« J’applaudis à 20 heures »

Le Poing Publié le 22 mars 2020 à 19:20 (mis à jour le 23 mars 2020 à 13:37)

Nous sommes en proie à tous les bouleversements. Ce petit signe parmi d’autres : je vais m’exprimer ici à la première personne, sans la prise de distance du compte rendu journalistique (fût-il engagé). Nous sommes en proie à tous les bouleversements. Cet autre signe : les applaudissements de 20 heures comptent beaucoup pour moi. Voilà. C’est dit. Avoué. Je me suis escrimé à provoquer ce rendez-vous dans ma rue. Ça marche plutôt bien. Je m’en réjouis.

Et je ne me reconnais pas. En temps « normaux », mes réflexes critiques me repoussent à cent lieues de ces marches blanches, allumages de bougie, et autres sorties de disques d’Enfoirés. Dans toute ces démarches, j’enrage de voir s’étaler une émotivité publique apolitique, gluante de bonne volonté sincère, de morale offusquée, manipulée par les logiques de domination, dont les profiteurs se réjouissent qu’elles s’en trouvent inentamées. Voire confortées, puisqu’il ne s’agit jamais que de témoigner, étaler sa bonne conscience, sans analyser, encore moins critiquer, et surtout pas s’opposer.

Là règne l’émotion téléguidée du consensus, la canalisation des colères enlisées, l’évidence des bons sentiments obligés, intimant l’ordre totalitaire, donc implicite, qu’on s’y range, au risque d’être rangé asocial. Voilà bien un segment de la reproduction des servitudes volontaires. Les ravages en sont amplifiés par l’effet démultiplicateur des réseaux sociaux. Je cracherai sur vos bougies : tel est mon réflexe de sauvegarde. En temps « normaux ».

Tout semble rapprocher de ce schéma les applaudissements de 20 heures. Sur les réseaux sociaux, abondent les propos tranchés, pour dénoncer un geste si facile, superficiel, n’engageant à rien sur le fond, alors que les travailleurs qu’il s’agit d’honorer ont livré les plus durs combats, subi les plus rudes répressions, quand ils tentaient, jusqu’hier encore, de résister à la démolition du cadre matériel et moral de leur mission au service de tous. Je comprends ces protestations.

Faut-il ainsi cliver l’un et l’autre ? Certes, bien des applaudisseurs se contentent de glorifier le dévouement héroïque des gentilles infirmières. Dans ce cas, le mouvement de 20 heures est suspect de conforter le désordre établi par nos gouvernants ; de contribuer à ce que soit esquivé le réquisitoire sans appel qu’il faut adresser aux politiques ultra-libérales, de « gauche » comme de droite, ayant produit ce désastre. Mais enfin, la marge est infime, qui fait espérer qu’un grand nombre d’applaudissants établissent ce lien, et que d’autres ne tarderont pas à l’établir, s’ils ne l’ont pas encore fait. Bravo aux infirmières. Et tout autant, honte aux « gestionnaires ».

Il y a plus pour me réjouir. Quand dans ma rue je vois s’ouvrir les fenêtres, et commencer les mains de battre, je ressens le réveil d’un « peuple » qui se sent concerné, qui se montre, commet un acte – si minime soit-il – qui n’a pas été dicté par les autorités. C’est énorme, dans une gestion de crise dont tous les accents rhétoriques sont militarisés, basés sur l’injonction et l’interdit, la décision – souvent incompétente – par le sommet, l’atomisation et déresponsabilisation d’individus claquemurés et apeurés.

Les applaudissements de 20 heures me font signe à l’inverse de cela. J’y ressens un corps social se former, frémir. Et que j’en fais partie. L’un des pourrissements de nos formes d’existence derrière nos écrans me paraît être ce malaise étrange, d’habiter la même rue depuis vingt ans, sans y trouver un tissu d’accroche. Se croiser sans se saluer. Ressentir un peu de sympathie, sans concrétiser. Pire : capter de mauvaises ondes, sans vraiment se les expliquer. Spéculer sur les différences, les suppositions, les réputations, se méfier, s’éviter, au pire se surveiller. À 20 heures, je capte une brise qui disperse un peu cela. Besoin d’air frais pour se battre, goût de la vie, après tant de gazages.

Ce dispositif est ouvert. C’est un devenir de potentialités. Quand ma voisine d’en face me dit enfin bonjour, et réciproquement, quand j’espère que nous pourrons nous parler vraiment sur le trottoir – c’est sûr que cela se fera dès que la chose à nouveau possible – je me dis qu’elle cessera peut-être de me suspecter d’être socialement suspect, et qu’à ses yeux Macron paraîtra peut-être un peu moins le génie sauveur de la nation. À 20 heures, j’ai l’impression de construire un peu de rapport de force. On en aura besoin. Comme d’hab.

Si je m’illusionne totalement, pas grave, ça valait d’être tenté.

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