À Montpellier, est-ce que “Gaza” est devenu un gros mot ?

Le Poing Publié le 21 mars 2024 à 19:33
L'Agora de la danse, à l'arrêt de tram Louis Blanc, à Montpellier, affiche une annonce pour le festival Montpellier Danse. ("Le Poing"

Le festival de danse de Montpellier assure que sa prochaine édition sera affectée par la gravité du contexte géopolitique. Mais dans les discours des responsables, la situation à Gaza semble ne pas en faire partie

Il faut bien tendre l’oreille. Lorsque quelqu’un développe un propos, souvent, ce qu’on n’entend pas dans sa bouche a autant d’importance que les mots qu’il prononce effectivement. C’est quasiment psychanalytique. On en a vécu une démonstration troublante ce mercredi 20 mars 2024 à Montpellier. Cela au cours d’une conférence de presse tenue pour annoncer la programmation de la prochaine édition du festival Montpellier Danse (22 juin – 6 juillet).

Il faut d’abord savoir qu’une conférence de presse de ce genre a un côté très officiel, très institutionnel. À la tribune ne siégeaient que des hommes blancs importants, souvent encravattés. Seules deux artistes ont pris la parole, deux femmes, maintenues physiquement au pied de cette tribune. Sur celle-ci, le directeur du festival, Jean-Paul Montanari, était accompagné de Michaël Delafosse, maire-président de la Métropole de Montpellier, du conseiller régional Christian Assaf représentant Carole Delga, du Directeur régional des affaires culturelles Michel Roussel, et son prédécesseur Didier Deschamps (lequel est devenu président dudit festival depuis qu’il a pris sa retraite de haut fonctionnaire).

Les discours se sont enchaînés. La tonalité d’ensemble a consisté à souligner le rôle de rempart dévolu à la culture, alors que les horizons politiques, et géopolitiques, se sont lourdement chargés de menaces. À ce propos, Christian Assaf a évoqué ce qui se déroule en Ukraine, ou bien en Israël et à Gaza. Mais cela aura été l’unique occasion d’entendre prononcer le nom du territoire palestinien martyre.

Dans ce contexte funeste, Michaël Delafosse s’est réjoui que la cité qu’il administre cultive sa réputation d’une « ville hospitalière, accueillante à celles et ceux qui symbolisent la liberté ». Le premier magistrat montpelliérain dit avoir eu l’occasion de vérifier la « reconnaissance internationale » dont jouit Montpellier sur ce plan. A cela contribue grandement son festival de danse. Où a-t-il pu vérifier ça ? Quand ça ? « En mai 2023, en visite à Tel-Aviv, où on m’a fait part de l’importance de Montpellier, alors que je visitais les locaux de la Batsheva » indique-t-il.

La Batsheva, qu’il mentionne, est une célèbre compagnie de danse contemporaine israélienne, à laquelle est généralement reconnue une fonction éminente de représentation de son pays à l’international. Dans l’exercice de sa fonction, il y a lieu de créditer Michaël Delafosse d’une maîtrise aiguë de ses déclarations publiques. Qu’en mars 2024, ce soit précisément Israël qui figure comme unique mention internationale dans son propos, et qu’il évoque ce pays en omettant la moindre référence à la tragédie dont il est protagoniste actif, peut questionner.

Puis ce fut au tour de Jean-Paul Montanari, le directeur du festival, de souligner « l’austérité, la sévérité » avec laquelle se présente sa prochaine programmation. Il s’interroge sur le fait qu’« on a du mal à s’imaginer que l’extrême-droite arrive au pouvoir (en France) », ou que « Poutine aille toujours plus loin dans sa politique », et « que notre impuissance soit totale devant la mort de Navalny », nous laissant « incapables de réaction ». Fin du survol. Mais alors, qu’en est-il de l’incapacité à réagir devant un massacre continu de civils par dizaines de milliers qui se déroule à Gaza, une famine provoquée, un génocide dument désigné par plusieurs instances internationales parmi les plus autorisées, en train d’être perpétré au vu et au su de tous ? Gaza, sa population, existent-ils ? De fait, elle n’est pas mentionnée.

Du reste, l’assaut meurtrier du Hamas le 7 octobre, la sidération produite par les crimes de guerre alors commis, sont tout autant gommés ; comme si une vision montpelliéraine bien particulière consiste à occulter toute une situation. Pareille lacune du discours s’expliquerait-elle par un pur oubli, un effet malin de l’inconscient ? Non sans doute : dans la présentation des spectacles proprement dite, on parle encore de la Batsheva (la grande compagnie israélienne déjà mentionnée ci-dessus).

C’est que la venue de la Batsheva au Festival avait été prévue. Mais il a fallu y renoncer. Est-ce que, tout de même, cette venue aurait soulevé une certaine gêne politique ? Non. Pas spécialement. C’est seulement qu’on n’était pas sûr d’être en mesure « d’assurer la sécurité des membres de cette compagnie » lors d’un séjour à Montpellier. « Ils sont en guerre » rappelle Montanari, et « ils se battent courageusement » estime-t-il.

Pour finir de bien comprendre, les derniers mots pessimistes de la matinée consistèrent à souligner qu’aujourd’hui, certain.es des plus grand.es chorégraphes au niveau mondial, commencent, elleux aussi, à éprouver de sérieuses difficultés financières pour poursuivre leurs activités. Deux exemples sont ainsi mentionnés : celui de la chorégraphe belge flamande Anne Teresa De Keermaeker. Et celui d’Ohad Naharin, le directeur de la Batsheva israélienne qui, dans le contexte actuel, a dû annuler toute tournée.

C’est entendu : dans le monde que reflète Montpellier Danse – et à travers lui tout un système de pouvoir montpelliérain – le sort des gens de Gaza, confrontés à des hypothèses existentielles ultimes, ne mérite pas mention, tandis qu’il y a lieu de se préoccuper des difficultés budgétaires collatérales rencontrées par une institution culturelle vitrine de l’État d’Israël ; cela oui.

On peut déceler là une hémiplégie de l’empathie, un déni provocateur à l’endroit du ressenti de larges pans de la population. De quoi semer les germes du ressentiment, délétère, instillant un relent de guerre civile latente des émotions. Que des entités militantes choisissent radicalement leur camp, c’est bien leur rôle. Que des responsables de la collectivité citoyenne tout entière s’affichent de manière aussi tranchée, dans une période aussi dangereuse, fait autrement question.

C’est en tout cas très dangereux pour les valeurs de « la beauté, la sensibilité, l’intelligence » dont Michaël Delafosse aime à se réclamer dans tout cela. Car voilà ces valeurs entachées d’un soupçon de tartufferie – sinon au moins d’aveuglement, et assurément de double standard – quand les puissances supposées éclairées qui proclament ces valeurs, couvrent de leur silence, dans le même temps, un déferlement de barbarie, juste en accord avec la perpétuation de leur domination globale.

En mars 2024, il y a des danseurs soldats. C’est “normal”. Mais cela balaie bien des illusions.

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