Acte 60 des Gilets jaunes à Montpellier : du rituel et de la douceur humaine
Ce samedi 4 janvier 2020, les gilets jaunes de Montpellier se sont encore une fois donné rendez-vous pour le tout premier acte de cette nouvelle année qui promet d’être riche en luttes et trépidante.
Acte 60. D’abord, on se pince. Puis on réalise que c’est bel et bien vrai. 60. 60 semaines de lutte ininterrompue – et pas que le samedi ! Amusé, on se souvient de l’époque lointaine où on plaisantait avec les copains : « T’imagines, si un jour on atteint l’acte 30 ? ». Puis on enfile son attirail de manifestant et on rejoint le cortège sans grand espoir ni attente mais avec l’ambition un peu folle, quoi qu’inavouée, que quelque chose se passe qui viendrait bousculer notre routine collective, comme les actions surprenantes et les manifestations combatives parisiennes quasiment quotidiennes depuis le début des vacances nous en montrent l’exemple.
Un rendez-vous avorté
Un rendez-vous à l’intérieur de la gare, qui se voulait secret, avait circulé sur les réseaux sociaux, partant de l’idée légitime et cohérente de déplacer notre manifestation auprès du secteur le plus engagé dans la grève historique actuelle. Mais la désinvolture avec laquelle l’information a tourné a rendu l’opération caduque : la bac et quelques casqués nous y attendaient de pied ferme. Ils n’ont, semble-t-il, pas quitté leur poste de l’après-midi.
Alors le cortège s’ébranle vers le Corum, avec pour projet, selon certains, de rejoindre le centre commercial Odysseum. Mais la banderole de tête, tenue par les gilets jaunes dits « de près d’Arènes » (même si le rond-point a depuis été repris par des gilets jaunes tendance historique, comme l’on dit), en a décidé autrement et tenté de conduire la manifestation vers une zone indéterminée qui ne semblait satisfaire personne : ni ceux qui appelaient au blocage économique, ni ceux qui avaient envie d’aller chercher à la préfecture leur dose de stagnation et d’affrontement musical et discursif avec la police, stoïque malgré ses rangs peu fournis, qui hante tristement cette place samedi après samedi.
Cette tentative soudaine de diriger la manifestation venant d’un groupe décrié, tant pour son attitude vis-à-vis de la répression policière durant l’anniversaire du mouvement des gilets jaunes que pour ses accointances peu discrètes avec la liste municipale dite de « Confluence » qui viserait à unir certains secteurs de la France Insoumise et de la gauche avec Europe-Ecologie Les Verts, avait de quoi laisser songeur. Ambitionnerait-on de devenir la caution « gilets jaunes » d’une opération politicienne somme toute assez classique, pour ne pas dire navrante, à l’image de la campagne qui commence à se jouer sous nos yeux parfois effarés ?
Pref-gare-polygone : on prend les mêmes et on recommence !
Ce sera la pref’, donc. Musique, quelques slogans, un oppressant sentiment de déjà-vu, de trop-vu. Puis on repart et serpente dans les rues, avec, il faut le noter, le plaisir palpable, chez les manifestants, de passer une après-midi de plus tous ensemble. C’est un aspect du mouvement qu’il ne faudrait pas négliger, sa résonance humaine, ses joies simples, ses familiarités qui se sont progressivement nouées et qui font la vie plus douce dans un océan de violences d’état.
A la gare, bac, CDI, police nationale et ferroviaire montent la garde. Ils sont peu nombreux, mais le cortège n’est pas agressif. Une longue stagnation commence, laissant le loisir aux cagoulés-casqués de détailler les visages, de repérer d’éventuelles cibles à interpeller. Une autre voiture de la bac fera une courte apparition, laissant augurer la possibilité d’un « saute-dessus » imminent, avant de repartir. Mais le cortège, sagement, décide de s’éloigner de la gueule du loup.
Striage et joies simples
Mais comme un métronome parfaitement réglé, la manifestation se dirige aussitôt vers le Polygone, pour une nouvelle invasion. Le rituel semble s’être imprimé dans les corps de manière ineffable. Dans son dernier ouvrage, Vivre sans, Frédéric Lordon, citant et commentant un auteur nommé Zourabichvili, apporte un éclairage intéressant sur la question de la ritualisation de la lutte.
« Ce qui définit une situation, c’est une certaine distribution des possibles, le découpage spatio-temporel de l’existence (rôles, fonctions, activités, désirs, goûts, types de joies et de peines, etc.) (…) qui strient d’avance la perception, l’affectivité, la pensée, enfermant l’existence dans des formes toutes faites, y compris de refus et de lutte. Et là encore, qu’est-ce que ça nous parle : ‘y compris de refus et de lutte’, car bien-sûr le striage s’étend jusqu’aux formes conventionnelles, régulières, de la contestation – Bastille-Nation. Comme toujours, on n’en prend conscience qu’au moment où ça fuit, où ça se dé-strie : les Gilets jaunes, dé-striage radical, qui a d’ailleurs rendu ridicules les confédérations syndicales, archétypes de la contestation striée (au point d’en faire un oxymore). »
Et pourtant, fatalement, les Gilets jaunes se sont « striés » à leur tour, et le parcours quasi-automatique pref-polygone qui se reproduit semaine après semaine en est la dernière illustration. Alors on s’y rend, un peu lassé, un peu découragé. Et puis, à l’intérieur, quelque chose se passe, de l’ordre de ce qui a été évoqué déjà plus haut : de la chaleur humaine, du désir – parfois presque délire – collectif, du jeu. L’intrusion répétée dans cet antre de la consommation, sous les yeux agacés des managers qui voient diminuer leurs perspectives de chiffre d’affaire et amusés des employés qui se voient offrir une pause imprévue, galvanise la manif’, la rend foutraque, bruyante, inconvenante. On n’est pas chez nous, on n’est pas les bienvenus, et on le sait. Et ça nous plaît.
Alors, bien-sûr, ces questions de « striage » et de rituel restent majeures et nécessiteraient de trouver un espace où poser ces débats de fond et de stratégie. Mais c’est le cœur léger que l’on ressort de ce centre-commercial surchauffé et hideux, en se disant, un peu étrangement : vivement samedi prochain !
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