À Montpellier, une soirée pour commémorer le massacre de dix militant.es indépendantistes kanak

Le Poing Publié le 20 décembre 2024 à 17:05

Une soirée pour commémorer le massacre de Hienghène, au cours duquel 10 militant.es indépendantistes kanak ont été tué.es, a été organisée ce jeudi 19 décembre dans les locaux d’une association protestante montpelliéraine.

Dès 17h, une petite foule d’une centaine de personnes se pressait aux portes du tiers lieu Le Carrousel, sur le boulevard Gambetta. Une soirée de commémoration du massacre de Hienghène, au cours duquel 10 militant.es indépendantistes kanak ont été tué.es, était organisée ce jeudi 19 décembre dans ce haut lieu de la vie culturelle protestante montpelliéraine. Le massacre a d’autant plus marqué les esprits que les assassins ont fini par bénéficier d’un non-lieu, au motif d’une « légitime défense préventive. »

L’événement a commencé par une exposition, préparée par des militant.es kanak, avec différents tableaux retraçant l’histoire du Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste (FLNKS), de sa création aux derniers congrès en passant par la quasi guerre civile des années 80. Pour l’histoire plus récente, étaient également retracée l’aventure de la Cellule de Coordination des Actions de Terrain (CCAT), dont plusieurs militant.es sont incarcéré.es actuellement en Métropole, mais aussi de la lutte contre la réforme constitutionnelle visant à dégeler le corps électoral, maintenant enterrée, et de l’insurrection débutée à la mi-mai 2024.

La cérémonie à proprement parler, articulée autour de différents gestes coutumiers kanak, a mis en valeur les liens importants entre la communauté kanak et l’Église protestante. Les kanak sont en majorité protestant.es, et les principales églises de Nouvelle-Calédonie/Kanaky ont pris position pour l’indépendance dès 1979. La cérémonie s’est ainsi achevé sur la prise de parole, rendue difficile par des sanglots d’émotion, d’un représentant de la paroisse de Montpellier, qui a fait part d’une vive inquiétude quant à la suite des événements.

C’est que le sinistre massacre de Hienghène fait écho aux neuf manifestant.es tué.es par des milices loyalistes [NDLR : pour le maintien de la Nouvelle-Calédonie/Kanaky dans le giron français] ou par les forces de l’ordre après que le mouvement ait pris une tournure insurrectionnelle (en plus de deux gendarmes et d’un caldoche, les populations descendants d’européens installées depuis des générations sur l’île, tentant de forcer un barrage, et d’autres morts accidentelles).

C’est sur cette tuerie de Hienghène justement que revenait le film « Waan yaat : sur une terre de la République française », d’Emmanuel Desbouiges et Dorothée Tromparent, sorti en 2022, projeté directement après la cérémonie rituelle.

Commençons par quelques repères chronologiques. 1984 : après plusieurs années de réveil de l’indépendantisme kanak, la tension est à son comble en Kanaky/Nouvelle-Calédonie. Le 29 mai, l’Assemblée Nationale vote le statut Lemoine, visant à modifier le statut de l’archipel. Si certaines demandes du camp indépendantiste sont prises en compte, ces derniers restent frustrés par l’absence de nombreux points importants pour le mouvement. Pas de réformes foncières pour régler la question des terres volées aux kanak au cours de l’Histoire, rien sur la propriété des zones maritimes que la France veut conserver pour la pêche, ou des différents îlots de l’archipel. L’État français veut continuer à avoir la main sur les mines, le travail, le crédit, les relations extérieures et internationales.

Dans ce contexte un boycott actif des élections territoriales commence le 18 novembre, sous impulsion du FLNKS. Le militant Eloi Machoro, qui sera tué par un tir du GIGN quelques mois plus tard, le 12 janvier 1985, brise une urne, dans un geste qui deviendra le symbole des problématiques autour du corps électoral calédonien. Des dizaines de barrages sont installés.

Le 20 novembre démarre l’occupation de Thio par des kanak qui ont réussi à désarmer les colons et le GIGN. Les 24 et 25 novembre, un gouvernement provisoire est proclamé par le FLNKS, avec le leader Jean-Marie Tjibaou comme président.

Le 30 novembre des affrontements entre loyalistes et indépendantistes font trois victimes à Ouégoa, sur fond de tensions répétées autour des terres que les tribus kanak veulent récupérer. Le 2 décembre un éleveur européen est tué pendant des affrontements sur un barrage.

Les tensions sont également vives dans la vallée Hienghène, opposant des petits propriétaires terriens caldoches et la tribu kanak de Tiendanite. Les caldoches se plaignent d’incendies de maisons, les kanak se font de plus en plus pressants dans leurs demandes de terres.

Le 5 décembre, un convoi de 17 militant.es indépendantistes retourne à la tribu de Tiendanite, sans armes, après une réunion politique où vient d’être décidée la levée des barrages. Les véhicules se trouvent bloqués sur la piste par un cocotier abattu. Un déluge de feu s’abat sur la délégation. Bilan : 10 independantistes perdent la vie, 5 autres sont très gravement blessé.es, certains corps sont mutilés et brûlés par les assaillant.es, des militant.es sont achevé.es dans le cours de la rivière non loin, alors qu’ils tentaient de s’échapper. Parmi les victimes, deux frères de Jean-Marie Tjibaou, qui aurait dû lui-même faire parti du groupe, mais a été retenu à Nouméa.

Le film réalise la prouesse, presque 40 ans après, de rassembler les témoignages d’un grand nombre d’acteurs des évènements. Témoins qui ont accueilli les rescapé.es du massacre directement après, villageois.es de la vallée d’Hienghène, membres des familles de victimes, acteurs et actrices de la lutte indépendantiste contemporaine…

On verra même un entretien avec le dernier membre du groupe d’assaillant.es encore en vie. « On fréquentait les kanak, tout le monde se côtoyait avant les évènements », confie celui-ci. « Mais la tension montait sans cesse, et on avait peur de perdre nos maisons et nos terres. On ne peut pas dire à des gens qui ont construit leur vie après un dur labeur de tout abandonner ou de partir comme ça », confie celui-ci face caméra. « Dans le temps on vivait en autarcie, mais à partir du moment où on a été scolarisé.es là on s’est mis à fréquenter des caldoches », raconte un habitant de la vallée d’Hienghène.

Toujours est-il que notre assassin rescapé du temps revendique ne pas être responsable « des abus de certains caldoches », plaçant par là même sa participation au massacre de décembre 1984 dans le champ du raisonnable.

Dans les jours qui suivent, les assassins se rendent spontanément à la justice, et assument leurs actes. Alain Gauthier, procureur de l’époque, retient les chefs d’accusation suivant : « assassinat et coups et blessure avec préméditation et armes ».

François Roux, avocat historique du FLNKS, œuvrant déjà à l’époque à la défense des militants.es kanak, aujourd’hui en charge du dossier des militant.es CCAT emprisonné.es en Métropole, mentionne « une instruction biaisée » « Mais malgré ça on ne s’attendait pas à un acquittement », se souvient l’avocat. « Ce sont des jours où la justice française s’est vue gravement déshonorée. »

Le premier procès de Nouméa se conclut le 29 septembre 1986 par un non-lieu. Le 20 novembre, la cour d’appel renvoie devant les assises les sept accusés, finalement acquittés le 29 octobre 1987, au titre de la « légitime défense préventive. », au cours d’un procès tenu dans une salle de spectacle (la Chambre de justice venait d’être incendiée par « des amis des accusés ».) Dans le jury, pas un seul kanak.

Le film nous propose des images des assassins posant pour la presse, à la sortie de leur détention provisoire, maintenant libres.

40 ans plus tard, le site de la tuerie est devenu un lieu de commémorations annuelles, décoré de statues et de différents objets d’art.

Le film s’achève en évoquant la notion de pardon, centrale dans la culture kanak. Difficile pardon. On suit notre assassin rescapé, accompagné d’un des frères d’un autre membre du commando, dans une tentative d’aller demander pardon et de « se réconcilier », chez Emmanuel Tjibaou, fils de Jean-Marie et neveu de ses deux frères abattus le 5 décembre 1984, devenu fin novembre 2024 (après la sortie du film donc) premier député indépendantiste kanak depuis 1986 et second de l’Histoire, après Rock Pidjot.

Face aux justifications de l’assassin survivant, mentionnées plus haut, Emmanuel Tjibaou s’agace : « Vous n’auriez pas pu aller discuter ? […] Un de mes oncles morts là-bas s’appelait Louis. Quand on l’a retrouvé on a identifié son corps grâce à son pied, on arrivait plus à reconnaître son visage. Mon fils s’appelle Louis, en mémoire de l’oncle. Et il me demande « Pourquoi ? » Si vous n’avez pas de réponse pour nous, pourquoi vous êtes venus ? » Grand silence.

Cet événement a été fondateur dans la dynamique de quasi-guerre civile enclenchée dans les années 80. En 2022, le film documentaire constatait, toujours autour de ces enjeux mémoriels, que « les armes se sont tues, probablement à jamais. » À peine, deux ans plus tard, 13 personnes trouvaient la mort pendant le mouvement de contestation de la réforme du corps électoral…

La soirée s’est ensuite achevée par une discussion avec Robert Xowie, sénateur FLNKS membre de l’Union Calédonienne, François Roux, déjà présenté, Caroline Machoro et Isabelle Merle, historienne, Daniel Wéa, président du Mouvement des Jeunes Kanak de France (MJKF) et Emmanuel Tjibaou, en visio depuis la Nouvelle-Calédonie/Kanaky, abondée par des questions du public.

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