La guérilla des FARC ne fut pas un dîner de gala

Le Poing Publié le 16 décembre 2024 à 14:12
Audrey Millot portait le pseudo de Nathalie Mistral dans la guérilla. (DR)

Pierre Carles a réalisé un formidable documentaire, à voir au cinéma Diagonal de Montpellier, jusqu’à fin décembre. Partant de la guérilla colombienne, il creuse la réflexion sur le sens de l’engagement révolutionnaire, et ce qui peut en être sauvé en période de grave reflux


“Guérilla des FARC, l’avenir a une histoire” : le titre du dernier film de Pierre Carles n’est pas furieusement engageant. « Guérilla des FARC » : ça commence comme un intitulé purement documentaire, genre fiche Wikipedia. « L’avenir a une histoire » : ça continue par un sous-titre assez opaque – quoique finalement très juste, on va le voir.

On se rendait donc à la soirée de lancement de ce film, l’autre soir au Diagonal, sans y croire plus que ça. Façon film militant, s’adressant à des spectateurs déjà sur-informés, et convaincus d’avance. On y allait un peu par acquit de conscience – le devoir révolutionnaire, camarade – renforcé par l’excellente réputation du dénommé Pierre Carles en tant que cinéaste politique. On était titillé aussi par la présence annoncée à cette soirée de l’ex-guerillera Audrey Millot, dont on apprenait qu’elle fut montpelliéraine, travailleuse sociale, avant de rejoindre les insurgés colombiens au début des années 2000. Fibre localière. On ne se refait pas.

Et puis on a été attrapé par ce film, avec une intensité non prévue. Partant d’un cas d’espèce, ce long métrage (presque deux heures et demi), engage une réflexion de portée universelle. Et très actuelle. On a d’abord été surpris de trouver là une salle bien pleine, cent cinquante personnes disons, sur un sujet qui ne paraît pas aux avant-postes de l’urgence du moment.

Puis on a découvert que, plutôt que seulement exposer ce que fut la guérilla colombienne, le film de Pierre Carles, qui s’y est attaché dix années durant, fouille un moment très particulier : celui de l’arrêt de cette guérilla, lorsqu’elle décide de déposer les armes en jouant le jeu d’un prétendu accord de paix. Que vont alors devenir ces femmes et hommes qui, pour certain·es, ont passé la presque totalité de leur vie adulte, armes à la main au fond de la forêt ?

Que sauver des idéaux révolutionnaires, quand il s’agit de retrouver une vie civile au quotidien ? Cela se joue principalement sur la décennie qui court de 2012 à 2022, entre la conclusion des prétendus accords de paix, et l’élection inespérée de Gustavo Petro à la présidence du pays, lui-même ancien guérillero (mais d’un autre mouvement que les FARC, très différent). Là déjà s’installe toute une durée. Une grande complexité.

Cette durée se fait plus vaste encore, s’intéressant à la violence sociale fondamentale qui expliqua le recours à la lutte armée comme unique espoir de transformation de la société. Et peu à peu, on comprend bien ce que vient signifier, dans le titre, le segment “L’avenir à une histoire”. Ici, rien de collé aux leurres aveuglants de la seule actualité. Il faut embrasser beaucoup plus large.

Il est impossible aux générations d’aujourd’hui d’imaginer comment, dans les années 70, régnait en mains endroits de la planète, chez les plus opprimés, souvent dans la jeunesse, et jusque dans l’Occident développé, la conviction de l’imminence d’une issue révolutionnaire, d’idéal communiste. Cela pouvait sembler de l’ordre d’une croyance. Ça se présentait avec la netteté d’une rupture, l’évidence d’un avenir soudain radieux, et la radicalité d’une violence révolutionnaire inévitable. Toutefois, on entendait souvent aussi cette citation de Mao Tsé Toung : “La révolution n’est pas un dîner de gala”. Soit un avertissement qui se poursuivait par l’énoncé d’une multitude de difficultés, de pièges et de complexités.

Les entretiens avec les guérilleros aux-mêmes sont un matériau très abondant dans le film de Pierre Carles. La guérilla dure depuis plus d’un demi-siècle lorsque les accords sont conclus. Les FARC comptent entre dix et vingt mille hommes et femmes en armes, implantés dans des régions rurales que l’État a abandonnées à leur détresse. Une paysannerie réduite à la misère apporte soutien et nouvelles recrues à la rébellion.

Celle-ci n’a jamais été vaincue. En face, une armée de trois cent mille hommes, sur-équipée, activement soutenue par les USA, n’en est jamais venue à bout. Combien de temps durer encore ? La situation ressemble à une impasse. La guérilla ne parvient pas à prendre dans le monde urbain, où opèrent les phénomènes clés, sociaux, économiques, culturels, et bien entendu politiques. Médiatiques aussi. Dans le débat à l’issue du film, Audrey Millot, et son compagnon Ubaldo Zuñiga insistent sur le rôle essentiel de la guerre médiatique, dans la défaite de la guérilla, qui ne fut pas tant militaire. On l’entend en songeant à l’état de la France de Vincent Bolloré.

« Le désastre » – c’est leur mot – qu’aura constitué, à cet égard, l’enlèvement et l’interminable séquestration de la sénatrice Ingrid Betancourt, sinon la confusion entretenue à partir du prélèvement d’un impôt révolutionnaire touchant au narco-trafic, ne sont pas sans rappeler l’atmosphère qui entoura, plus près de nous, la dernière décennie active de l’ETA basque. Y a-t-il eu accord de paix ? Les FARC le conçurent ainsi, en espérant arracher de réels acquis politiques, tel l’octroi de plus de dix millions d’hectares à la paysannerie sans terre des zones qu’elles contrôlaient.

Mais en face, la réalité du pouvoir, l’armée, la finance, l’oligarchie, l’appui américain, les medias – on le disait – reste hors d’atteinte. Ne s’applique qu’une interprétation très restrictive, délibérément tortueuse, des accords qui ont été passés. Rendre les armes dans ces conditions, conduit, en fait, à négocier des conditions de réinsertion de guérilleros, plutôt qu’à arbitrer un projet de société. Même l’arrivée au pouvoir de Gustavo Petro, d’une gauche largement impuissante, ne modifiera pas substantiellement les conditions décevantes dans l’application des issues trouvées.

On trouve finalement quelque chose de poignant, à écouter et regarder ces femmes et ces hommes qui ont enduré des conditions de vie, et des risques extrêmes, pendant des décennies. Bon nombre venaient de la grande misère paysanne, ont rejoint très jeunes la guérilla, n’ont finalement pas connu d’autre vie que son encadrement. Aujourd’hui on les voit comme tâtonnant pour reprendre une vie parfois isolée, dans laquelle subvenir à leurs besoins matériels immédiats. Trahis dans leurs idéaux, les autorités ne leur font aucun cadeau pour qu’ils puissent préserver des voies alternatives, d’autonomie relative.

Refusant de renoncer à tout, plusieurs continuent de chercher des solutions innovantes, pour inventer des modes de vie encore conformes à leurs idéaux d’une vie entière, obstinés à se dire fièrement « communistes ». Unbaldo Zuñoga s’engage à fond dans l’économie sociale et solidaire. Il en mesure les limites, puisque celle-ci accepte de se limiter à des micro-projets comme autant d’ilôts cernés par l’océan de la société marchande capitaliste. « Mais nous avons beaucoup à apprendre dans ce domaine, car d’autres que nous y sont beaucoup plus en avance ».

Quant à Audrey Millot, elle explique comment elle a tenté de vivre en ville, pour finalement choisir le retour aux champs pour implanter une ferme de plantes médicinales. On l’y voit vivant sous de simples auvents suspendus : « en ville, je ne supportais pas la sensation d’enfermement entre des murs, après avoir connu, dans des campements de fortune, se déplaçant, une protection juste minimale, et l’ouverture du contact direct avec les éléments ». Mais surtout, elle explique être revenue dans ces zones où elle a tout connu et partagé du politique, car dit-elle, « je ne peux me résoudre à me passer d’un cadre collectif pour réaliser ma vie ».

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