Et alors enfin, je me suis assis sur la Comédie
Quand les espaces publics cessent d’être confondus, abusivement, avec des galeries marchandes.
Samedi 12 décembre 2020, en tout début d’après-midi, place de la Comédie. C’est là qu’une performance revendicative des artistes en colère a été annoncée. Mais elle a été déplacée par les aimables autorités. Le journaliste du Poing patiente, ne repère aucun signe avant-coureur. La place va et vient, tout à elle-même. Attendons. L’heure tourne. Rien. Toujours rien. Pourquoi ne pas flâner ? Tout simplement. De l’Opéra-Comédie à l’Office de tourisme. Et retour. Et encore une fois…
Combien de milliers de fois le journaliste du Poing, et « vieux Montpelliérain », n’a-t-il pas effectué ce trajet ? N’habite-t-il pas tout près ? Or ce samedi, des vibrations nouvelles l’atteignent. Flâner. Incroyablement flâner. Dépenser son temps en pure gratuité. La gratuité ? Nous y voici ! Habituellement, ce journaliste du Poing, ce citoyen montpelliérain, fend cette place d’un pas toujours pressé. Lui qui habite à moins de cinq minutes, ne s’y est pas arrêté prendre un verre en terrasse depuis tout un paquet d’années.
Cet univers lui est hostile. Haussmannien. Emphatique. Ripoliné. Artificielle mise en scène d’une carte postale géante. Espace faussement libre. Livré aux terrasses, et à d’autres terrasses, et encore des terrasses. Tout y est marchand. Cher. Pas un centimètre carré où s’installer un instant librement. Quand des individus non conformes hasardent une fesse avec leur chien sur les marches de l’Opéra, la magnifique police du sheriff Delafosse les fait déguerpir, derechef.
Tout au centre, une mairie montpelliéraine, de gauche, forcément de gauche, a fait araser la margelle au pied du monument des Trois Grâces. Par souci esthétique ? N’y pensez pas. C’est qu’il fallait y faire couler de l’eau ; ainsi empêcher que tout indésirable s’y expose à la vue. Comédie brutale, ségrégative, toute de vidéosurveillance. Asservie au capitalisme, la pensée urbaine indique, dans le moindre détail, qu’un citoyen ne saurait que se résumer à un client sans aspérité ; l’espace public ne saurait être que marchand, où débourser. Et marcher droit.
Quelle vibration inédite plane ce 12 décembre, comme depuis plusieurs semaines en fait ? C’est l’absence des terrasses. On ne va pas se réjouir du pétrin dans lequel cela met ceux et celles qui en vivent habituellement, les serveurs et les serveuses pour commencer. Mais bon. Cette place sans terrasses fait soudain songer, un instant, à ce que serait un espace affranchi du règne de la marchandise toute puissante (travaille, consomme, et ferme ta gueule).
Place soudain très vaste, déliée, où zigzague autrement, l’axe central obligatoire, compressé entre les deux marées de terrasses, se trouvant dissout. Il reste bien tout de même les grosses structures qui, normalement, supportent les mâts des parasols géants. Voilà autant de bancs improvisés, de bancs où s’asseoir sans consommer, sans payer, sans délai, des bancs gratuits, libres d’accès, que c’en est pas croyable. Quantité de passant·es ne se le font pas dire deux fois.
Il y a la manif’ du matin encore en train de finir de s’effilocher. Les plus jeunes et radicaux sont installés à même le sol. Cercles de palabres. C’est du genre fin d’after, quand les baffles ont été définitivement débranchées. Il y a l’insubmersible manifestant âgé, son drapeau à faucille et marteau, qui se repose de sa nouvelle longue marche du jour ; il n’en manque aucune. Une dame rom tente de convaincre un tout jeune couple, des vertus de ses pouvoirs de liseuse de mains. À la Doisneau, deux qui s’embrassent. Une famille pique-nique.
C’est qu’en plus, le soleil daigne baigner ces moments, quand depuis une incroyable durée de plusieurs semaines, le temps gris le succède au crachin que relaye la pluie, mauvais traitement à une population inadaptée à ce mauvais tour climatique. « Il faudrait demander l’état de catastrophe naturelle » blague un autre journaliste du Poing. Car on blague. On s’écoute. Pour la première fois depuis un nombre incalculable d’années, celui qui écrit ces lignes peut dire : « Et alors enfin, je me suis assis sur la Comédie ».
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