Comment s’organiser sans se trahir ? Les gilets jaunes de Montpellier face à la décision collective

Le Poing Publié le 18 juin 2019 à 17:28 (mis à jour le 25 juin 2019 à 20:00)
Assemblée générale des gilets jaunes, le 13 janvier 2019 sur la place des Grands-Hommes de Montpellier
Article initialement publié début avril 2019 dans le numéro-papier 33 du Poing. Les passages entre crochets ont été rajoutés a posteriori.

Les mouvements sociaux nous ont habitués à un schéma-type bien rodé : l’établissement de revendications via des discussions, démocratiquement établies en assemblées générales dans le meilleur des cas, bien souvent décidées tout en haut des appareils de la bureaucratie syndicale le reste du temps. Puis sur cette base, la mise en branle d’une action collective. Le mouvement des gilets jaunes a surpris et dérouté par son irrévérence envers l’habitude. Les gens se sont rencontrés le 17 novembre autour de revendications pour le moins floues, à savoir dans un premier temps l’abrogation d’une augmentation prévue du prix du diesel en France. Mais si le discours a souvent été imprécis, ce qui ne l’a jamais été, c’est une condition sociale commune à bien des gilets jaunes : la galère et l’exploitation. Sur Montpellier, le mouvement a mis beaucoup de temps à se structurer autour d’une assemblée générale démocratique classique. Mais les protestataires n’ont pas attendu cet instrument pour prendre des décisions, le plus souvent liées aux actions à mener, d’une manière assez informelle sur les points de blocage. Puis est venu le temps de la répression, et donc la nécessité d’une meilleure structuration a pu se faire sentir. Comment ce mouvement immédiatement et viscéralement hostile au leadership et à la hiérarchie s’organise-t-il ? Pour vous répondre, le Poing a interrogé des membres actifs du mouvement sur les blocages dans l’Hérault, dans l’assemblée générale de Montpellier et même dans la préparation des assemblées des assemblées, [dont la prochaine est prévue le weekend du 29-30 juin à Monceau-les-Mines.]

« Les décisions se prenaient sur le tas »

Ce qui frappait sur les actions de blocage démarrées à la mi-novembre, c’était la volonté d’action. On se le répétait en boucle : on n’était pas là pour faire de la figuration, ni pour se diviser sur des questions politiques inspirant la plus grande méfiance. Autour du rond-point de Saint-Aunès et de la centrale de distribution Système U de Vendargues, Henri tente avec ses camarades gilets jaunes d’organiser la lutte. « On s’est assez vite rencontrés sur le rond-point le 17 novembre. Déjà, des réunions de préparation de cette journée avaient eu lieu dans un resto sur Vendargues. Pour s’organiser sur les petites actions locales, au début, on n’a pas eu de gros problèmes : on avait nos discussions au resto auxquelles tout le monde pouvait participer, et quelques référents chargés de faire de la communication et de s’occuper des préparatifs plus concrets. La vraie difficulté, ça a été de rentrer en contact avec tous les autres groupes de gilets jaunes actifs dans la région. » Ce que nous confirme Mireille, du rond-point du grand M, à Montpellier : « Au début du mouvement, les gens qui se sont retrouvés dans l’urgence à travailler à une coordination des gilets jaunes actifs sur la ville étaient souvent des administrateurs de pages ou d’évènements facebook dédiés à l’appel du 17 novembre. Le problème, c’est que sur la seule ville de Montpellier, il y avait au moins cinq pages différentes, avec parfois des dizaines de milliers de personnes inscrites dessus ! Le travail de modération pour une ou quelques personnes était en soi déjà énorme. Alors, avec tous les couacs liés au manque de coordination, plus les conflits d’égos, ça n’a pas forcément été une partie de plaisir d’unifier tout ça ! On y a passé des heures, à faire des réunions entre administrateurs des pages facebook, tout en essayant de prendre en compte les avis des autres personnes qu’on voyait tous les jours sur les ronds-points ! » David, le postier du péage de Saint-Jean-de-Védas, nous expose les difficultés rencontrées : « Au début, on n’a pas eu de problème majeur d’organisation. C’était bordélique, mais peu importe. On était là pour agir, faire pression. Les décisions se prenaient sur le tas, avec les gens présents sur le péage au moment où la nécessité d’une décision se faisait sentir : combien de temps faut-il bloquer les routiers, par exemple. Puis la fatigue est venue, on était moins nombreux donc la relève se faisait moins facilement. Là, on a commencé à se dire qu’il valait mieux se structurer, et avec la vague de répression courant décembre, on n’a pas eu d’autre choix que de le faire ! »

« Une assemblée pour pouvoir continuer à se battre »

Pour Bastien, le doctorant, « ce qui a poussé à la création de l’assemblée générale, c’est la vague de répression déclenchée courant décembre. Avant l’assemblée générale, chaque rond-point, péage ou point de blocage avait déjà l’idée d’installer une forme de coordination. La première assemblée générale s’est tenue devant la préfecture de Montpellier, après les annonces de Castaner sur le durcissement de la répression, mais elle regroupait au final assez peu de monde. » Puis c’est l’envol de cette assemblée montpelliéraine, avec un retard notable sur celles de Toulouse ou Saint-Nazaire par exemple. Après un autre rendez-vous en demi-teinte à l’hôtel du département, ce sont près de trois cents personnes qui passeront plusieurs de leurs après-midi à palabrer autour des suites du mouvement sur la place des Grands-Hommes, à Odysseum. « Avant l’émergence de l’assemblée générale, le mouvement ne s’est pas structuré autour de revendications claires, mais plutôt autour de la nécessité de l’action. Et on a retrouvé ça dans les premières assemblées générales organisées à Montpellier. Les premières commissions qui ont émergé sont la commission juridique pour lutter contre la répression, la commission street-médics pour organiser les soins pendant les manifestations et la commission action. Encore aujourd’hui, on parle plus des actions et de leur éventualité que des revendications, et de plus en plus d’ailleurs d’actions de substitution au système actuel, comme avec les terrains agricoles exploités par des gilets jaunes à Cournonterral. » Ce qui distingue le plus radicalement les assemblées gilets jaunes de celles créées autour du mouvement social contre la loi El Kohmri, au-delà d’évidentes velléités communes de changement social et de démocratie directe, c’est assurément l’exigence d’action. Et si certaines séances semblent bien vides de décisions, c’est le reflet des difficultés stratégiques toutes naturelles d’un mouvement qui dure depuis près de [sept] mois sans l’appui des organisations syndicales. « Les premières réticences des gens sur la tenue de l’assemblée générale étaient de l’ordre du ‘‘on ne se connaît pas’’, parce que beaucoup des animateurs du mouvement des gilets jaunes s’étaient fréquentés auparavant sur les différents points de blocage. Au début du mouvement, il y avait aussi cette phobie de la politisation et certaines personnes craignaient que l’assemblée générale soit l’espace de politisation du mouvement. Et puis il y a eu un problème de procédure puisque chaque localité avait ses personnes de confiance et ses propres modes d’action. Naturellement, beaucoup des groupes qui n’ont pas voulu rejoindre l’assemblée générale ont estimé qu’il y avait une sorte d’incompatibilité dans les protocoles. »

« Il existe plusieurs systèmes de prise de décision »

L’assemblée, qui a migré d’Odysseum au Peyrou [et qui se tient désormais sur l’Esplanade Charles-de-Gaulle], est devenue sur la ville de Montpellier un incontournable du mouvement gilet jaune. Mais ce modèle d’organisation, sans être véritablement contesté à l’intérieur du mouvement, n’est pas non plus utilisé par tous les participants. Les explications de Bastien : « À l’heure actuelle, il y a localement plusieurs systèmes de prise de décision. Il y a l’assemblée générale de Montpellier, qui est plutôt horizontale avec un roulement des mandats et un système de commissions. Et à côté de ça, il y a ce qu’on appelle ‘‘les ruraux’’, qui viennent moins à l’assemblée générale de Montpellier et qui sont organisés avec un système de chefs ou de représentants. Ils font des réunions de coordination entre personnes qui se sont distinguées dans l’animation des points de blocage en milieu rural. Ils considèrent l’assemblée générale comme inadaptée à leurs besoins et sont plus dans l’action directe. L’organisation y est de fait plus verticale et les réticences qu’ils peuvent avoir à propos de l’assemblée sont souvent liées à des questions de sécurité et d’anonymat. Une part importante de nos échecs sur les actions sont liés à ce manque de coordination entre les différents groupes et les différentes manières de se préparer. La coordination semble s’améliorer, puisque des membres de ces groupes de décisions ruraux ont été invités à la commission action de l’assemblée générale de Montpellier, et inversement. L’information circule donc de manière beaucoup plus fluide entre les deux réseaux. Ceux qu’on appelle les ruraux sont en lien direct avec les stars des gilets jaunes, comme Éric Drouet ou Fly Rider par exemple. Ce groupe-là met en place beaucoup d’actions, type appels régionaux ou nationaux, ou encore des blocages ciblés regroupant des gens de plusieurs régions. Au début, j’avais un regard assez critique sur ce genre d’organisation mais au final, on a fini par se dire qu’il suffisait juste de se coordonner pour donner de la puissance au mouvement. Il y a beaucoup d’allers-retours et de discussions dans cette organisation parallèle aux assemblées générales, mais ça reste vertical parce que les référents sont les derniers décideurs. La manifestation parisienne du 16 mars, par exemple, avait été à la base décidée par Priscillia Ludosky et relayée sur sa page facebook, et beaucoup de gilets jaunes s’en sont saisis, en prenant le soin de se mettre en lien avec les autres événements, comme la marche pour le climat ou la marche pour le RIC. »

Vers une structuration nationale ?

[Une réunion intergroupe des gilets jaunes de l’Hérault a réuni le 15 juin dernier à Béziers une soixantaine e personnes], mais l’effort de structuration du mouvement des gilets jaunes ne se limite nullement à l’échelon local. Partout en France, d’autres assemblées similaires à celles de Montpellier se tiennent. Début décembre, un premier appel émerge des gilets jaunes de Commercy pour généraliser ce mode d’organisation perçu comme particulièrement démocratique. Puis, à la fin du mois, les mêmes lancent l’idée d’une rencontre de représentants de toutes les assemblées de France pour fin janvier. Avec 350 personnes représentant 75 délégations locales, l’évènement est un franc succès. Les 5, 6 et 7 avril, Saint-Nazaire [a accueilli] la deuxième édition de cette assemblée des assemblées, et Montpellier [a] notamment [été] représentée par Bastien, mandaté pour l’occasion : « On a décidé à l’assemblée de Montpellier que chaque délégation inclurait un membre de la délégation précédente. Il y a deux délégués et deux observateurs, un homme une femme. L’assemblée des assemblées de Saint-Nazaire a été annoncée début février et nous avons reçu il y a quelques semaines un papier pour nous indiquer l’ordre du jour et nous demander d’expliquer comment on s’organise, à Montpellier, au niveau de la communication, des actions, en faisant une rétrospective des réussites et des échecs. Il y aura un temps de discussion sur la répression, mais aussi sur les stratégies et les revendications. L’assemblée de Montpellier a envoyé une série de propositions votées, dont celle de se doter d’un réseau national sécurisé de communication et d’un site internet national, sous la forme d’un forum, pour tout ce qui touche à l’anti-répression, pour que les gens aient moins de craintes à venir en manifestation. »

Ce type de rencontres, formalisées au possible, peut légitimement laisser craindre une prise de pouvoir de fait par des bases militantes qui s’intéressent de plus en plus à ce mouvement et qui sont très à l’aise dans des espaces politiques auxquels ils sont habitués. Néanmoins, l’observateur envoyé à Commercy déclare y avoir rencontré des personnes d’horizons très divers. S’il y a bien une nette surreprésentation d’un milieu traditionnellement militant par rapport au reste du mouvement, l’émissaire occitan déclare y avoir été étonné par le bon fonctionnement de l’évènement, ainsi que par l’efficacité qu’il a eu à intégrer pleinement des individus aux parcours et expériences très variés. Un autre aspect du travail de l’assemblée de Montpellier, en lien avec la rencontre nationale de Saint-Nazaire, nous est expliqué par Sophie : « Sur Montpellier, pour ce qui est du travail de la commission revendication, on est tombé d’accord sur le fait d’éviter de se retrouver avec une sorte de liste de courses, pour plutôt fixer des revendications-objectifs. Par exemple, au lieu de demander l’augmentation du SMIC à 1500, 1800 ou 1900 €, on va plutôt insister sur le fait que tout le monde doit pouvoir se loger et se nourrir correctement. C’est très vague, mais en même temps, ça nous laisse une marge de manœuvre plus intéressante pour les négociations. Des deux côtés de la table évidemment, c’est aussi plus facile de se faire avoir comme ça. » [Des revendications ont récemment été publiées par l’assemblée, et cela ressemble finalement plutôt à une « sorte de liste de courses ».] Laissons le dernier mot à Bastien : « En dernier recours, l’intérêt principal de cette assemblée des assemblées, c’est de pouvoir communiquer sur la manière dont ça se passe partout en France. Parce qu’on reste très ancrés sur les luttes locales. C’est peut-être le début de la construction de quelque chose… » [L’assemblée de Montpellier a mandaté plusieurs personnes pour participer à la prochaine assemblée des assemblées, qui se tiendra le weekend du 29-30 juin à Monceau-les-Mines.]

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