mange un kinder bueno qui était resté au fond de mon sac. Le chocolat ça réchauffe le cœur. Toi t’aimais bien ça aussi le chocolat. Tu me disais jamais non quand je t’en proposais. « Mais pas trop dur sinon je peux pas avec mes dents ».
J’ai froid. Tu devais vachement avoir froid putain.
Le copain qui bossait au samu social a rappelé. Il en savait pas plus, mais il voyait très bien qui t’étais lui aussi. « Avec ses cheveux blancs et sa guitare ».
Je suis restée encore un peu. Fumer une clope. Te laisser un mot griffonné sur un bout de papier.
« Il vivait là. Sous sa tente. Il s’appelait Benjamin et il avait 50 ans. Reste en paix. »
19h00. Deux voisins de galère sont arrivés. Les tchèques. L’un d’eux est venu me voir, son cabas à la main avec ses couvertures soigneusement pliées à l’intérieur. Je saurais pas trop expliquer pourquoi il est venu jusque moi, je les avais même pas vu arriver. Il a fait un signe de croix. Il a montré le sol là où était ta tente, juste devant mes pieds et il a dit « My friend. Mort. ». Je le connaissais pas lui, il s’appelle Frantisek. Que t’étais sans problème. Qu’eux aussi ils dormaient dans la rue. Depuis 4 ans, qu’il faisait froid, que c’était des citoyens européens et que c’était pas normal qu’ils restent tous, comme ça, à la rue. Citoyens ou pas, européens ou pas, il a raison, c’est pas normal de dormir comme ça à la rue. Pendant autant de temps. En laissant les asso et le Samu Social faire ce qu’ils peuvent avec leurs trois bouts de ficelles. Tandis que les institutions s’en tamponnent et vous laissent tous crever alors qu’on a largement assez dans les caisses de l’état pour tous et toutes vous en sortir. Pas vous laisser crever là. Comme des chiens. Comme Boobak le chien de Ian.
J’ai fini par partir en me promettant de revenir. De comprendre. De pas te laisser faire mettre trois pieds sous terre dans la plus grande indifférence.
Sur le chemin du retour, l’asso qui fait les maraudes m’a rappelée. C’est une de leurs équipes qui t’as trouvé. Ils s’inquiétaient de plus te voir depuis quelques jours. Alors ils ont ouvert ta tente.
Tu t’appelais Benjamin.
T’avais 50 ans et la rue, notre indifférence, t’ont tué.
Ton amie.
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