Désertification médicale : dans les Cévennes, on accouche au bord de la route

Julien Servent Publié le 4 septembre 2025 à 17:41
Le collectif Maternité à Défendre a organisé un rassemblement pour la réouverture de la maternité de Ganges, le 10 avril dernier sur le rond-point de l'Europe. (DR)

La maternité de la clinique Saint-Louis de Ganges, aux portes des Cévennes, est suspendue depuis plus de deux ans, et sa réouverture paraît incertaine. Lamine Gharbi, président de Cap Santé, le groupe privé gérant l’établissement, parle d’un seul accouchement dans une voiture, mais les militant·es du collectif Maternité à défendre (MAD) évoquent une situation bien plus alarmante

Article initialement paru dans le numéro 47 du Poing, “femmes en luttes, debout et ingouvernables”, publié en mai 2025 et toujours disponible sur notre boutique en ligne.


Depuis décembre 2022, le service maternité de la clinique Saint-Louis de Ganges, bourg de 4 000 âmes dans le sud des Cévennes, est fermé. Lamine Gharbi, président de Cap Santé (groupe privé gérant 18 établissements dans l’Hérault, l’Aude et le Gard), réélu à la présidence de la Fédération de l’hospitalisation privée, justifiait à l’époque la décision par la pénurie de gynécologues et la démission de quatre anesthésistes. Le site internet de la clinique continue de décrire la possibilité d’accouchements physiologiques ou naturels, moins médicalisés et sans complications, mais aucune reprise d’activité n’est prévue d’ici fin 2026.


« Quand j’avais les secrétaires au téléphone, je pleurais »

Le collectif Maternité à défendre (MAD) s’est formé en septembre 2022, deux mois après l’annonce de la suspension, et organise régulièrement des manifestations. Le 10 avril, elles étaient plusieurs dizaines à mettre la pression, dans la rue, à Ganges, lors de la rencontre annuelle entre les dirigeants de la clinique, des élus et des membres du collectif, sous l’égide de l’Agence régionale de santé (ARS). Rien n’a été acté.

Depuis 1972, 75 % des maternités ont fermé en France, selon Anthony Cortes et Sébastien Leurquin (auteurs de 4,1 : le scandale des accouchements en France), dont celles de Pézenas et Bédarieux, également fermées par Cap Santé. Dans le sud des Cévennes, s’il reste un Centre périnatal de proximité à la clinique Saint-Louis, qui assure une partie du suivi des grossesses, les femmes n’ont pas d’autre choix que d’aller loin pour accoucher : à Montpellier, Nîmes, Saint-Affrique, Alès ou Millau. Un choix crucial.

Liliana est tombée enceinte en 2023 à Roquedur, près du Vigan. « On voulait d’abord choisir Montpellier pour son matériel médical de qualité, mais avec mon compagnon, on a finalement opté pour Millau. » Les deux villes sont à plus d’une heure du domicile. « On y est allés une première fois pour rien car le travail n’avait pas commencé. On y est retournés deux jours plus tard, on y a passé trois jours, sans souci majeur, même s’il a fallu utiliser la ventouse pour sortir le bébé au forceps. Les soignants ont été géniaux, sauf la gynéco, désagréable avec nous comme avec le personnel, et le chirurgien, qui a voulu m’opérer sans anesthésie pour une crise d’hémorroïdes consécutive à l’accouchement. »

Pour Nina, de Roquedur, qui a mis au monde la petite Alix à Alès en 2023, le choix n’était pas simple. « On se retrouve avec un catalogue de maternités et on hésite encore deux mois avant le terme… On se pose moins la question quand on en a une à quinze kilomètres de chez soi. » C’est une amie sage-femme d’Alès qui fera pencher la balance. « J’étais contente d’être dans une petite maternité et pas dans une usine à bébés. Et même si Alès est plus loin que Montpellier, la question du trajet s’est posée différemment car j’ai été déclenchée après le terme. » Alix est née avec du liquide dans les poumons, rapidement aspiré par l’équipe médicale, avant qu’elle soit placée sous oxygène, par crainte de dommages sur ses organes.

Philippine, de Saint-André-de-Majencoules, a quant à elle mis au monde son premier enfant chez elle, dans les Cévennes. Ce qui n’a pas été possible pour Calypso, la seconde, née après la suspension de la maternité de Ganges. « Les sages-femmes ne veulent plus faire d’accouchement à domicile dans le coin, sauf une, mais à condition d’être proche de Montpellier ou de Nîmes, ce qui implique d’avoir de la famille sur place ou de prendre un Airbnb. » Suivie en libéral, la femme a passé un mois à courir entre « la gynéco, la sage-femme en libéral de Ganges, celle de Montpellier, la cardiopédiatre de Palavas-les-Flots… Quand j’avais les secrétaires médicales au téléphone, je pleurais. C’est d’autant plus éreintant que je n’ai pas de véhicule et qu’on ne m’a pas accordé tout de suite un transport médical, donc j’ai fait beaucoup de bus. »

Manon, de Saint-Julien-de-la-Nef, déclare aussi avoir peiné avec ses obligations médicales. « Heureusement que ça se passait bien avec mon patron, parce que t’es toujours en train de négocier avec lui pour pouvoir aller à tes rendez-vous médicaux. Heureusement qu’ici, le gynéco, qui devrait bientôt partir, ouvrait suffisamment tôt pour que j’y aille avant le travail, ce qui évite d’avoir trop à raconter sa vie privée à ses collègues. » Et les rendez-vous ne s’arrêtent pas à l’accouchement : « ici, en cas d’urgence pédiatrique, c’est direction Montpellier… »


Accoucher seule sur un parking à deux degrés

Dans une interview à Objectif Gard du 30 janvier 2025, Lamine Gharbi balayait ces problèmes, allant jusqu’à oser cette sortie : « Accouchements dans les voitures… Il n’y en a eu qu’un. » Pourtant, Le Poing a rapidement pu documenter deux autres cas similaires, et, selon nos informations, il y en aurait d’autres. Josépha, de Montdardier, village isolé du Causse de Blandas, devait accoucher début décembre 2023. Mais fin novembre, elle perd les eaux. « Sur la route pour Millau, j’ai été traumatisée par des contractions très violentes. À Sauclières, je n’étais plus capable de parler. On s’arrête sur un parking. Il fait deux degrés. Le papa appelle les pompiers. Quand t’es dans la voiture, avec ta lampe frontale et ton mec, en train d’accoucher, tu te demandes vraiment ce qu’il va se passer. » Les pompiers, bénévoles, arriveront dix minutes après la naissance de la petite Mahaut. « Ils étaient tremblants et posaient des questions bêtes », se souvient la mère, qui avait prévu ce cas de figure : « On avait fait plusieurs fois des allers-retours à Millau avec mon compagnon pour mesurer le temps de trajet… J’avais peur d’accoucher en voiture, et de mettre au monde un enfant de sexe féminin dans le monde actuel. »

Même galère pour Audrey, de Mandagout, dont l’accouchement de son troisième enfant était prévu à l’hôpital de Montpellier. Elle accouchera finalement au bord de la route, en 2023, huit mois après la fermeture de la maternité de Ganges : « Mon compagnon a roulé très vite pour aller aux urgences. On nous a proposé de nous arrêter en attendant de l’assistance. On a appelé les pompiers, le SAMU, les urgences. Mon compagnon est lui-même pompier, donc il sait très bien qu’ils ne sont ni gynécos, ni sages-femmes. Le SMUR ne pouvait arriver que trop tard. On a accouché vers Les Matelles. Juste après, je saignais et j’avais très soif, ce qui peut indiquer une hémorragie. Par chance, il n’y a pas eu de complications. C’est une aberration que le service public laisse les gens comme ça, à l’abandon. »


« Basculer sur une logique de service public »

D’après Anthony Cortes et Sébastien Leurquin, 900 000 femmes en âge de procréer vivent à plus de trente minutes d’une maternité, et la part de femmes qui vivent à plus de 45 minutes d’un établissement a augmenté de plus de 40 % depuis 2000, alors qu’un tel trajet double le taux de mortalité des jeunes enfants. Lamine Gharbi ne cache pas ses doutes sur la possibilité de trouver du personnel à la réouverture de la maternité de Ganges, si elle a lieu. Des arguments balayés par ses opposant·es. Début avril 2025, une délégation de trois militant·es du collectif MAD est partie à Saint-Girons se nourrir de l’expérience de la maternité du Centre hospitalier d’Ariège Couserans (CHAC), ouverte en 1995, l’une des plus petites de France, désormais stable après avoir été menacée de fermeture.

Bruno Canard raconte : « On a discuté avec la CGT, une sage-femme, des élu·es, le directeur de l’hôpital… Cette maternité a su former de nouveaux professionnels par des gynécos et des obstétriciens, et les intérimaires, fidélisés par de bonnes rémunérations, jusqu’à plusieurs milliers d’euros par garde, assurent des gardes H24, sept jours sur sept. À Ganges, Lamine Gharbi considère les intérimaires comme un danger. » Dans le cas de la clinique privée de Saint-Louis, Mathieu Guy, de la CGT de Ganges, appelle à « basculer sur une logique de délégation de service public », une hypothèse écartée par l’ARS. La construction d’une nouvelle clinique est prévue pour accueillir la réouverture de la maternité, mais le permis de construire n’a toujours pas été accepté… Selon le syndicaliste, le projet, budgété à 45 millions d’euros, n’aurait été abondé pour le moment qu’à hauteur de onze millions. « À Saint-Girons, le collectif a porté plainte pour mise en danger de la vie d’autrui », note-t-il.

Bruno Canard constate aussi qu’un « élu de Saint-Girons a posé la question du maintien de la maternité en termes d’atteinte à la vie d’un espace rural ». Des considérations qui résonnent chez les membres du collectif MAD. « Il y a de gros manques en termes de services publics sur le territoire Sud Cévennes », rappelle Patrick, un autre syndicaliste de la CGT, fin connaisseur du système médical et de l’assurance maladie. « Quand je suis arrivé ici, il a fallu quasiment deux ans pour avoir un médecin référent. Tous les services de proximité sont dégradés. » Jean-Claude Rodriguez, ancien maire de Brissac, veut continuer à croire dans les vertus des luttes sociales : « Dans l’Hérault, on se bat contre la liquidation des services publics. Ils voulaient liquider en 2020 les bureaux de La Poste à Saint-Bauzille-de-Putois et Brissac. On a lutté, et on a gagné. »

Contacté, Lamine Gharbi n’a pas donné suite à nos sollicitations.

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