Nouvelle-Calédonie : “Le droit à la décolonisation ne peut pas relever du droit du colonisateur”

Le Poing Publié le 27 avril 2024 à 16:54
Rassemblement contre le dégel du corps électoral. Crédit photo : page Facebook FLNKS Officiel

D’importantes manifestations, indépendantistes et anti-indépendantistes, agitent la Nouvelle-Caledonie ces dernières semaines. Au coeur des débats, un projet de dégel du corps électoral pour les élections locales et pour ce qui a trait au processus d’autodétermination.

Les accords de Nouméa avaient gelé ce corps électoral pour le centrer autour des autochtones kanaks et des descendants de colons et de déportés, les caldoches, souvent anti-indépendantistes, en le fixant autour des populations présentes sur l’île depuis 1988 et de leurs descendants.

Invités par l’association “Rencontres, Marx”, Robert Wienie Xowie, premier sénateur indépendantiste de Nouvelle-Calédonie fraîchement élu, membre du groupe apparenté communiste, Daniel Wéa, président du Mouvement des Jeunes Kanaks en France et François Roux, avocat au barreau de Montpellier, qui assure la défense du Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste (FLNKS ; une coalition de partis indépendantistes), et anciennement de son leader Jean-Marie Tjibaou dans les années 80, ont tenu une conférence ce mercredi 24 avril à Montpellier.

Le Poing vous en propose une retranscription, en trois parties. La première traite de l’histoire des kanaks jusqu’aux accords de Nouméa, avec Daniel Wéa. La seconde de l’actualité politique en Kanaky. Voici la dernière, sur les questions autour du droit international, avec Maître François Roux.

Introduction des Rencontres Marx : Dans une récente tribune visant les manœuvres du gouvernement français, Maître François Roux rappelait que « la question de la Nouvelle-Calédonie relève du droit à l’autodétermination des peuples soumis à la colonisation, et nullement d’une décision franco-française sur la question de l’égalité de ses citoyens devant la loi électorale. »

En 1960, par sa résolution, l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux.

Depuis 1986, la Nouvelle-Calédonie est inscrite sur la liste des territoires non autonomes à décoloniser. Le Comité spécial de décolonisation des Nations Unies suit annuellement la situation et n’hésite pas à émettre des recommandations à l’égard de la France. Les anti-indépendantistes ont cherché à plusieurs reprises, sans succès, à faire retirer la Nouvelle-Calédonie de la liste des territoires à décoloniser.

François Roux : Je n’aurais jamais imaginé, 40 ans après, me retrouver ici, avec vous tous, pour reparler de la Calédonie. J’ai souvent dit, quand je plaidais devant la cour d’assises de Nouméa, « Défendre, c’est souffrir avec ». Et nous avons beaucoup souffert. Je pense à Gustave Tehio, avocat à Nouméa, qui était bien isolé à l’époque, quand nous l’avons rejoint. Alain Otan, moi-même. Il a fallu qu’on porte tout ce que vous venez de dire devant les tribunaux de l’époque.

Vous pensez que c’est difficile ? Oui. On a été là pour Matignon, pour les accords de Nouméa. On s’est dit « Ça va dans le sens de la décolonisation, on y arrive, après tant de drames. » Je voudrais juste rappeler, dans l’accord de Nouméa, dans le préambule, cette phrase incroyable : « La colonisation a porté atteinte à la dignité du peuple kanak, qu’elle a privé de son identité. Les hommes et les femmes ont perdu dans cette confrontation leur vie ou leur raison de vivre. De grandes souffrances en ont résultées. Il convient de faire mémoire de ces moments difficiles, de reconnaître les fautes, de restituer au peuple kanak son identité confisquée. Ce qui équivaut pour lui à une reconnaissance de sa souveraineté, préalable à la fondation d’une nouvelle souveraineté, partagée dans un destin commun. »

Ce texte est constitutionnalisé parce que les kanaks ont dit « Ça suffit maintenant. Vous nous faites des textes et puis… Alors celui-là, on veut le constitutionnaliser.” Qu’est-ce qu’on nous dit aujourd’hui ? On dégèle le corps électoral. Et finalement, les Français qui se sont installés en Nouvelle-Calédonie, vont dire, comme ils le disent déjà, « Ici on est chez nous, on va voter. » Combien de fois j’ai entendu Yéwené, Yéwené nous raconter cette histoire de la case. Il disait « Ah, je suis allé à Tahiti avec des copains kanaks. Et puis on s’est promenés. J’étais sur le bord de la route. Et moi, je suis parti tout seul. Et là, il y avait un pêcheur avec sa case. Il m’a interpellé. Il m’a dit invité à prendre le café. Je suis rentré. Puis j’ai dit aux copains kanaks qu’on irait tous ensemble prendre le café le lendemain chez le pêcheur. En arrivant à la maison du pêcheur, celui-ci, surpris, rappelle qu’il n’avair pas prévu d’inviter quatre personnes pour le café ce jour-ci. Les arrivants proposent un vote.”

C’est parfaitement expliqué. J’ai souvent plaidé devant nos tribunaux et dans bien d’autres, en rappelant cette Constitution, de 1793 : « Quand le gouvernement viole les droits garantis par la Constitution, la résistance sous toutes ses formes est le plus sacré des droits et le plus impérieux des droits. »

Même dans notre Constitution, il y a des choses comme ça. Et on voudrait se les garder pour nous et que le peuple colonisé, lui, n’y ait pas droit. C’est quand même extraordinaire.

Depuis cet odieux troisième référendum, nous accompagnons avec quelques juristes le FLNKS sur la base du droit international. Parce que la question de la Nouvelle-Calédonie relève du droit international et pas du droit français, puisque nous sommes dans une situation de colonisation.

La Nouvelle-Calédonie est inscrite par les Nations Unies sur la liste des pays à décoloniser. La France est ce qu’on appelle une puissance administrante, et elle doit permettre au peuple colonisé d’exercer son droit à l’autodétermination. J’ai bondi quand j’ai vu que la France demandait un avis au Conseil d’État pour le troisième référendum. Je respecte le Conseil d’État, mais ce n’est pas son rôle. Le Conseil d’État s’occupe des questions de droit français. Le droit international se plaide devant les juridictions internationales.

Quand nous avons instauré dans l’accord de Nouméa cette restriction du corps électoral, des non-kanaks, pour ne pas dire des Français, ont fait un recours devant les tribunaux français, en disant être empêchés de voter. [NDLR : Les accords de Nouméa prévoient trois référendums, et gèle le corps électoral aux personnes présentes en Kanaky depuis 1988 et à leurs descendants, caldoches compris.] Ils ont perdu. C’était intéressant à l’époque. Et ils ont perdu, notamment, sur les conclusions de notre ami Louis Joannet. Ils ont donc voulus aller devant le Comité des Droits de l’Homme des Nations Unies à Genève.

J’ai eu la curiosité d’aller regarder quelle a été la position de la France quand quelqu’un fait un recours devant une juridiction internationale, que ce soit la Cour Européenne des Droits de l’Homme ou le Comité des Droits de l’Homme. La France, qui est le pays attaqué, intervient et fait valoir ses arguments. Et ça, c’est exceptionnel. La France, devant le comité des droits de l’homme des Nations Unies à Genève, a défendu, vous m’entendez bien, le gel du corps électoral, en disant que c’était normal qu’on ait gelé le corps électoral.

“Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde.”, disait Albert Camus. Nommons les choses. La question de Nouvelle-Calédonie est une question de décolonisation. Quelles sont les juridictions qui sont habilitées à se prononcer sur les questions de décolonisation ? Pas les juridictions du pays colonisateur.

Cette tribune que j’ai publiée récemment, je l’avais proposée au Monde, elle n’a pas plu. Je l’ai proposée à Libération, elle n’a pas plu. Et je me suis adressé à l’Humanité, qui l’a acceptée.

J’y ai expliqué que si le gouvernement veut demander un avis, il y a une cour dont on parle beaucoup ces temps-ci. La Cour Internationale de Justice. D’ailleurs, la France ne la reconnaît pas de manière générale, elle a parfois choisi de l’ignorer totalement. Cette Cour Internationale de Justice a la capacité de donner des avis. Nous essayons de faire passer ce simple raisonnement de bon sens auprès de nos gouvernants. Et s’ils ne veulent pas comprendre, alors nous utiliserons des voies légales. Je m’excuserai de ne pas en parler publiquement.

Ces voies légales, une fois encore, c’est le droit international. Nous juristes sommes toujours aux côtés du FLNKS pour les assister dans les revendications de leur droit à la décolonisation. Et le droit à la décolonisation, il se traite devant les institutions internationales. Un point, c’est tout.

Continuons à nous opposer à ce qui est en train de vouloir se faire en notre nom, c’est-à-dire dégeler le corps électoral, c’est-à-dire faire ce que Yéwéné Yéwéné dénonçait. Nous sommes des citoyens responsables, nous ne pouvons pas l’accepter.

Question du public : Sur la légitimité du troisième référendum, il me semble que la date a été fixée par décret. Alors qu’elle avait été jusque-là discutée par le comité des signataires de l’accord de Nouméa. Quels sont les recours juridiques possibles contre la légitimité de ce référendum ?

François Roux : Il y a eu un recours fait. Je n’étais pas impliqué donc je n’ai pas beaucoup d’informations mais c’était un recours devant le Conseil d’État, et le Conseil d’État a dit que tout allait bien. Aujourd’hui la seule juridiction qui peut se prononcer sur la validité de ce référendum c’est bien la Cour Internationale de Justice. C’est elle qui peut dire si ce référendum a été fait conformément au droit international. Sachez que la Cour Internationale de Justice a déjà eu à trancher des questions de ce type.

On cite souvent le cas de l’île Maurice contre la Grande-Bretagne. Quand l’île Maurice a été décolonisée les anglais ont voulu garder l’archipel des îles Chagos. Les Britanniques voulaient louer les îles aux USA. C’est sur l’archipel des Chagos qu’il y a la base américaine de l’île de Diego Garcia, depuis laquelle les avions américains sont allés bombarder l’Irak. C’est dire l’importance des enjeux.

Depuis la décolonisation, Maurice réclame la restitution des îles Chagos. Les Britanniques n’ont jamais vraiment répondu, donc les mauriciens ont fini par se lasser. L’île Maurice est venue devant la Cour Internationale de Justice pour demander un avis qui leur a donné raison. Mais la CIJ n’a pas de pouvoir de contrainte. Il y a eu la même condamnation de la CIJ pour la construction du mur en Palestine, qui n’a rien empêché, puis plus récemment quand la Cour a été saisie par l’Afrique du Sud suite à l’attaque d’Israël commencée le 7 octobre 2023.

La France fait partie des pays qui a créé le droit international, qui a été fondateur de la Déclaration Universelle de la Charte des Nations Unies et de tout le système des Nations Unies. Pourquoi la France ne veut pas aller devant la Cour Internationale de Justice pour poser la question sur le troisième référendum ?

Parce qu’il peut y avoir quand même des conséquences diplomatiques importantes. Par exemple la Grande-Bretagne depuis le contentieux avec l’Île Maurice a perdu son juge à la CIJ pour la première fois depuis 1945. Pour un membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU ne plus avoir de juge à la Cour Internationale de Justice ça peut être embêtant.

Des conférences et événements de soutien à la lutte kanak sont organisés partout en France en ce moment. Des infos sont disponibles via le collectif Solidarité Kanaky.

Des membres de la diaspora kanak de toute la France, avec leurs soutiens, proposeront un cortège dans la manifestation parisienne du 1er mai.

Signalons aussi que les autonomistes et indépendantistes corses organisent tous les ans au début du mois d’août les Journées Internationales de Corte, dans la ville du même nom, qui regroupent partis, associations et syndicats de peuples sans États. Des représentant.es kanaks y sont régulièrement présent.es, au côté d’antillais, de nombreux peuples sans États européens, voir extra européens (kabyles, kurdes). Le programme de l’edition 2024 n’est pas encore disponible.

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