Bolivie : tentative de coup d’État sur fond de crise économique et de divisions politiques

Le Poing Publié le 28 juin 2024 à 12:44 (mis à jour le 28 juin 2024 à 12:47)
Deux mineurs boliviens en manifestation. (Image d'illustration)

La Bolivie traverse une période tumultueuse marquée par une crise économique sévère et une profonde incertitude politique. Les limites d’un modèle extractiviste qui n’a pas su diversifier l’économie ni réduire les inégalités sociales ont engendré une situation économique sans précédent. Parallèlement, des divisions politiques internes, exacerbées par une récente tentative de coup d’État, compromettent la stabilité et l’avenir du pays

La Bolivie, autrefois encensée pour ses réussites économiques sous Evo Morales, traverse désormais une période tumultueuse marquée par une crise économique sévère et une profonde incertitude politique. Ce qui semblait être un modèle économique prometteur s’est rapidement transformé en un cauchemar, révélant les failles profondes d’une dépendance excessive aux exportations de matières premières.

Depuis l’époque coloniale, la Bolivie a été façonnée par son statut de pourvoyeur de matières premières pour les grandes puissances industrielles. Ce modèle extractiviste, centré sur l’argent, l’étain, puis les hydrocarbures, a longtemps dominé l’économie bolivienne, malgré les tentatives de nationalisation sous Morales. Cependant, cette approche n’a pas réussi à diversifier l’économie nationale, ni à développer le marché intérieur, ni à atténuer les inégalités sociales profondes qui persistent aujourd’hui.

Le socialisme extractiviste à bout de souffle

“La Bolivie a toujours été insérée de manière subalterne et dépendante dans le système économique mondial capitaliste, comme simple réservoir de matières premières pour les puissances industrielles”, explique l’économiste féministe Alejandra Calla, soulignant les racines profondes de l’extractivisme en Bolivie.

Le gouvernement Morales, sous le slogan de “socialisme des ressources naturelles”, a cherché à maintenir le contrôle étatique sur les secteurs stratégiques comme les hydrocarbures et plus marginalement les mines, tout en promettant une redistribution des revenus par le biais de politiques sociales. Cependant, cette approche n’a fait que perpétuer la logique extractiviste sans réellement transformer l’économie bolivienne, qui reste largement dépendante de l’exportation de gaz naturel vers ses voisins régionaux.

“Le modèle bolivien reposait sur une économie d’État capitaliste très dépendante de la rente gazière, sans véritable projet de transformation productive”, critique l’économiste Alejandro Covarrubias, pointant du doigt l’absence de diversification économique sous Morales.

Malgré une croissance économique impressionnante sur le papier, la réalité derrière ces chiffres de croissance cachait un tableau d’inégalités persistantes. Bien que l’extrême pauvreté ait diminué, les inégalités de revenus sont restées criantes, avec une minorité aisée concentrée principalement dans les grandes villes, contrastant fortement avec les populations indigènes et paysannes marginalisées.

“L’économie bolivienne, loin d’être un modèle de prospérité partagée, a consolidé les rapports de domination, de classe, de race et de genre qui structurent la société”, dénonce Julieta Paredes, féministe bolivienne, mettant en lumière les divisions sociales exacerbées par l’extractivisme.

Les conséquences environnementales du modèle extractiviste en Bolivie ont également été dévastatrices, avec une contamination croissante des terres arables par des métaux lourds et une dégradation générale des écosystèmes. Les communautés indigènes, gardiennes de ces territoires, ont été particulièrement touchées par ces effets néfastes, entraînant des conflits socio-environnementaux fréquents et souvent violents.

“Nos terres, nos rivières, nos forêts sont sacrifiées au profit des multinationales étrangères et des élites locales”, dénonce Marcela Quispe du Conseil national des Ayllus et Markas du Qullasuyu (Conamaq, organisation militant pour les intérêts des communautés autochtones) , soulignant le conflit constant entre développement extractiviste et préservation des modes de vie traditionnels.

Dans les zones urbaines de Bolivie, la réalité économique est tout aussi complexe, avec un secteur informel dominant qui représente une grande partie de l’emploi.“Il existe en Bolivie tout un tissu complexe d’économies populaires, familiales, artisanales et communautaires qui sont le véritable socle de la reproduction sociale du pays”, soulignait l’aymara Felipe Quispe “El Mallku”, figure historique des mouvements paysans et indigènes, juste avant sa mort,

Selon les chiffres officiels, ces activités dites “informelles” représentaient près de 62% de l’emploi total en Bolivie en 2020, et plus de 85% aujourd’hui, depuis l’aggravation de la crise économique. Un poids économique majeur, mais largement invisibilisé et dévalorisé par le prisme productiviste et extractiviste dominant.

“Ces économies ‘populaires’ reposent sur des logiques de réciprocité, d’entraide, de don/contre-don qui remontent aux traditions ancestrales des communautés indigènes”, explique l’anthropologue Silvia Rivera Cusicanqui. Loin de l’idée reçue d’une “informalité” archaïque, ces pratiques économiques s’avèrent en réalité des stratégies de résistance et de débrouillardise face à la dépendance historique de la Bolivie aux cycles extractivistes mondialisés.

“C’est grâce à ces économies familiales, artisanales et communautaires que les populations les plus démunies arrivent à survivre malgré les crises à répétition du modèle extractiviste prédateur”, renchérit l’économiste féministe Alejandra Calla. Pourtant, loin de chercher à valoriser ces économies populaires urbaines, l’État bolivien n’a eu de cesse de les sacrifier sur l’autel du “développement” extractiviste ces dernières années, au profit des intérêts des grandes entreprises. “Les politiques privilégient les intérêts des multinationales, reléguant les économies populaires dans l’illégalité et la précarité”, dénonce le collectif féministe Mujeres Creando.

La situation économique actuelle de la Bolivie est précaire, avec une croissance en déclin, un déficit public croissant et une dette publique élevée qui mettent en péril la stabilité macroéconomique du pays. La récente vente des réserves d’or pour faire face à la crise des liquidités souligne l’urgence d’une réforme économique profonde pour diversifier l’économie et réduire la dépendance aux matières premières.

“Nous devons sortir de la dépendance aux hydrocarbures et investir massivement dans des secteurs à plus forte valeur ajoutée pour assurer un développement économique durable”, préconise l’économiste Raul Prada, soulignant la nécessité d’une transformation économique radicale pour l’avenir de la Bolivie.

L’épuisement des réserves de gaz et la chute des cours mondiaux des hydrocarbures ont précipité la Bolivie dans une grave crise économique. Avec une croissance en berne à 3,2% en 2023 selon le FMI, les déséquilibres macro-économiques se creusent dangereusement. La dette publique bondit à plus de 82% du PIB, sans capacité fiscale en vue. Les réserves de change dégringolent, atteignant à peine quatre mois d’importations fin 2022.

Cette crise de liquidités fait peser un risque de récession. Les pénuries de dollars se multiplient, alimentant l’inflation. “La Bolivie traverse une situation économique très délicate, avec un risque élevé de crise de la balance des paiements si les réserves continuent à baisser à ce rythme”, prévient l’économiste Armando Loayza. Les pharmacies ne disposent de dollars pour alimenter les besoins en médicaments que pour quelques mois encore. La promesse d’un basculement vers “l’ère du lithium” a été reportée suite à des malversations autour de la mine du salar de Uyuni, aujourd’hui toujours inopérante et seule source possible de devises étrangères pour permettre les importations rendues nécessaires par une économie dépendante. Bien que cette ressource ne fasse que reproduire les logiques extractivistes, le lithium n’a pourtant jusqu’ici amené que l’importation des rivalités géopolitiques mondiales au cœur des Andes.

Du coup d’État de 2019 à la tentative de coup d’État de 2024 : division de la gauche et au sein du MAS

La crise politique de 2019 en Bolivie n’est pas étrangère aux rivalités entre la Chine et les États-Unis concernant la ressource stratégique qu’est le lithium. Déclenchée par des accusations de fraude électorale à l’encontre du MAS, cette crise a conduit à la démission et à l’exil d’Evo Morales, le premier président indigène du pays. Cette période tumultueuse a marqué un tournant crucial dans l’histoire politique bolivienne.

Le retour à la démocratie n’a été possible que grâce à une mobilisation populaire auto-organisée, distincte du Mouvement vers le socialisme (MAS). Cette mobilisation, dirigée par Felipe Quispe, leader historique du mouvement paysan et rival du MAS, a joué un rôle déterminant dans la résistance face au gouvernement de droite non élu qui avait pris le pouvoir.

Analyse de la situation du coup d’État de 2019 fait pour “El Mallku” alors de retour dans la clandestinité après avoir été élu “commandant en chef de l’état-major de la rébellion” par l’ensemble des organisations sociales et des délégués auto convoqués réunis en clandestinité.

Felipe Quispe, alias “ El mallku “ ( le condor en aymara, titre générique donné aux autorités communautaires traditionnelles), ex guérillero, figure emblématique du mouvement paysan, a incarné une alternative politique au MAS, prônant les valeurs communalistes andines et une forme de gouvernance décentralisée. Son leadership a galvanisé une partie significative de la population, en particulier dans les régions rurales et parmi les communautés indigènes de l’altiplano.

En octobre 2020, le MAS a remporté les élections présidentielles avec 55% des voix, portant Luis Arce Catacora au pouvoir. Ce succès électoral a semblé, dans un premier temps, consolider la position du parti. Cependant, les élections régionales qui ont suivi ont révélé des fissures dans le paysage politique bolivien. Le mouvement auto-organisé et communaliste, porté par l’héritage de Felipe Quispe, a émergé comme une force politique significative, menaçant notamment de remporter le département stratégique de La Paz.

Cette montée en puissance a représenté un défi direct pour le MAS, remettant en question son hégémonie dans des bastions traditionnels. La mort soudaine de Felipe Quispe, quelques semaines avant les élections départementales de La Paz, a ajouté une dimension tragique à la situation. Donné favori avec plus de 70% des intentions de vote, son décès dans des circonstances troublantes a suscité de nombreuses interrogations. Cette perte, survenant après l’assassinat de son fils Ayar en 2015, a alimenté les soupçons et les accusations, certains pointant du doigt le MAS, en alliance avec son 2ᵉ fils Santos qui a pris sa place et qui est l’actuel gouverneur, maintenant largement désavoué.

L’élection de Luis Arce à la présidence en 2020 a marqué le début d’une nouvelle ère pour le MAS, caractérisée par des divisions internes croissantes. Initialement perçu comme le continuateur des politiques d’Evo Morales, Arce a progressivement affirmé son propre style de leadership, conduisant à des divergences de plus en plus marquées avec l’ancien président.

Les désaccords entre Arce et Morales, exprimés de manière de plus en plus ouverte depuis 2021, portent avant tout sur la nomination des fonctionnaires : Arce a cherché à s’entourer de sa propre équipe, s’éloignant des fidèles de Morales. Cette opposition interne, bien connue en Bolivie sous le nom de “prébandalismo”, est perçue par de nombreux observateurs comme une simple lutte pour le pouvoir et le contrôle des réseaux d’influence, voire de corruption, plutôt qu’un véritable débat idéologique.

Les enquêtes menées auprès des sympathisants du MAS révèlent une fragmentation croissante de la base de soutien du parti. On observe une fatigue grandissante face aux divisions internes, particulièrement marquée chez les jeunes urbains. Le scénario d’une rupture au sein du MAS, pouvant conduire à une scission formelle du parti, n’est plus à exclure. Une telle division risquerait d’entraîner une instabilité politique accrue et un affaiblissement significatif de la gauche bolivienne, ouvrant potentiellement la voie à un retour des forces conservatrices.

24 juin 2024 : coup d’État ou mise en scène ?

Le 26 juin 2024, vers 14h30, des militaires menés par le général Juan José Zuñiga ont encerclé la place Murillo à La Paz, où se trouve le siège de la présidence. Des véhicules blindés ont tenté d’enfoncer les portes du palais présidentiel, créant une atmosphère de chaos et de violence. L’atmosphère était tendue, et a rapidement gagné les rues de la capitale.

Le président Luis Arce a rapidement dénoncé ces “mouvements irréguliers” comme une tentative de coup d’État. Dans un message vidéo diffusé sur les réseaux sociaux, il a appelé le peuple bolivien à “s’organiser et se mobiliser contre le coup d’État et en faveur de la démocratie”. L’ancien président Evo Morales a également condamné l’action, affirmant qu’un “coup d’État se préparait”.

La réaction de la société civile a été immédiate et massive. À peine une demi-heure après le début des événements, l’ensemble des organisations sociales boliviennes, syndicales, ouvrières, paysannes et indigènes appelaient conjointement à “l’insurrection populaire contre le coup d’État”.

Déclaration syndicale de la Centrale Ouvrière Bolivienne

En plein cœur de la prise militaire de la place, certains secteurs de la population ont envahi les rues, scandant des slogans contre le coup d’État. En quelques minutes, la situation a dégénéré en chaos, les gaz lacrymogènes envahissant l’air. Les institutions ont fermé leurs portes, et la panique a gagné les rues avec des files d’attente aux distributeurs automatiques et aux magasins.

Cependant, la situation s’est rapidement dénouée. Vers 17 heures, le président Arce a nommé un nouveau commandant des armées, qui a ordonné le retrait des troupes. À 19 heures, le général Zuñiga a été arrêté. Lors de son arrestation, le général Zuñiga a déclaré avoir agi sur ordre du président Arce lui-même, affirmant que ce dernier cherchait à “faire remonter sa popularité”. Ces déclarations jettent le doute sur les événements de la journée et alimentent les théories d’une possible mise en scène. L’ordre semblait rétabli, mais la confusion régnait toujours. Quelques minutes plus tard, d’autres secteurs manifestent déjà pour dénoncer une “mascarade de coup d’État”.

Trois scénarios principaux émergent dans le débat public :

1. Une mise en scène orchestrée par le gouvernement : La droite et le Mas de Morales y voient une tentative du gouvernement de fomenter un faux coup d’État pour détourner l’attention des crises politique et économique. Pour une partie des organisations sociales, le but aurait été de commanditer un faux coup d’État, car le gouvernement voit bien que la crise politique et économique va bientôt se transformer en crise sociale. Cette stratégie viserait alors à empêcher des mobilisations futures en accusant les opposants de fragiliser un gouvernement qui serait victime d’un coup d’État attribué à la CIA et à la droite.

2. Un signe de la désintégration du régime : D’autres, notamment dans les milieux communalistes et dans une partie du MAS de Morales, perçoivent cet événement comme un signe de la désintégration du régime. Le gouvernement aurait été incapable de mener une décolonisation jusqu’au bout, notamment des forces armées, et aurait décidé de maintenir à la tête de l’armée les personnes qui avaient organisé le dernier coup d’État en 2019. Des accords opaques auraient été conclus avec diverses factions politiques de marché , de la droite et des militaires, fragilisant ainsi le “processus de changement vers le socialisme”.

3. Un coup d’État réel voir un échec planifié : Une troisième hypothèse suggère que le coup d’État était réel, c’ est la thèse du Mas de Arce, dans ce cas il aurait été fomenté par la droite et la CIA pour la gauche de, maïs aurait échouée fasse à la mobilisation populaire, Cependant une variante prend de plus en plus d’importance à gauche et dans les mouvement sociaux : son échec aurait été planifié. Le but du jeu dans cette dernière hypothèse serait de créer une situation de chaos et de division de manière à pouvoir affaiblir la gauche et préparer la prise du pouvoir par la droite, dans une stratégie de guerre psychologique et de division.

il serait impossible de faire la liste de toutes les théories circulant sur ces événements et la situation reste encore très mouvante.

Analyse de la féministe Maria Galindo qui parle de “coup contre la société”

La méfiance envers le gouvernement est palpable, et l’incertitude plane. La gravité de la situation est évidente, mais la population, en proie au désarroi, ne parvient pas à identifier clairement les responsables ou les solutions. L’opinion publique est profondément divisée. Le manque de clarté rend difficile toute forme d’action collective. La peur d’un retour à un régime militaire est omniprésente, surtout compte tenu des souvenirs encore frais des persécutions passées. Malgré la reprise apparente de la vie quotidienne, les doutes persistent parmi les citoyens quant à la stabilité et à l’avenir politique de la Bolivie. L’incertitude quant à la direction que prendra le pays demeure alimentée par une méfiance qui se généralise envers les institutions politiques et une recherche constante de responsabilité dans cet événement tumultueux.

La tentative de soulèvement militaire en Bolivie a mis en lumière des fissures profondes au sein de la société et des institutions. Cette tentative de coup d’État, qu’elle soit réelle ou mise en scène, a mis en lumière l’urgence d’une réforme politique profonde, en plus des défis économiques auxquels fait face la population. La Bolivie se trouve à un carrefour critique de son histoire, et les décisions prises dans les semaines et les mois à venir façonneront durablement son avenir.

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