Frustration Magazine, le média de la guerre des classes, s’invite à Montpellier

Le Poing Publié le 2 avril 2023 à 15:23 (mis à jour le 11 avril 2023 à 15:09)

À l’occasion du retour de Nicolas Framont sur Montpellier, ce mardi 4 avril, pour présenter son livre Parasites à la librairie Le Grain des mots, Le Poing publie ce compte-rendu sur la soirée de présentation de la revue papier de la revue Frustration au Barricade par ses co-rédacteurs en chef, Nicolas et Rob Grams, le 18 mars dernier. Nous en avions profité pour les rencontrer et échanger avec eux

C’était le premier samedi d’après 49.3, juste avant la motion de censure et ses neufs votes manquant pour renverser le gouvernement vacillant. Le temps était indécis, un peu chargé. Les nuages et le vent froid laissant subitement passer de fugitifs rayons de soleil semblaient faire écho au moment social que la France traverse depuis l’annonce de l’usage du 49.3 par la première ministre, jeudi 16 mars au soir : un mélange de consternation et de fougue, de fatigue exaspérée et de détermination resurgie.

On le sentait bien, d’ailleurs, dans la manif – résumée ici. Si l’ambiance restait policée, le cadre figé des intersyndicales des deux derniers mois semblait enfin vouloir laisser place à des débordements et des modes d’intervention plus libres – jusqu’à l’envahissement des voies de la gare, inaccessibles aux manifestations depuis le début des Gilets jaunes, et à la décoration festive de l’enseigne du Polygone. On sentait dans l’air de la combativité, de la joie et de la motivation. Un nouvel acte du mouvement en train d’éclore sous nos yeux, sentiment confirmé par les camarades de Frustration, qui s’offraient une visite guidée en manif pour découvrir Montpellier. Moins de dix jours plus tard, le nouvel acte est désormais bien installé. Et sa répression aussi.

Un Gilet Jaune salarial

Le moment semble en effet correspondre à l’appel qu’ils passaient dans leurs colonnes début février, pour un « gilet jaune salarial ». Faisant le constat que la stratégie de massification de l’intersyndicale entraînait une domestication du mouvement social, face à un pouvoir complètement déchaîné, il était évident qu’elle ne suffirait pas à faire reculer Macron. Dès lors, que faire ? Leur suggestion (parmi d’autres) : un mélange de grèves ciblées sur les secteurs bloquants de l’économie (transports, énergie, éducation nationale…) et d’actions coup de poing et de manifestations non-encadrées façon Gilets jaunes, bloquant par exemple les axes routiers, les trains, ouvrant gratuitement des péages, etc. Et depuis quelques jours, le pays, poussé dans ses retranchements par un gouvernement hagard appuyé sur une majorité ectoplasmique, semble s’être mis au diapason de cette stratégie.

Conçu comme le « journal de la guerre des classes », Frustration entend populariser les luttes en partant de nos vies quotidiennes, en employant des mots simples mais souvent tranchants, un ton qui ne rechigne pas à faire preuve d’humour sans diluer la radicalité du propos. « La vie sous la capitalisme est déjà assez chiante comme ça, nous expliquent-ils, pas besoin que nos articles le soient aussi. »

Se situant clairement dans le sillon des mouvements ouvriers traditionnels, en premier lieu desquels le Marxisme, Frustration réussit pourtant à mettre à distance toute l’imagerie traditionnelle – des codes couleur à un certain vocabulaire élitiste-, remisant toute la quincaillerie d’extrême-gauche sans pour autant tourner le dos à cet héritage forgé au fer de l’Histoire, dont ils et elles reprennent ou régénèrent les concepts : la lutte des classes, dont ils rappellent la centralité, la bourgeoisie, qu’ils caractérisent précisément pour nous armer dans la  contre le capitalisme, lui aussi toujours nommé et situé, notamment via des portraits de grands patrons. Parce que le capitalisme a des noms, des visages, des adresses. Et qu’il faut bien l’attraper par un bout.

Vous avez dit Révolution ?

L’objectif affiché est limpide : contribuer à l’avènement de la révolution – socialiste, anarchiste ou communiste ou, comme Rob et Nicolas le résument plus simplement pour s’épargner les arguties dont nous raffolons en nos cénacles : la fin de la société de classes. Clair, précis.

On partage avec eux nos interrogations sur l’idée même de révolution, qui semble rejaillir de toutes parts dans le monde et chez nous à mesure que la bourgeoisie dévaste les corps et la planète et s’arcboute derrière ses polices et ses armées, et qui en même temps porte de lourdes charges historiques et a la malchance d’être souvent véhiculée par des militant·es eux et elles-mêmes glacé·es dans des terminologies et des programmes gravés dans le marbre, parfois austères, et donnant parfois une impression de mépris, ou de délégitimation, vis-à-vis des masses qu’il·les prétendent vouloir mobiliser, jamais assez propres à leurs yeux.

Comme nous, comme la majorité des gens, chez Frustration on a oscillé, vis-à-vis des élections notamment. C’est que, contrairement aux militant·es boutiquier·es de leurs partis ou/et aux révolutionnaires professionnel·les, il est normal de fluctuer, notamment sur les moyens tactiques et stratégiques pour faire avancer ses idées. Frustration assume de prendre, dans un rapport dialectique, traditions politiques et contexte du moment, ce qui implique de pouvoir réviser ses présupposés et de changer parfois d’avis, du moment que les principes fondamentaux sont préservés. « C’est le côté rigide de certain·es militant·es qui les rend détestables », nous disent-ils dans un sourire.

C’est d’ailleurs ce qui les a poussé·es à soutenir clairement la dynamique de Mélenchon durant la présidentielle et la formation de la Nupes, avec un recul critique qui a depuis viré en opposition de plus en plus frontale au gré des errements politiciens et des contradictions de la coalition.

Chez Frustration, on revendique de ressembler à la population. On part de son vécu à soi ou des personnes interrogées par le média, avec l’objectif affiché de produire des contenus « dans lesquels nos parents peuvent se reconnaitre ». Un angle central dans leurs travaux : décrédibiliser la bourgeoisie pour la délégitimer, et rattacher ses nuisances à notre quotidien, en désignant par exemple les responsables de l’inflation que nous vivons actuellement. Ce travail est prolongé par Nicolas Framont dans son ouvrage Parasites, qu’il reviendra présenter à Montpellier le 4 avril à la librairie le Grain des Mots. Déjà, dans son ouvrage co-écrit avec Selim Derkaoui, La guerre des mots, c’est à cette tâche essentielle qu’il s’attelait : casser les mythes.

Déconstruire les mythes, se réapproprier notre langage

C’est que, dans nos mouvements – de gauche, d’extrême-gauche, autonomes, ouvriers – nous sommes pétri·es, comme le reste de la société, de mythologies. Les libéraux nous rétorquent « mérite individuel» ou « self made man » quand on leur parle de solidarité et de justice sociale. Les néo-réac matraquent le mot « République » à chaque fois qu’ils veulent diffuser leur parole raciste et prolophobe. Et nous, à gauche ? C’est selon les boutiques et les moments. Le « Front Populaire » (on glorifie le pourtant tiède gouvernement et oublie d’évoquer la grève massive qui a permis des avancées sociales historiques). La « Libération » (on parle d’un moment d’unité nationale et on oublie que le PCF pesait 30% de l’électorat et était encore muni de fusils). « L’Europe » (qui apporte paix et prospérité, certes au prix d’une immense dérégulation et d’une exploitation généralisée des travailleuses et travailleurs). Et, bien-sûr, le grand mythe de la démocratie, largement partagé .

Frustration n’hésite aussi pas à s’en prendre, parfois sur un ton polémique mais toujours de manière argumentée et constructive, à quelques nouvelles icônes de la gauche radicale et anticapitaliste, comme récemment Bernard Friot ou avant ça François Ruffin, ou encore Geoffroy de Lagasnerie, Mais, ces dernières semaines, c’est le mythe de l’unité syndicale qui semble avoir le plus de plomb dans l’aile et qui cause quelques remous et d’âpres débats.

Car critiquer les modes d’action et les mots d’ordre syndicaux reviendrait, selon certains esprits chagrins, à verser dans l’antisyndicalisme. Comme si on vivait encore au temps d’un syndicalisme de classe et de lutte massif, comme si la CGT n’avait pas autant muté que le PCF, comme si la CFDT n’était pas devenue la première centrale du pays. Comme si on se trouvait face à un régime capable de céder face à nos revendications, alors qu’il a démontré encore et encore que seuls le rapport de forces et la peur le faisaient reculer. Comme si les Gilets jaunes n’étaient pas passé·es par là et comme si le grand malentendu entre le mouvement syndical traditionnel et ces nouveaux visages du prolétariat et du précariat n’avait pas existé et s’était résolu. Comme si répéter perpétuellement les mêmes modes d’action, suivant les mêmes temporalités, malgré les échecs qui s’enchainent, pouvait conduire à autre chose qu’aux mêmes défaites.

Le projet, donc : rompre tous ces mythes. Décrédibiliser les bourgeois. Se moquer d’eux, et pas toujours de manière bienséante – on ne s’interdira pas de dire qu’Olivier Dussopt a une sale gueule, par exemple. Amener notre camp à sortir de ses propres conservatismes, comme le résumera une riche intervention d’un camarade durant le débat au Barricade.

La méthode : investir l’ensemble des réseaux sociaux, en s’adaptant aux contraintes de chacun. Facebook a un public plus masculin qu’Insta. TikTok réclame des contenus extrêmement courts, à l’inverse de YouTube. Les algorithmes évoluent sans cesse – il faut les apprendre, les comprendre, les tordre à son avantage et rester toujours réactif. Même la télévision bourgeoise peut devenir une arme. Quelquefois invité sur le service public ou même BFM, notamment pour présenter son dernier livre, Nicolas Framont, ne se faisant aucune illusion sur la possibilité de faire émerger un discours révolutionnaire dans des conditions décentes, utilise cet outil pour faire passer des messages à la classe laborieuse en s’appuyant sur les bourgeois·es ridicules dont les rédactions de ces chaines ne manquent jamais de remplir les plateaux pour s’assurer que toute parole gauchiste sera suffisamment isolée, saugrenue.

Ce travail virtuel est complété par la publication d’un magazine annuel qui leur permet de faire le tour du pays pour le présenter et de venir à la rencontre de leur lectorat.

Écologie, anticapitalisme et féminisme

Au moment de parler d’écologie avec eux, une interrogation nous turlupine. Peut-on considérer que l’urgence climatique supplante tout le reste,  tordant le cou au concept même de « guerre des classes » pour consacrer un éventuel « intérêt général humain » ? La réponse est nette : non, l’écologie n’abolit pas la lutte des classes. Et Rob Grams de nous rappeler que le dérèglement climatique, dans ses causes comme dans ses effets, est parfaitement situé. Il provient historiquement des industries européennes et nord-américaines et affecte principalement les pays du « sud », et les habitant·es les plus pauvres des pays riches. L’idée d’intérêt général humain est mobilisée par celles et ceux qui souhaitent une alliance avec une bourgeoisie soudainement « éclairée », dont on aurait absolument besoin pour affronter le désastre climatique. Derrière ce « on a besoin d’eux » se dissimulerait un sentiment d’infériorité de classe : « on est trop con·nes pour s’en sortir nous-mêmes. On n’a pas besoin des bourgeois pour avancer. Bien au contraire. »

Ce discours sur l’écologie et l’urgence absolue devant laquelle nous sommes rappelle d’ailleurs le positionnement ambigu de la FI sur le sujet : si le capitalisme est bien nommé par le mouvement comme la cause centrale des catastrophes (sociales, démocratiques, morales et écologiques) en cours, le chemin pour affronter ce dernier n’emprunte pas à la lutte des classes et s’emprisonne dans un flou inquiétant, qui cache soit un manque de discernement, soit une manipulation.

Lors de la soirée de présentation de la revue, on constate avec dépit que les prises de parole auront été quasiment uniquement masculines, comme c’est le cas dans quasi toutes les sphères militantes, encore aujourd’hui. Les camarades de Frustration insistent pourtant sur l’inspiration qu’ils tirent des mouvements féministes et antiracistes, et prennent soin ces derniers temps de publier principalement des entretiens de femmes (et féministes), tout en admettant certains biais inhérents à une rédaction composée en majorité d’hommes et soulignant leur difficulté à recevoir autant de contributions féminines que d’hommes.

(Vous qui nous lisez et n’êtes pas un homme hétéro blanc cis : oui, vous êtes légitimes à donner votre avis, contribuer au débat politique. Toujours. Et si vous l’êtes : on vous implore de tourner votre langue sept fois dans votre bouche avant de demander la parole dans des débats. Laissez la place aux autres et arrêtez de monopoliser la parole quand vous l’avez.)

Rencontrer une partie d’une rédaction qu’on suit à distance depuis un moment se sera révélé pour nous aussi instructif que réjouissant. Car au-delà des riches discussions politiques, c’est aussi une communauté qui émerge et semble se préciser au fil de nos pérégrinations respectives dans le pays et au-delà, tissant une toile de résistances aux méthodes et aux sensibilités diverses, mais se rassemblant sur l’essentiel. Et on se rappelle alors que, face à toutes ces frustrations vécues au quotidien dans l’asservissement capitaliste, ces moments de joie et d’amitié sont primordiaux.

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