À Montpellier, l’extraordinaire assemblée générale ordinaire du squat de la rue Bonnard

Le Poing Publié le 13 juillet 2019 à 15:55 (mis à jour le 18 juillet 2019 à 11:12)
Cour du centre social autogéré de la rue Bonnard, à Montpellier (crédits photo : Clément Barbet, pour France 3 Languedoc-Roussillon)
Par souci de protection et par refus d’une stigmatisation à base identitaire, tous les prénoms ont été transformés et « francisés ».

En butte aux pires difficultés, soumis à pression policière et vindicte médiatique extrêmes, les résidents du Centre social autogéré de la rue Bonnard, à Montpellier, élaborent patiemment une démocratie du collectif quotidien. Tout sauf simple. Tout sauf banal.

« Bon, alors nous avons déjà un très bon sujet de discussion pour la réunion de la semaine prochaine » lâche Michel, d’origine africaine, qui vient d’animer l’assemblée générale. Épuisante. Plus de deux heures et demi d’échanges. Mais Michel est encore capable de faire preuve d’humour, après avoir fait montre d’élégance spontanée, de belle acuité oratoire, et de sagesse sur le fond.

Cette assemblée générale se tient chaque mercredi dans la cour du squat de la rue Bonnard. Même au gré des allées et venues, on y aura compté tout du long soixante à soixante dix personnes présentes. C’est-à-dire une représentation de la quasi totalité des résidents, puisqu’on compte une quarantaine d’enfants parmi les cent soixante personnes vivant là, à quatre-vingt pour cent en couples ou familles.

Du reste, « la participation aux assemblées est obligatoire » indique clairement le règlement des lieux. Les sujets à traiter sont innombrables. Un bon nombre épineux. On n’est pas entre retraités chez un syndic de copropriété. Clément, qui fit partie du noyau de jeunes Français décidés à ouvrir ce squat en janvier dernier, remarque : « On a ici les meilleurs citoyens du monde. Ils vivent dans les pires difficultés. Mais ils s’obstinent à s’organiser démocratiquement, pour trouver des solutions et asseoir un collectif de vie acceptable ».

Exemple avec ce qui déclenchait le trait d’humour de Michel (au début de cet article) : alors que deux cents personnes sont sur listes d’attente, on vient d’accepter d’accueillir un couple qui se présente, dont le mari est handicapé. Et notons qu’une assistante sociale – donc, de fait, l’État – appuie leur demande en urgence. C’est dire la faillite des dispositifs officiels, qui pourtant ensuite se retournent contre les squats ! Retour au couple en difficulté. Simone a fait remarquer : « La semaine passée on avait décidé de ne plus accueillir que des femmes ou bien des couples avec de très jeunes enfants ». Les candidats du jour ne correspondent pas. « Alors il faudra discuter du cas des couples avec handicapé ! » ponctue une autre voix, goguenarde.

En attendant, il est demandé à des résidents vivant en chambre seule de se pousser encore un peu pour partager celle-ci et faire place aux nouveaux. Au fil des discussions on aura traité du partage des machines à laver : « Quand on s’est débrouillé pour en amener, c’était pas dans l’idée qu’elles soient privatisées ». On a réclamé et recueilli les excuses publiques de Serge, qui a sorti un peu vite un couteau l’autre soir, certes sans frapper, mais en présence d’enfants, de femmes : « Bon on sait qu’il est plutôt gentil, et finalement pas dangereux. Mais il est exclu que ça se reproduise ».

Discussion de fond à propos d’Alain : alcoolique, il est coutumier des incidents avec d’autres résidents, non sans propos à connotation raciste. Il est Français. On se rend compte que, plus ou moins consciemment, cette caractéristique pourrait lui conférer un statut dérogatoire. « Ça n’a absolument pas à entrer en ligne de compte ! » s’offusque-t-on. « Ici, il n’y a pas de droits particuliers pour Français, d’autres pour Albanais, et d’autres pour Guinéens ! »

Complètement grillé, Alain en est à une quinzaine d’avertissements prononcés à son encontre. Normalement trois auraient dû suffire pour l’exclure. Mais il est à nouveau repêché. On le sait gravement malade. Comment se résoudre à le jeter à la rue ? Malgré de très fortes dénonciations définitives, l’assemblée se range aux arguments humanitaires d’un résident africain, fort en sagesse.

Inventer la loi. La faire respecter. Parfois nerveux, le débat n’en finit pas. Il est passionnant. Au moins la moitié des résidents sont Albanais, des familles que rien ne prédestinaient plus que d’autres, aux aléas du nomadisme, de la traque administrative, de la précarité de la vie en squat. On y compte quelques hommes fortement dotés d’une autorité spontanée. « On est venu en France pour construire l’avenir de nos enfants. Pas pour nous battre avec tout le monde. Il faut des règles. Du respect. Deux avertissements, et au troisième, zouuu », tonne Max. « Communiste ! » blague Hervé, rappelant indirectement que l’Albanie fut longtemps une spectaculaire autocratie maoïste en Europe.

Un peu comme les roms voici cinq ans – résumant alors toutes les paniques malsaines de la société française, quand plus personne n’en parle aujourd’hui – les Albanais se savent une population stigmatisée en tant que telle. Mère de famille, Simone, profondément blessée assure « avoir été refusée en me proposant comme bénévole pour une association humanitaire, parce que je suis albanaise ».

Le 19 juin dernier, dans tout le quartier, une phénoménale opération policière, GIGN compris, pratiquait une terreur d’État de cette population du squat tout entière, enfants compris. Bilan sur place : trois arrestations, dont deux relâchés car indûment interceptés simplement parce que, affolés, sans papier, ils tentaient de fuir. « Le troisième, seul mis en examen, est connu dans tout Montpellier. C’était pas plus simple de le coincer discrètement sur la Comédie ? » s’étonne un père de famille.

Reste qu’ « on ne peut tolérer aucun vol, aucun deal, si nous voulons rester soudés, et gagner dans la durée » martèle Simone. Il faut aussi apaiser les tensions de voisinage : « nous avons besoin de fêtes, de jeux, de rencontres. On vit. On ne fait pas que survivre. On accueille nos soutiens. On est un lieu important pour d’autres que nous en ville. Mais beaucoup de choses peuvent se faire en journée. Au lieu d’une fête en soirée chaque vendredi, il n’y en aura plus qu’une par mois. Et la règle générale – particulièrement difficile à faire appliquer – est l’arrêt du bruit à 22 heures ». L’hébergement, et a fortiori l’installation sauvage d’invités extérieurs sont soumis à tolérance zéro.

Max, figure de proue parmi les Albanais, ne cache pas qu’il aimerait qu’il y ait « un vrai chef, élu à bulletins cachés, et entouré d’un conseil ». Le premier point est loin d’être acquis. L’horizontalité démocratique est dans les gènes idéologiques du projet initial. Mais le second point s’esquisse avec la désignation des référents, depuis quelques semaines : ils sont deux par niveau de l’immeuble (donc six au total, complétés par trois autres par langue). Plus de dix nationalités sont ici représentées, et la traduction est une constante en AG. Ça fait s’éterniser encore les échanges. Ça les apaise aussi.

Michel, l’animateur du soir, est aussi référent : « Comment faire pour que l’autorité d’un référent soit vraiment établie. Qu’il soit soutenu concrètement. C’est impossible de faire exclure quelqu’un, si on craint ensuite des représailles ». Marguerite est une rayonnante mère de famille, elle aussi référente de son étage. Le souci peut être aussi simple qu’« installer un vrai tour de rôle, avec un tableau, étage par étage, pour le nettoyage des parties communes ».

Elle se dit « un peu triste quand c’est difficile de faire respecter les règles », mais aussi « heureuse, car on vit assez bien ici ». Elle est fière de faire visiter les trois pièces du squat qui l’abritent avec ses trois enfants. C’est modeste, précaire, mais nickel, et plein des petits détails qui rendent un intérieur chaleureux. Son mari Max s’enorgueillit de toutes les réparations, installations, de sanitaires notamment, qu’il a menées à bien.

« Un travail herculéen a été réalisé » atteste Clément, l’un des fondateurs français du lieu. « Une centaine de portes, qui ferment à clé, ont été récupérées dans les rues, réinstallées poursuit-il. Les vitres étaient pétées, les WC inexistants ou bouchés, ça fuyait de partout. Maintenant, tout est habitable, les cuisines – collectives – sont équipées ». Avec les moyens du bord, des bénévoles assurent le toit pour cent soixante personnes, quand les budgets de dingue de l’État laissent les miséreux à la rue.

Cette phase acquise, ce centre social autogéré « vit un moment charnière » évalue Amandine. Française, déjà mère de grands enfants, membre du Collectif Bienvenue Migrants 34, elle ne vit pas au squat mais s’en occupe activement, en s’y disant « alliée de confiance ». Sa synthèse est la suivante : « Les travaux sont finis. En fin d’année universitaire, la plupart des jeunes qui avaient ouvert le squat s’en vont pour tout un tas de nouvelles options personnelles. Mais la grave descente policière du 19 juin a ressoudé la communauté. Elle a aussi provoqué l’implication beaucoup plus ferme de toute une série de soutiens ».

La veille, Médecins du monde a effectué sa première permanence, avec médecin, infirmier, conseiller social. Sans toit ni loi va se soucier d’animations pendant l’été pour les enfants (tous sont scolarisés dans l’année). Mais surtout se dessine un découplage entre la démocratie du quotidien et celle qui s’inquiéterait plutôt des orientations de fond.

Dans ce sens, l’autre grande décision finale de la dernière AG a été de désigner Amandine comme « secrétaire », chargée de consigner les décisions, archiver l’utile, se faire une idée actualisée de qui est effectivement résident, sans pour autant ficher, etc. Un père de famille albanais s’exclame : « Ah oui, super, une Française pour s’en occuper, et qui vit pas au squat. Pas une Guinéenne, ou une Albanaise ou quoi ». Réplique ironique : « Ah ! Te voilà anti-Albanais maintenant ! » Blague à part, il s’agit d’apaiser, consolider, éviter toute ghettoïsation communautaire ; si commode pour la désignation à la vindicte publique.

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