Coronavirus, validisme et darwinisme social
Article traduit en italien sur blackblog francosenia
La crise sanitaire révèle une domination inhérente au système étatico-capitaliste : le validisme.
Le validisme : une domination multidimensionnelle
Le validisme est un système de domination que subissent les personnes en situation de handicap (physique ou psychique, visible ou invisible). Les personnes ayant des maladies chroniques, les personnes ayant atteint un certain âge, sont touchées également par le validisme. Le terme est assez explicite : le validisme est un système de sélection sociale qui distingue des « valides » et des « non-valides ». Le système capitaliste est structurellement validiste car il est un système productiviste : la personne dite « valide » est d’abord celle qui est productive, et qui est susceptible de servir l’économie nationale. La personne « non-valide » est assignée à l’improductivité, et donc à l’inutilité.
Le système validiste est néanmoins plus large qu’on pourrait le croire au premier abord. Il existe une notion restreinte du validisme (qu’on vient d’évoquer) et une notion plus large. Ainsi, au sens large, le validisme peut renvoyer à l’exploitation capitaliste, et à la domination patriarcale et raciste.
D’une part, les personnes exploitées par le capital productif, qui ne possèdent pas leur outil de travail et qui ne décident pas de l’organisation et de la finalité de leur travail, sont proprement invalidées par un système gestionnaire qui leur dicte leur conduite et qui les assigne à des tâches astreignantes. Les travailleurs et travailleuses « non-intellectuelles » sont déqualifiées et invalidées dans la division sociale du travail. Les personnes rejetées hors de la sphère du travail, jugées « superflues », sont également invalidées socialement (chômeurs, chômeuses, précaires).
D’autre part, les personnes non-hétérosexuelles, non-cis, sont encore aujourd’hui pathologisées dans de nombreux cas, et assignées à la « déviance ». Les femmes, historiquement, ont été assignées à l’hystérie, et la psychiatrie contemporaine continue à pathologiser les comportements de la « femme subversive » (à ce sujet, voir les travaux de J. Reimer). Les femmes, en étant déqualifiées dans la sphère salariale (inégalité salariale, statuts précaires, etc.), sont également invalidées par l’économie productive, dans la mesure où elles sont aussi d’abord assignées aux tâches de la reproduction domestique.
Les personnes subissant le racisme seront également assignées à un « déficit » de rationalité, dans un contexte où le sujet intellectuel occidental-blanc revendique son « universalité ». En outre, historiquement, c’est aussi au nom du principe validiste et eugéniste de « l’hygiène raciale » que le nazisme a assassiné massivement des personnes juives et roms.
Le validisme est donc multidimensionnel : il concerne l’exclusion des personnes en situation de handicap, l’âgisme (discriminations fondées sur l’âge), l’exploitation capitaliste, le patriarcat, l’homophobie, la transphobie et le racisme.
Crise sanitaire du coronavirus et validisme au sens large
L’histoire du système étatico-capitaliste est indissociable de l’histoire d’un certain darwinisme social. Le darwinisme social est une idéologie qui prétend appliquer à la société la loi « naturelle » de la sélection des plus « adaptés » (« seuls les plus adaptés survivent »). Stérilisations contraintes, enfermement, confinement, empoisonnement, voire extermination des « inadaptés » ou du « surplus » sont autant d’horreurs qui traversent l’histoire de la modernité capitaliste. Il ne s’agit pas de comprendre ces horreurs comme étant des « accidents de parcours » : au contraire, elles sont produites par la logique même du système étatico-capitaliste.
Le « darwinisme social » ne vient pas de Darwin, mais de Spencer, un pseudo-scientifique anglais du XIXe siècle qui voulait appliquer la « sélection naturelle » aux sociétés humaines. Le « darwinisme social » est un synonyme de spencérisme, et Darwin lui-même s’est opposé fermement à cette doctrine dangereuse, en 1871, dans La filiation de l’homme, en rappelant que la sociabilité et l’empathie avaient été sélectionnées lors de l’évolution de l’espèce humaine. Le darwinisme social (ou le spencérisme), comme idéologie sociale sélective, peut être lié à l’eugénisme (Galton) et au malthusianisme.
Aujourd’hui, certes, il n’existe plus dans les sociétés occidentales de politiques officiellement darwinistes sociales. Cela étant, on constate que le souci constant de la croissance économique et du profit, dans un contexte de crise, impliquant une certaine gestion politique austéritaire, débouche sur la réalisation pratique d’un principe de sélection darwiniste social. Il n’est pas nécessaire que les gouvernants assument intégralement et explicitement cette logique ; elle semble se développer de façon presque autonome, et se cristallise dans les institutions de la gestion étatico-capitaliste.
Le souci de réguler une population productive engage un souci déterminé de validation, d’invalidation, de disciplination, d’assignation spatio-temporelle et de sélection : assignation des femmes au foyer de la reproduction ; gestion des sexualités « reproductives » et « non reproductives » ; disciplination des exploité·e·s ; mise à l’écart, confinement, ou exclusion des personnes « inexploitables », « déviantes », « inutiles », ou « improductives ».
Aujourd’hui, avec la crise sanitaire du coronavirus, la barbarie multidimensionnelle de ce système validiste capitaliste devient plus explicite, même si elle n’est pas née avec cette crise.
Tentons de montrer brièvement l’imbrication de ces multiples dimensions du validisme, telles qu’elles apparaissent plus clairement aujourd’hui.
D’abord, on peut s’interroger sur les discours récents de Boris Johnson (premier ministre du Royaume-Uni), de Mark Rutte (premier ministre des Pays-Bas), et de Blanquer (ministre français de l’éducation nationale), à propos de la stratégie de « l’immunité collective ». Ces technocrates affirmaient avec flegme que 50 à 70% de la population « devra » être touchée par le covid-19, jusqu’à créer une immunité de groupe contre la maladie. Au Royaume-Uni, cette stratégie cynique déboucherait sur plusieurs centaines de milliers de morts : ces morts seraient essentiellement des personnes âgées, fragiles, malades chroniques. On parle ainsi calmement d’un désastre absolu, mais on insiste à la fois sur la nécessité de « sauver » l’économie nationale. L’OMS a condamné cette stratégie, qui n’est plus à l’ordre du jour dans la plupart des cas (aux Pays-Bas, néanmoins, au 22 mars, cette stratégie semblait encore assumée). Il est marquant qu’une telle stratégie sélective et fataliste ait pu être sereinement assumée, dans les médias de masse. Si ces centaines de milliers de morts avaient pu être des personnes jeunes, valides, qualifiées, et potentiellement productives, on devine que de tels scénarios n’auraient jamais pu être envisagés par les autorités politiques.
Par ailleurs, la casse de l’hôpital public liée à l’austérité induit de fait la nécessité d’opérer des sélections darwinistes sociales en temps de crise sanitaire. D’une certaine manière, en délabrant l’hôpital public depuis plus de 20 ans, les États faisaient le choix d’assumer des stratégies darwinistes sociales en cas de pandémie. Cette austérité politique ne vient pas nécessairement des intentions machiavéliques du personnel politique : elle semble être devenue une exigence fonctionnelle dans un contexte de crise économique. Le darwinisme social qui en découle semble devenir presque une fatalité objective, liée à un système économique aveugle aux souffrances individuelles, s’imposant presque comme une seconde nature. La manière dont les gouvernements assument publiquement aujourd’hui ce darwinisme social relève néanmoins d’une responsabilité politique et éthique déterminée, qui finit par devenir criminelle, et qu’il faut dénoncer avec force.
En Italie, depuis un certain temps, les personnels soignants doivent choisir qui on peut sauver et qui on doit laisser mourir. Les personnes plus jeunes sont souvent « favorisées ». À Mulhouse, aujourd’hui déjà, de tels « choix » horribles doivent être faits. Les personnels soignants, surchargés et épuisés, doivent en plus assumer des décisions atroces, qui les traumatiseront durablement. Le système validiste gestionnaire tend ainsi à invalider les soignant·e·s « valides », à les casser psychologiquement, tout en exigeant qu’elles restent fonctionnelles.
À ce sujet, le double discours de l’exécutif devient extrêmement explicite. Macron évoque aujourd’hui les « héros en blouse blanche ». Il y a peu, sa police gazait les personnels du soin qui manifestaient contre la casse de l’hôpital public. La dissonance cognitive de Macron dévoile la barbarie de l’État capitaliste, qui prétend se préoccuper de la santé des individus tout en étant soumis aux impératifs économiques amoraux et inhumains. En réalité, l’État n’est que le gestionnaire de l’économie capitaliste, et la santé des individus n’est pas de son point de vue une fin en soi, elle n’est qu’un moyen pour maintenir la croissance économique.
Les personnels des Ehpad ont depuis longtemps décrit une telle situation : ils et elles deviennent maltraitant·e·s contre leur volonté, à cause d’infrastructures délabrées, et de conditions de travail imposant des cadences qui ne leur permettent pas d’agir autrement. Ces personnes « valides » opérant dans les secteurs du soin tendent à être détruites psychiquement, à être toujours moins « valides », en assumant des responsabilités toujours plus accablantes, alors même qu’elles ne font que subir des conditions de travail insupportables. Lorsqu’on fait des salarié·e·s, victimes de conditions de travail invivables, des maltraitant·e·s contre leur gré, la barbarie est à son apogée : on ne saurait mieux briser psychiquement les personnes, si bien que la frontière entre « valide » et « invalide » devient toujours moins nette.
Le 21 mars, le personnel soignant des Ehpad dénonçait un manque de mesures sanitaires adaptées durant la crise du coronavirus. De nombreuses résidentes et résidents des Ehpad sont déjà atteint·e·s par le covid-19, et certain·e·s sont déjà mort·e·s. Le 21 mars, les salarié·e·s des Ehpad annonçaient qu’il pouvait y avoir jusqu’à 100 000 morts dans les Ehpad si les mesures sanitaires nécessaires ne sont pas prises. Cette projection désastreuse n’est quasiment pas thématisée par l’exécutif : l’âgisme barbare, ici indissociable d’un productivisme cynique, est un darwinisme social terrifiant.
Dans le secteur psychiatrique, de même, le délabrement est structurel. La manière dont on traite les personnes en situation de handicap psychique, dans de nombreux établissements, montre le peu de considération qu’on a pour ces personnes dites « invalides » (ou improductives) : camisole chimique, contention, confinement, sont monnaie courante. Le déficit de moyens matériels et humains aggrave ces maltraitances. Ici encore, de nombreuses infirmières et infirmiers sont maltraitant·e·s contre leur gré.
Le risque d’une surcharge des hôpitaux psychiatriques est une réalité (qui était déjà antérieure à la crise sanitaire actuelle). D’autant plus que le personnel soignant tend à diminuer pendant la pandémie. Les hospitalisations sous contrainte sont actuellement plus violentes en France : on systématise la contention et l’isolement.
Les personnes en situation de handicap psychique qui seront infectées par le virus risquent d’être sacrifiées, dans un contexte où il y a un manque de lits en réanimation. On risque de voir une médecine à deux niveaux apparaître : une pour les psychiatrisé·e·s, une pour les non-psychiatrisé·e·s. Un soignant affirmait le 22 mars : « Mes pires craintes, c’est le tri des patients. Qu’on nous dise ‘‘non, on ne les prend plus’’. Nous n’avons aucun lit de réanimation. Les malades mentaux, comme on dit, passeront en dernier. Entre une personne saine d’esprit et un fou, vous prenez qui ? ». Il ajoute : « À mon avis, il y aura beaucoup de morts en psychiatrie. » (France 3, 22 mars) Les personnes qui sont considérées comme une « charge » pour la société, et qui ne sont pas productrices de valeur économique, risquent d’être sacrifiées. Si l’on suit cette logique, et si les choses s’aggravent, le « tri » pourra définir d’autres critères : les personnes au RSA, les personnes toxicomanes, migrantes, ayant un casier judiciaire, prostituées, chômeuses pourraient être désavantagées fortement dans l’accès aux soins vitaux (même si bien sûr cela est déjà structurellement le cas). La barbarie absolue du système darwiniste social capitaliste est révélée dans le cadre de la crise sanitaire actuelle, même si elle n’a pas commencé aujourd’hui.
Par ailleurs, de nombreuses personnes aujourd’hui sont en situation de handicap psychique, confinées chez elles (elles ont pu subir paranoïa, délire, dépression, troubles anxieux, stress post-traumatique, etc.). Même les personnes sans trouble psychique souffrent de cette situation de confinement et de stress intense. Cela ne signifie pas encore qu’une aide conséquente s’organise pour les personnes fragiles psychiquement confinées chez elles. Les personnes en situation de handicap psychique ont souvent connu l’exclusion sociale, le rejet : on les a souvent traitées comme des pestiférées. Si elles sont des femmes, des personnes toxicomanes, des personnes transgenres, homosexuelles, précaires, ou racisées, cette exclusion n’a été que renforcée. Le confinement (à domicile ou dans les hôpitaux) que subissent aujourd’hui ces personnes pourra avoir un impact durable sur leur psychisme, mais les structures psychiatriques actuelles sont loin d’être adaptées pour soigner ces souffrances qui sont aussi sociales.
Les personnes âgées, de même, qui souffrent de la solitude, subissent de plein fouet le confinement. La très faible thématisation médiatique de la souffrance psychique des plus vulnérables en ces temps de crise sanitaire participe également d’une idéologie validiste.
Les personnes en situation de handicap physique, confinées chez elles, risquent également de souffrir d’un manque d’aide et de soin, dans un contexte où le personnel soignant et les services d’aide sont surchargés, et dans un contexte où les visites sont très limitées. Les personnes souffrant de pathologies chroniques, ou de maladies graves, de même, souffriront nécessairement de la surcharge des hôpitaux. Pour certaines d’entre elles, également, des choix et des sélections devront être faits.
En ce qui concerne la question de l’exploitation, on constate également la mise en place d’une forme de sélection : outre le secteur du soin, de nombreux et nombreuses salarié·e·s de l’industrie, des magasins d’alimentation, du secteur du nettoyage, de la livraison, de la Poste et des télécommunications, des transports, de l’aide à la personne, doivent continuer leur travail à l’extérieur, prendre des risques pour leur propre santé et pour celle de leurs proches, au quotidien. De nombreuses femmes sont en première ligne (infirmières, aides soignantes, caissières, femmes de ménage, aides à domicile). Le droit de retrait devient un mot d’ordre syndical, mais certaines personnes précaires ne peuvent pas toujours se le permettre. En outre, pour bon nombre de ces salarié·e·s, le service rendu à la collectivité peut être vécu comme une mission indispensable, si bien qu’il n’est pas forcément évident de quitter son poste.
Les règles sanitaires ne sont pas encore respectées, dans de nombreux cas (récemment, les postiers et postières dénonçaient le manque de mesures sanitaires ; plusieurs dizaines d’entre eux et elles ont été testées positivement au covid-19 ; il en va de même pour les salarié·e·s d’Amazon, et pour de nombreuses autres personnes travaillant à l’extérieur). L’investissement étatique pour armer la police (et pour réprimer par exemple les personnels soignants en lutte il y a trois mois) a été plus que conséquent, mais l’investissement pour protéger sanitairement les personnes exposées aujourd’hui est plus que limité.
Du fait de cette situation où beaucoup sont en danger et craignent de mettre en danger les autres, plusieurs injonctions contradictoires doivent se bousculer dans les esprits (protéger sanitairement ses proches, aider matériellement la collectivité, protéger sanitairement la collectivité, survivre financièrement individuellement, survivre financièrement collectivement : autant d’injonctions antagonistes).
L’art de rendre « fou » joue sur des doubles contraintes. Ici, des systèmes à quadruple, voire à quintuple contrainte se multiplient pour des personnes surexposées. H. Searles, qui a travaillé auprès de schizophrènes, dans son ouvrage L’effort pour rendre l’autre fou, écrit ceci : « Rendre l’autre fou est dans le pouvoir de chacun : qu’il ne puisse pas exister pour son compte, penser, sentir, désirer en se souvenant de lui-même et de ce qui lui revient en propre. »
La double contrainte qui rend « fou », de toute façon, était déjà en place dans l’hôpital public depuis quelques années : on demande aux infirmiers et infirmières de prodiguer des soins de qualité (donc de réaliser aussi une « vocation ») dans des conditions matérielles défavorables à la qualité des soins (manque de moyens matériels et humains, de reconnaissance, cumul des tâches, etc.) Quel que soit le choix fait par la personne, un sentiment de culpabilité peut s’ensuivre : si elle choisit un soin de qualité, elle ne peut le prodiguer à tout le monde ; si elle obéit aux impératifs quantitatifs, elle renonce à la qualité du soin. De nombreux secteurs professionnels sont concernés par cette double contrainte, mais dans notre contexte de crise sanitaire, les dissociations psychiques sont exacerbées à l’extrême.
La fragilisation de ces personnes peut être durable, les conditions du burn-out sont favorisées (il faut plusieurs mois, voire plusieurs années, pour se remettre d’un burn-out). Les personnes les plus exposées sont les personnes les plus invalidées socialement. On l’a dit, le validisme au sens large concerne également l’invalidation du travail « non-intellectuel » : les ouvriers et ouvrières, les exploitées qui ne peuvent pas travailler chez elles (en télé-travail) sont directement exposées, selon un principe de sélection de fait. On parle ici des personnes qui nourrissent la population, qui livrent à domicile, qui soignent et transmettent, qui bâtissent. On parle ici des personnes qui transforment matériellement le monde social. Pour le meilleur et pour le pire, pourrait-on dire : certains experts constatent que l’impact écologique de la Chine ou de l’Italie est atténué depuis la crise sanitaire. Mais accepter les morts présentes sous prétexte qu’elles ralentiraient la mortalité future est un calcul glaçant, qui relève de l’idéologie gestionnaire et comptable qu’il s’agit aussi de combattre. Aujourd’hui, nous sommes obligés de constater que certain·e·s soignant·e·s utilisent des ressources destructives (pétrole, nucléaire) pour se déplacer et pour soigner des personnes : dans le capitalisme, nous dépendons du destructif pour réparer et guérir, ce qui interdit toute approche binaire, moralisatrice et manichéenne, mais ce qui rend néanmoins nécessaire la critique radicale de l’existant (car ce sont précisément de telles contradictions à devenir « fous » qui font de ce monde un monde radicalement morbide).
De nombreuses situations de confinement sont extrêmement difficiles néanmoins. Il ne s’agit en rien de parler d’un « privilège » généralisé du confinement. Il y a des confinements de luxe et des confinements précaires. Cela étant, une grande majorité de personnes exploitées qui continue à travailler à l’extérieur aujourd’hui, et qui prend des risques quotidiens, rend très visible un principe de sélection sociale qui est à l’œuvre dans l’économie capitaliste.
Aujourd’hui, on aperçoit plus clairement la fonction centrale de ces personnes le plus souvent invisibilisées, mais on aperçoit aussi plus clairement leur situation de vulnérabilité, puisqu’elles sont maintenant en première ligne. Cette vulnérabilité était antérieure à la crise sanitaire actuelle. Simplement, elle apparaît maintenant de façon plus claire.
C’est pourtant l’ensemble de la population qui est concerné, et ici c’est bien la dimension morbide du système capitaliste qui est dévoilée : on maintient des industries non essentielles, les patrons s’inquiètent publiquement pour leurs profits. Amazon récemment embauchait du personnel supplémentaire. Il est pourtant inutile de supposer un « complot » malveillant. Simplement, selon une logique impersonnelle et aveugle, l’enjeu de la croissance économique va s’opposer aux intérêts vitaux des individus. Le darwinisme social n’a même plus besoin d’être une idéologie assumée, il s’impose par le fait, dans un monde où la valeur marchande prime sur les vies individuelles.
En ce qui concerne le validisme patriarcal, le confinement risque d’augmenter la charge mentale qu’assument les femmes au quotidien, dans de nombreux foyers. La sphère de la reproduction va prendre beaucoup de place dans la vie de nombreux foyers, et cette sphère est dévolue majoritairement aux femmes. Les femmes sont invalidées dans la sphère publique du salariat, précisément parce qu’elles sont assignées aux tâches domestiques dans le foyer privé. Le validisme patriarcal risque d’être barbarisé dans certaines situations de confinement. Les femmes violentées par leur conjoint risquent d’être dans des situations très difficiles. Par ailleurs, les jeunes personnes homosexuelles ou transgenres rejetées par leur famille ou leur entourage subiront également des violences accrues, et certaines situations d’exclusion risquent d’être particulièrement douloureuses, dans un contexte où les services d’accueil sont surchargés.
La fermeture des frontières, la « gestion » des migrants, des centres de rétention administrative (CRA), dans un contexte de nationalisme sanitaire, pourrait également devenir dramatique. Le 18 mars, le CRA de Sète était encore en activité. Il a fini par être fermé.
Les sélections nationalistes autoritaires risquent d’être durcies, ainsi que les diverses formes d’exclusions racistes. Des activités humanitaires persistent heureusement, mais la militarisation de cette crise laisse présager le pire pour les personnes les plus fragilisées par le racisme d’État.
La fermeture des frontières n’est pas un geste « qui sauve des vies ». Un accueil respectant les conditions sanitaires est non seulement possible, mais surtout indispensable : la protection des personnes ne doit pas être sélective, elle est globale ou elle n’est rien. La fermeture des frontières est un geste nationaliste qui tue, et qui a déjà tué beaucoup. C’est un geste qui invalide des vies (celles des migrant·e·s), considérant que certaines vies « valent » moins que d’autres. Les migrant·e·s et sans-papiers sur le sol français qui sont surexploité·e·s seront également en première ligne dans cette crise, sans protection sociale, et plus difficilement protégées par les organisations humanitaires et militantes, déjà fort mobilisées.
Dans un contexte d’angoisse sociale, le conspirationnisme se renforce. Les idéologues conspirationnistes d’extrême droite, très présents sur Internet (le site de l’antisémite Soral fait près de 8 millions de pages vues par mois) risquent de développer plus massivement leurs thèses antisémites, racistes, homophobes, transphobes et patriarcales. Ici encore, la fragilité psychique des individus physiquement isolés est en jeu : cette fragilité psychique peut déboucher sur des formes de replis identitaires durcis. Rappelons que l’anti-racisme et l’anti-sexisme sont une hygiène mentale, et qu’en ces temps d’angoisse collective, cette hygiène est également très importante.
Dans un contexte où la rue « appartiendra » à la police et à l’armée, les personnes qui vivent en squat, ou dans la rue, sont particulièrement menacées. Certaines personnes vivant en squat sont des militant·e·s politiques, et risquent des répressions sévères. Certes, une solidarité humanitaire s’organise, et la fin de la trêve hivernale est repoussée jusqu’au 31 mai. Mais des personnes vivant dans la rue subissent déjà des amendes et rappels à l’ordre. Certaines sont laissées à l’abandon. Les services d’aide alimentaire sont débordés. La sélection sociale des « déviants », des « inadaptés », des « récalcitrants », sera favorisée dans un tel contexte. Elle pourra prendre des formes racistes.
Dans les prisons, les détenu·e·s sont coupé·e·s de leurs proches, parfois privé·e·s de sortie, et dans une situation sanitaire précaire. Le 19 mars, les comparutions immédiates sont maintenues, on continue d’envoyer des personnes dans des prisons, sans garantir les conditions sanitaires nécessaires pour les accusé·e·s. En Italie, depuis début mars, plusieurs émeutes ont éclatées ; on comptait 13 morts le 9 mars parmi les prisonniers suite à ces émeutes. La même chose a eu lieu au Brésil où plus de mille prisonniers se sont échappées. En France, des prisonniers se sont rebellés dans une trentaine d’établissements pénitentiaire (à Grasse, Béziers, Uzerche, Draguignan, Lille-Sequedin, Le Mans, Nanterre, Maubeuge, Longuenesse, Les Baumettes…), notamment pour protester contre la suspension des parloirs.
Un système global de sélection sociale et d’exclusion, d’invalidation psychique et physique, de cloisonnement spatio-temporel, apparaît donc explicitement aujourd’hui. Les personnes les plus exposées sont celles qui sont invalidées infra-structurellement. On peut parler d’un darwinisme social généralisé, à la fois validiste exploitant, patriarcal, âgiste et raciste. Ce système de sélection est bien antérieur à cette crise. La mise en place de solidarités collectives, militantes, conviviales ou humanitaires, néanmoins, montre également, ponctuellement, la persistance d’un refus radical face à la logique économique morbide. Ces formes de solidarités, de même, sont bien antérieures à la crise sanitaire actuelle. Face à une éventuelle aggravation de l’autoritarisme d’État et face à une crise économique sévère, de telles formes de solidarités pourraient devenir la lutte de demain, qui tenterait de riposter face au pire.
Aujourd’hui, d’une certaine manière, nous sommes toujours plus nombreuses et nombreux à être en situation de handicap, à subir un validisme global et amoral, à le comprendre, à le conscientiser. Nous pourrions également reconnaître le fait que cette situation est socialement construite, que nous ne sommes pas « handicapés·e·s » objectivement : c’est donc la situation qu’il faut changer, collectivement ; notre invalidation contrainte n’est pas dû à un manque objectif dont nous serions responsables, nous pouvons la dépasser.
Par conséquence, tant que nous le pouvons, nous restons confinés et respectons les règles d’hygiène indispensables. Le respect de l’hygiène n’est pas un validisme, il est un strict respect de sa propre santé et de la santé d’autrui (surtout de la santé des personnes les plus fragiles). L’hygiénisme autoritaire et nationaliste, en revanche, est un validisme, d’autant plus qu’il est aujourd’hui totalement dissocié : il se refuse à choisir entre la « santé » des marchés et la santé des personnes vivantes et sensibles. L’autonomie consiste à respecter ce confinement non par obéissance et légalisme, non par crainte de l’amende ou de la répression, mais par responsabilité éthique. Nous avons toutefois le pouvoir de soutenir les mouvements syndicaux actuels qui défendent les exploité·e·s qui sont en première ligne, mais aussi les précaires qui ont souvent des difficultés pour exercer leur droit de retrait (caisses de solidarité, etc.) Nous avons également le pouvoir des mettre en place des solidarités locales pour aider les personnes exclues du marché officiel du travail, vivant dans la rue, dans les squats, enfermées, sans-papiers, précaires.
Les télécommunications et les réseaux sociaux deviennent des outils de lutte potentiels, mais limités. En outre, dans ce contexte où les invisibles deviennent plus visibles, peut-on oublier que toute l’industrie du numérique dont nous dépendons maintenant pour « lutter » repose, entre autres choses, sur l’extractivisme effréné qui se développe au Congo RDC ? Comme l’a montré Fabien Lebrun, nos smartphones et outils numériques dépendent en grande partie du coltan extrait en RDC dans des conditions atroces, dans un contexte de massacres de masse (on évoque jusqu’à 6 millions de morts en 20 ans). Par ailleurs, en 2018, le virus Ebola (dont le taux de létalité est supérieur à 50%) a atteint le Congo RDC. Le VIH et le choléra déciment encore les populations, dans ce pays ravagé. Les moyens médicaux sont plus que limités là-bas. La faible médiatisation du cas de la RDC dans les pays occidentaux est d’autant plus grave que nos outils numériques dépendent très largement des personnes surexploitées, violées et assassinées dans ce pays. Derrière chaque tweet, chaque post facebook, il y a aussi ces invisibles.
La psychiatrie coloniale, au XIXe siècle, a inventé des catégories cliniques qui ciblaient spécifiquement les esclaves colonisés. La domination raciste-coloniale est aussi un validisme. Aujourd’hui, le darwinisme social est aussi la réalité atroce de la division internationale du travail. Nos usages quotidiens des outils numériques est totalement dépendante de cette division internationale barbare. On ne peut envisager une sortie de cette crise globale (qui dure depuis trop longtemps) que dans un cadre internationaliste.
Le souci de respecter les règles d’hygiène, et de protéger les personnes les plus fragiles, souci autonome et conséquent, pourrait être un souci internationaliste : ne pas laisser se propager le virus en France, ou ailleurs, c’est ne pas le laisser se propager partout dans le monde, dans un contexte où l’interconnexion économique favorise la propagation de l’épidémie. Il ne s’agit pas de « protéger les français », il s’agit de refuser le nationalisme sanitaire. Un virus se moque des nationalités. Le 22 mars, on découvre que des premiers cas de covid-19 se manifestent sur la bande de Gaza. De nombreux pays africains sont déjà touchés. Dans certains de ses pays africains, le nombre de respirateurs et de lits en réanimation est extrêmement faible.
La personne qui écrit ce texte, comme chacun et chacune, est prise dans une double contrainte. La « critique sociale » n’est pas indemne : quoiqu’on dise, on est un meurtrier. Et pourtant, on ne peut pas ne pas dire. Camus, dans La peste, recherche le « saint », la « sainte », celui ou celle qui n’aurait aucun sang sur les mains. Pendant la peste, parmi les adultes actifs, on n’a pas trouvé cette personne. Pourtant, la plupart était aussi victime. Certains, néanmoins, ont des responsabilités globales et accablantes, et ils devront rendre des comptes. C’est à cause de leur inconséquence que nous devenons maltraitant·e·s contre notre gré, et que nous sommes soumis à des doubles contraintes à devenir fou. Le pire, c’est qu’ils ne savent pas eux-mêmes la gravité de ce qu’ils font et disent, et qu’ils sont aujourd’hui complètement dépassés par le système qu’ils servent aveuglément. La peste dure depuis plus longtemps qu’on ne le croit.
Benoit BB
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