Enfin un film politique qui refile une pêche d’enfer

Le Poing Publié le 28 mars 2024 à 14:49 (mis à jour le 28 mars 2024 à 15:12)
Affiche du film "une île et une nuit". (Crédit : Pirates des Lentillères) DR

Ce dimanche 31 mars, le ciné-brunch de l’Utopia programme le long-métrage Une île et une nuit (séance à prix libre). Les habitants du quartier des Lentillères à Dijon, ont consacré deux années de création intégralement collective, d’une fiction volontiers délirante, pour faire partager leur lutte contre la bétonisation – et leur passion d’habiter un lieu toujours réinventé

Une poignée de curieux·ses ont déjà eu l’occasion de découvrir le film Une île et une nuit à Montpellier. C’était voici une paire de mois, à La Base, ce local et bar associatif qu’animent les activistes du combat pour le climat et le changement social. L’auteur de ces lignes assistait à cette soirée. Il en est ressorti épaté. Il refile donc le tuyau, puisque ce dimanche 31 mars, rendez-vous est donné au Cinéma L’Utopia, près de la fac Paul-Valéry, pour une nouvelle séance unique, en formule ciné-brunch (rendez-vous à partir de 10h30).

Une anecdote pour commencer : lors de la projection à La Base, évoquée ci-dessus, l’auteur de ces lignes en était à sa troisième soirée militante enchaînée dans la même semaine, toutes organisées autour de la projection d’un film. Des deux précédentes, il était sorti le moral abîmé. A quoi sert le déroulé d’images convenues, le ressassement de discours assimilés d’avance, partagés par un public convaincu d’avance ? C’est d’autant plus déprimant, si la lutte justifiant le rendez-vous est par ailleurs parfaitement juste et nécessaire.

Alors, que se passe-t-il donc de tellement différent avec le film Une île et une nuit ?, qui change complètement. A l’énoncé du sujet, on pourrait croire, toujours et encore, à la même redite. Ce long-métrage a été réalisé par des habitants des Lentillères. A Dijon, voici treize ans que ce quartier est en lutte, et occupé, pour éviter d’être anéanti par un projet d’éco-quartier (comprendre : du béton, juste repeint en vert). Or les Lentillères sont avant tout une zone maraîchère de bordure de centre-ville. Ses huit hectares laissés en friche par la déprise agricole traditionnelle, ont été remis en culture, ses bâtisses anciennes sont occupées, d’autres types d’habitat y ont été édifiés.

Le secteur est devenu le poumon de la mobilisation de l’intense mouvement social, alternatif et très combatif, que compte la grande ville Bourguignonne, célèbre aussi pour l’épopée de son grand squat politique et culturel des Tanneries. Quand on sait ces choses, on vient voir le film en pensant découvrir un exposé avisé de tout le dossier, des argumentaires serrés, écologiques et sociaux, des chiffres et des entretiens, des militants, des experts, des avocats, des journalistes.

Et puis on tombe sur tout autre chose. Avec son titre un peu zarbi, Une île et une nuit file une métaphore fictionnelle complètement barrée. Les réalisateur·ices et acteur·ices, certes guidé·es par la compétence de gens formé·es au métier de la caméra, sont parti·es dans une grande fiction, un film de pirates, où se produisent quantité de scènes épiques, rocambolesques, festives, chorégraphiques, combattantes aussi.

Il y a des prises d’assaut, des ruses de sioux, des grandes danses ensauvagées, de fortes gueules, d’étranges apparitions, mais ni héros ou héroïnes. Ils ont été des dizaines et dizaines à s’engager, deux années durant, pour que tout s’invente, se discute, se tourne, se monte, en commun. Jusqu’à la distribution aujourd’hui, iels poursuivent dans leur utopie non-marchande en actes : il n’est pas une projection où l’un·e d’elleux ne soit présent·e pour accompagner l’image au plus près des spectateur·ices.

Si fictionnel soit le fil conducteur, si loufoque et intrigant puissent paraître certaines péripéties, beaucoup se donnent à voir de ces lieux, avec complexité : les inventions bâties, les pratiques agraires, les occupant·es de très longue date, les plus intermittent·es, les militant·es chevronné·es, les par idéal, et celleux de pure nécessité, les migrant·es enfin en zone protégée, les bricoleur·ses génialleux et les plus bout-de-ficelles, les combatif·ves de premier rang, les tenaces de l’arrière, et les repas, les concerts et les fêtes, les paysages, la brume, l’envoûtement du terrain, ses difficultés aussi, beautés animales, végétales, rudesses boueuses et froids mordants, les réchauds, les tisanes et les rasades.

On s’excuse, c’est dit tout en vrac, mais le bouillonnement de ce film tient en haleine, tout en échappées et rebondissements, imprévus et questions de fond. Bien sûr, il ne manquera pas d’esprits militants pour estimer qu’aux Lentillères comme dans diverses ZAD ou squats en renom, il faut déceler le piège d’une culture en circuit clos d’options auto protégées d’une certaine façon, comme coupées du monde. Moins révolutionnaires qu’il y en aurait l’air.

On y opposera une tout autre option : celle de ressentir par les moyens sensibles de ce film, l’extraordinaire densité, profondeur, intensité, de liens actifs, inventifs, offensifs, qui nous relient au monde, ses espaces, ses communs constitués. Un lieu, mais des histoires, des rêves, des projections. Tout un senti en partage. Une richesse qui vaut la peine. Qui motive. Par là aussi se forge la conviction d’avoir à combattre, résister, tendre les forces vers l’invention renouvelée d’un monde vivable, arraché bec et ongle à l’anéantissement du tout béton et tout marchand. Et ça peut refiler une pêche d’enfer.

Grand maître du cinéma critique, Jean-Luc Godard avertissait que la question n’est pas tant de faire des films politiques (comme des tracts, juste faits pour transmettre une conviction, selon des moyens conventionnels). Tout autrement, il conseillait qu’on fasse politiquement des films (selon quel type d’autorité et d’équipe, quelle économie, quel pouvoir effectif de l’image, quelle injonction à s’aligner sur un discours pré-établi, quelle manipulation ?). Nous est avis qu’Une île et une nuit est un film qui s’est fait très politiquement. C’est toute sa différence. Et ça convainc. Absolument. Joyeusement. Point besoin d’être lugubre pour espérer gagner.

Une île et une nuit, à voir au cinéma Utopia, ce dimanche 31 mars à 10 h 30. Séance à prix libre.

Plus d’infos : https://www.piratesdeslentilleres.net

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