Après les législatives, une France ingouvernable ?

Le Poing Publié le 9 juillet 2024 à 12:06 (mis à jour le 9 juillet 2024 à 12:07)
A Montpellier, quelques centaines de personnes étaient réunies le dimanche 7 juin devant le bar associatif le Quartier Généreux pour vivre -dans la surprise puis la joie- les résultats des élections législatives. (Photo de Mathieu Le Coz/ Hans Lucas)

Après une semaine de tension, de campagne accélérée, de violences, la sentence est tombée : le triomphalisme des nationalistes, qui pensaient accéder au pouvoir suite à la dissolution surprise de l’Assemblée, a été douché. Le Rassemblement national n’arrive que troisième avec 143 députés contre 168 pour le camp présidentiel d’Ensemble et 182 pour l’alliance de gauche. La menace est donc temporairement conjurée. Quel bilan tirer à chaud de cette courte séquence ? Et quels scénarios se profilent à l’horizon ?

Des réseaux sociaux aux places des grandes villes, les scènes de liesse de dimanche soir sont compréhensibles au regard de l’inquiétude puis du soulagement vécus ces dernières semaines.

Pour autant, les rapports de force entre les trois blocs en présence, ainsi que la composition du « Nouveau front populaire », devraient pousser la gauche à modérer son enthousiasme. Avec plus de dix millions de suffrages exprimés, le RN et ses alliés LR sont largement en tête du vote, devant le NFP, qui n’en recueille que sept. Et que dire de la nature de ce front lui-même ? Dans l’Hérault, pour deux députés LFI (Oziol dans la deuxième circonscription, et Carrière dans la huitième), deux autres sont sur une ligne social-démocrate, Macron-compatible : Roumegas (EELV, première circonscription) et Dombre-Coste (PS, troisième circonscription). Nul doute que les appareils socialistes et écologistes sont déjà agités de manœuvres internes pour imaginer une improbable coalition gouvernementale pouvant inclure les « macronistes de gauche »…

On aurait donc tort de se gausser de la myopie des gauchistes d’hier, qui auront fait élire en France (comme ailleurs dans le monde) divers gouvernements sociaux-libéraux, de la part desquels ils n’auront reçu que des coups. Voici le front républicain ressuscité, triomphant, dans sa variante la plus caricaturale : il va désormais de Raphaël Arnault, ex-porte-parole du collectif antifasciste La Jeune Garde, à Darmanin, d’Elizabeth Borne à Philippe Poutou – ce dernier n’en aura d’ailleurs pas profité, sans surprise… Et voici également une gauche dominée de justesse par les Insoumis, eux-mêmes ébranlés par leur récente purge et affaiblis par un battage médiatique il est vrai particulièrement violent. Difficile, dans une telle configuration, de se présenter en alternative crédible.

A Montpellier, quelques centaines de personnes étaient réunies le dimanche 7 juin devant le bar associatif le Quartier Généreux pour vivre -dans la surprise puis la joie- les résultats des élections législatives. (Photo de Mathieu Le Coz/ Hans Lucas)

“Eux ou nous”

Or le vote RN s’est toujours présenté comme un plébiscite antisystème et, désormais, anti-Macron : eux, ou nous ? La gauche ne répond nullement à cette demande. Au contraire : en jouant le jeu du barrage républicain, elle se réinscrit dans le champ du système, de ce « eux » que rejette un nombre croissant de citoyens, particulièrement dans les classes populaires. D’où un problème fondamental : tout l’argumentaire anti-RN de la gauche, du NPA aux socialistes, repose sur deux piliers. Le premier est une déconstruction « rationnelle » du programme du RN, bien peu efficace pour convaincre un électorat qui vote avant tout pour faire barrage à Macron. Comme le résumait un influenceur d’extrême droite, « même si Bardella était remplacé par un tabouret, on voterait pour lui ».

L’autre ressort est moral. On aura vu se multiplier avant le scrutin les appels à voter « contre », contre la haine, contre le racisme, contre la persécution des minorités de genre… Quoi que louable, cet élan peine à convaincre au-delà des cercles de gauche sensibles à (une partie de) ces questions. Pire, il est interprété par un nombre croissant de personnes comme un chantage moral, en décalage avec les besoins primaires de la population. Les politiques discriminatoires ne sont pas seulement portées par le RN. Macron lui-même a récemment qualifié le programme du NFP de « totalement immigrationniste » et s’est inquiété d’un « changement de sexe » en mairie, popularisant des fantasmes produits par l’extrême droite. Quant à la division des classes laborieuses selon leur origine, leur religion ou leur genre, il ne s’agit pas uniquement d’une idée « rance » ou « stupide », mais d’une pratique historique, mise en place pour segmenter le prolétariat : diviser pour mieux régner, en attribuant un rôle social bien précis à chaque partie de la population. On imagine mal une gauche si poreuse aux idées des classes dominantes s’élever en barrage contre ces divisions. Tout au plus peut-elle se complaire dans ses postures perdantes.

De victoire en victoire, jusqu’à la défaite

L’effet le plus pervers de cette victoire en trompe l’œil est peut-être l’évitement de toute remise en cause. Les socialistes, boostés par le score de la candidature Glucksmann aux européennes et par leur nombre élevé de députés, refusent de prendre conscience de leur statut de morts-vivants politiques, comme leurs camarades LR. Les Insoumis persistent dans leur isolement urbain, prenant chaque crise qui les touche pour une confirmation de la justesse de leur ligne. Ne parlons même pas d’EELV ou du PCF, bien incapables d’imaginer autre chose qu’une désastreuse coalition jusqu’au centre gauche…

Il suffisait de voir les réactions après le premier tour des législatives attaquant « les vieux racistes » ou « les français trop cons, matrixés par CNews » pour avoir une idée du déni qui frappe une partie des progressistes. Croire que les comportements électoraux s’expliquent majoritairement par le jeu médiatique (ou par les réseaux sociaux, voir les bots russes, si vous êtes macronistes) est déjà tout à fait discutable : aucune enquête sérieuse sur l’effet des médias ne tranche cette question dans ce sens. D’autre part, le vote RN progresse dans toutes les catégories sociales. Bien sûr, parmi les ouvriers et les employés, mais aussi chez les jeunes, les cadres, les femmes, les LGBT, dans certaines diasporas… Avec, de manière criante, un soutien croissant du patronat, qui se prépare tranquillement à changer d’interlocuteur au gouvernement. Les retraités sont paradoxalement l’un des groupes les plus réfractaires au vote RN, et restent farouchement macronistes, sans-doute par peur de tout désordre menaçant leurs sacro-saintes rentes.

Si une partie de la gauche envisage des stratégies pour reconquérir les électeurs RN, par exemple en s’adressant à la « France des périphéries » ou en reprenant à son compte des éléments de discours sécuritaires et « républicains », tous ces stratagèmes auront montré leur inefficacité. Le RN ne s’étant pas (encore) compromis avec le pouvoir, la gauche l’ayant fait, de son coté, à plus d’une reprise, et faute de grand mouvement social du type Gilets Jaunes, pas de mouvement de balancier en vue. Il faudra être patient et constructif pour peu à peu regagner du terrain, et veut-on d’ailleurs pousser qui que ce soit à voter pour des traîtres sociaux-démocrates… ? D’ailleurs, Ensemble, donné pour mort, résiste justement grâce aux reports de voix de la gauche. La Macronie n’est toujours pas finie… Ces élections auront également eu le mérite de balayer le mythe d’une abstention mécaniquement favorable à la gauche. La très forte mobilisation au moment du vote s’est faite, comme à la présidentielle, souvent en faveur des candidats du RN.

Chacun prépare activement la suite

Les prestations catastrophiques de plusieurs candidates et candidats RN ont bien sûr mis en lumière l’impréparation critique du parti. Un délai supplémentaire avant d’accéder au pouvoir n’est donc peut-être pas la pire des sentences pour lui : le « plan Matignon » prévu par Bardella aurait cette fois-ci abouti à un pouvoir fragile, et le RN va très certainement en tirer les conséquences en sélectionnant et formant davantage ses cadres. En guise de lot de consolation, Bardella est élu à la tête du groupe européen Patriots for Europe, qui pourrait devenir le troisième du parlement de l’Union. On pouvait espérer que l’alliance d’une partie des LR avec le RN permette enfin de tracer une ligne de démarcation bien nette entre les camps politiques en lice. La grande clarification n’aura pas eu lieu. Aucun des trois blocs en présence ne peut aujourd’hui espérer gouverner seul.

Alors, quels scénarios se dessinent ? Un gouvernement Attal maintenu indéfiniment, faute de motion de censure transpartisane ? Peu probable : il suffirait que LR ou la gauche en propose une. Un premier ministre issu des rangs du NFP ? Au regard du rejet suscité ailleurs dans l’hémicycle, ce cadeau empoisonné conduirait à un gouvernement bien éphémère. Le programme du NFP est ainsi condamné à finir aux oubliettes de l’histoire, à moins de l’imposer en un temps record par décrets et 49.3. Un dirigeant RN ? On l’imagine tout aussi mal obtenir une majorité absolue sur un quelconque sujet, et Bardella a de toute manière repoussé l’idée – pour l’instant. Quant à une coalition du centre regroupant des LR aux socialistes, si elle est mathématiquement imaginable, elle buterait sur un nombre conséquent de sujets. Un gouvernement « technique » assurant la continuité de l’exercice du pouvoir durant la période olympique, et jusqu’à une possible dissolution un an plus tard, reste donc une option envisageable. Au moins, les pires réformes prévues, telle celle de l’assurance chômage, sont provisoirement mises en pause…

Ni enthousiasme naïf, ni désespoir, donc : reste à patiemment renforcer nos médias, nos organisations, nos réseaux, en se préparant à tous les scénarios possibles. Même l’accession d’un gouvernement de gauche au pouvoir demanderait une mise de pression considérable venue de la rue pour qu’il ne tremble pas face à ses responsabilités, plutôt que la passivité du mouvement social. La question de l’autodéfense populaire face à la montée des violences d’extrême droite est un front particulièrement important à investir. Tout comme celui de la solidarité internationale. A ce titre, les dernières concessions de la « gauche radicale » rappellent cruellement comment fonctionne le jeu des alliances parlementaires. La quasi-totalité des révolutionnaires autoproclamés se sont sagement rangés derrière les Insoumis depuis plusieurs années. Regagner son autonomie, sans être une fin en soi, serait un premier pas salutaire pour faire pièce à ces compromissions. Et envisager de passer collectivement de l’impuissance collective d’aujourd’hui à la puissance en construction, préalable à tout changement réel.

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