Hinterland : dans les interstices des grands pays capitalistes
Paru en 2020, le livre Hinterland, de Phil A. Neel, dresse le tableau de ce qui se joue dans les périphéries, la campagne et le périurbain des grands pays capitalistes comme les États-Unis, mais aussi la Chine. Ce livre n’est pas un ouvrage de sciences sociales ou de théorie marxiste comme beaucoup d’autres. C’est un récit autobiographique d’un militant révolutionnaire, communiste anti-état, géographe et travailleur précaire de l’Hinterland, qui nous explique son parcours, du mouvement Occupy à la prison.
Article initialement paru dans le journal papier numéro 42 du Poing, sur le thème “LGBT, services publics, vote RN : les campagnes montent au front”, publié en septembre 2024 et toujours disponible sur notre boutique en ligne
Mêlant récit d’expériences personnelles et analyses, l’auteur dessine le contour de l’hinterland (l’arrière-pays en anglais) du capitalisme moderne, zone de relégation et de révolte, expliquant au passage la nature du conflit de classe contemporain et offrant une explication de la montée de l’extrême droite bien plus crédible que celles offertes par les sociologues de gauche qui s’arrêtent bien souvent à la tautologie selon laquelle l’extrême-droite s’expliquerait par le racisme… Ses conclusions éclairent aussi la situation française, similaire à bien des égards.
Philip A. Neel propose de penser les effets du capitalisme sur l’espace et les territoires, en particulier dans les périphéries. Entre la Seconde Guerre mondiale et les années 1980, le capitalisme du compromis keynésio-fordien [NDLR : le compromis Keynésio-fordien se fait entre capital et travail – Si la classe ouvrière renonce à la révolution socialiste, elle reçoit en échange des hausses de salaires et des garanties de salaire indirect (assurances chômage, retraite, maladie) ainsi que des droits sociaux qui améliorent les conditions de vie. L’augmentation des revenus permet de relancer l’économie et la société de consommation.] intégrait les zones rurales et les petites villes au système économique globale, par le biais de l’État-Providence et de l’industrialisation de masse, notamment via les services publics et les usines.
À partir des années 80, avec la désindustrialisation et le passage au capitalisme néolibéral, il n’est plus question pour la bourgeoisie de payer tout cela. Le mouvement ouvrier organisé s’affaiblit, une partie de ses organisations et syndicats se convertissent au néolibéralisme alors que le reste abandonne la perspective de sortie du capitalisme pour se cantonner à une triste nostalgie de l’État-providence de la période précédente. Le capitalisme néolibéral amène une grande reconfiguration spatiale. La base territoriale du capitalisme se restreint en même temps qu’il se mondialise : les nœuds de circulation du capital et de création de valeur se limitent aux métropoles et à quelques zones stratégiques de valorisation logistique, industrielle et touristique. Le reste du territoire est plus ou moins laissé à l’abandon : il devient l’hinterland.
Phil A Neel, se retrouve à parcourir ces espaces périphériques de l’Ouest états-unien, vastes zones en déshérence où les services publics et sociaux ont été privatisés, réduits à peau de chagrin, ne laissant guère d’espoir d’un avenir meilleur aux galérien.nes. Il y a de moins en moins de travail, ce qui accentue le mouvement vers les emplois précaires des métropoles, où les prix du foncier sont devenus trop élevés pour permettre aux prolétaires de se loger. Le travail fractionné, ubérisé, offre extrêmement peu de garanties. Dans l’hinterland, les précaires suivent le travail agricole saisonnier et minier, ou encore bossent dans la prévention des incendies et la gestion des forêts. C’est ainsi que l’hinterland est devenu un espace de relégation, où les prolétaires n’attendent plus rien de l’État à part de se faire ponctionner par l’impôt en échange d’un service public devenu inexistant. La classe dans l’Hinterland américain se constitue d’une cohorte de travailleurs.euses plus ou moins nomades. Mais Neel réfute l’idée reçue selon laquelle il n’y aurait que des « white trash » ( « raclure blanche », terme d’argot qui désigne, avec un certain mépris de classe, la population blanche pauvre, avec ses clichés, comme l’alcoolisme, le racisme, l’obésité) : l’hinterland lointain est aussi cosmopolite que n’importe quelle ville, avec la présence de populations natives, de latinos.as, d’Afro-Américain.es, mais aussi d’immigré.es chinois. Autant de segments classiques du prolétariat américain, même si la diversité rurale est davantage dispersée et cloisonnée.
Si l’auteur décrit par le menu l’Ouest des États-Unis, ces cruels constats valent aussi pour la France. Aujourd’hui, le dynamisme économique y est porté par les métropoles : Paris, métropole mondiale, Lyon métropole européenne, et Toulouse, Strasbourg, Nantes, Montpellier métropoles nationales. Ces territoires concentrent les flux de capitaux (finance, services, recherche, industrie à haute valeur ajoutée, commerces…) et les flux de populations (étudiant.es, jeunes actifs.ves qualifié.es, immigré.es). Hors de ces espaces, il ne reste plus grand-chose : les anciens tissus industriels ont été ravagés par les délocalisations. Et avec la macronie, ce sont désormais les services publics qui y sont décimés : fermeture des hôpitaux, CAF, postes et administrations, remplacés par un État-plateforme dématérialisé. Enfin, les garanties de l’État social, mieux préservées en France que dans le reste de l’Occident par les luttes syndicales, s’effilochent et marquent le pas : baisses des salaires et vie chère, système de soins en déshérence, réduction de l’assurance chômage et des retraites. Les résidents de l’hinterland, qui n’ont pas accès aux possibilités offertes par le dynamisme économique des villes sont tout particulièrement touchés par ce phénomène.
De ces espaces ruraux et périurbains, devenus des espaces de relégation et d’abandon du capitalisme contemporain se lèvent des contestations de l’ordre capitaliste néolibéral. Phil A. Neel décrit deux types de contestations : celles de l’extrême droite, basée sur ce qu’il appelle le « serment de sang » ouvrant la création d’une communauté nativiste basé sur la fermeture, et celle des soulèvements (à l’instar des Gilets Jaunes ou des insurgé.es de Hong Kong) se regroupant autour d’un « serment d’eau », c’est-à-dire autour d’une « commune » qui se crée dans le combat contre l’ordre établi. Contrairement à la communauté, cette commune est ouverte de manière universelle à toute personne qui souhaite rejoindre le combat.
Serments de sang : l’extrême droite dans la périphérie
Aux États-Unis, les friches de l’Hinterland deviennent donc un terreau fertile pour l’extrême droite dont la stratégie vise à élargir les espaces délaissés par l’État pour s’y installer, grâce à une alliance avec le parti républicain.
L’une des premières propositions de cette extrême droite vise à recréer une communauté que l’éclatement du mouvement ouvrier a perdue pour faire face à l’effondrement. Mais évidemment, une communauté fermée, qui propose un retour à « l’économie réelle » fondée sur l’exploitation minière, une ré-industrialisation manufacturière et surtout la concentration du pouvoir politique à une échelle locale. Ces groupes libertariens se constituent alors en milices, par exemple les Three Percenters (en référence au soi-disant 3% de minorité active qui aurait réellement pris part à la révolution des États-Unis) ou les Oath Keeper, qui se structurent autour d’une forme d’autodéfense, dans des zones où la police a aussi de moins en moins de moyens. Ces milices inscrivent essentiellement leur action dans le champ de la défense, mais peuvent avoir à l’occasion un rôle social, qui peut passer par la création de parcs pour enfants ou de l’aide alimentaire. Ce sont ces pratiques qui créent l’adhésion, et non l’idéologie. La proposition de ces groupes, le serment de sang, est celle d’un éco-tribalisme masculin, traditionaliste, défini par la capacité des hommes à redevenir des hommes (blancs évidemment !) et à retrouver leurs racines ancestrales.
Ces groupes ont théorisé leur action à la fois en dehors et à l’intérieur du parti Républicain. En dépit des apparences et d’une image anti-gouvernementale marquée, les liens avec le parti sont tout de même forts, comme on a pu le voir lors de l’assaut du capitole par les partisan.es de Trump en 2021. De même, les républicains « classiques » s’appuient sur ces sous-élites blanches rurales ou péri-urbaines pour asseoir leur base électorale.
Le cœur idéologique des milices se concentre sur les politiques foncières en se posant en défenseurs.euses de la propriété privée et de l’industrie extractive. Ce qui se manifeste par plusieurs mouvements sociaux, qui se structurent autour de la question des loyers fédéraux pour l’exploitation de la terre par les mineurs.euses ou les éleveurs.euses. Entre 2014 et 2016, plusieurs mouvements ont vu le jour dans l’hinterland sous l’impulsion de ces milices d’extrême droite : il s’agit par exemple de la rébellion du Bundy, dans le Nevada ; de l’occupation de la mine d’or de Sugar Pine par les milices pour protester contre la mise en place de normes environnementales, ou encore de l’occupation (toujours en armes !) du parc Malheur, en Oregon pour protester contre l’emprisonnement de deux éleveurs qui avaient mis le feu à une forêt fédérale. À chaque fois, il s’agit de conflits entre propriétaires terriens, ces capitalistes de seconde zone, qui s’opposent à l’État, via ses agences gouvernementales de gestion du territoire et les élites nanties et libérales agissant depuis les centres capitalistes de la côte. La proposition s’est donc déplacée du conflit racial (même s’il existe toujours) vers la mise en scène d’une guerre civile des périphéries contre les centres capitalistes. Cependant et comme partout, les intérêts des prolétaires ruraux, qu’ils soient blanc.hes ou non, n’a jamais été au centre des préoccupations de cette extrême droite. [NDLR : La concentration des terres est nettement plus forte aux USA qu’en France, avec une moyenne de 178 hectares par exploitation en 2020 contre 69 en France. Ce qui cache encore de grandes disparités : 69% des exploitations états-uniennes s’étendaient en 2017 sur moins de 72 hectares. Historiquement, le Kansas par exemple qui a depuis basculé très à droite est le berceau de mouvements agrariens très marqués à gauche, qui ont été une des locomotives du progressisme américain pendant toute la première moitié du vingtième siècle.]
Serments d’eau : hinterland et soulèvements
Enfin, ce qui est particulièrement intéressant, surtout en ces périodes de force de l’extrême droite, c’est que Neel ne se limite pas à dénoncer le serment de sang proposé par l’extrême droite aux prolétaires marginalisés de l’hinterland, il montre aussi une autre voie, ouverte par les soulèvements, et qu’il appelle les serments d’eau.
Pour Neel, le serment d’eau lie dans la lutte ceux qui décident de combattre pour le soulèvement, pour la révolution autour d’une perspective de mise en commun, universelle et ouverte à toutes et tous au-delà des identités particulières. Il livre ici ses expériences de lutte dans les mouvements insurrectionnels de l’Amérique du début des années 2010 qui voient des révoltes protéiformes se lever face au capital : Occupy à Seattle, les émeutes de Ferguson où les forces policières sont balayées dans un premier temps, mais aussi les évènements de 2014 à Hong Kong, qui annoncent les insurrections de 2020, et à cela il ajoute les révolutions arabes. Il voit en ces mobilisations, qui n’utilisent plus le langage habituel de la gauche et des mouvements syndicaux classiques, des tentatives de la classe des exploité.es, pour l’instant insuffisantes, de se reconstituer en classe pour soi, c’est-à-dire en classe révolutionnaire consciente de ses intérêts et de sa force collective. Il interprète ces mouvements comme le fruit d’une dialectique. Il y a d’un côté de grands moments de rassemblement, de débat, de manifestation et d’autre part l’action déterminée de petits groupes qui s’opposent frontalement à l’ordre établi. Ces petits groupes travaillent de manière coordonnée, mais sans direction centrale, agissant pour la révolution, peut-être pas idéologiquement, mais en tous cas en pratique. Il fait remarquer que les forces instituées du mouvement social y jouent souvent un rôle de pacification et de normalisation de soulèvements pourtant partis pour être incontrôlables.
Cette théorisation spatiale du capitalisme est essentielle pour qui veut comprendre les nouvelles lignes du conflit de classe dans le désastre que nous impose le capitalisme néolibéral. La relégation de la majorité du prolétariat dans les terres de l’hinterland proche et lointain, suivi de la périphérisation croissante de ces espaces, est la marque de l’effondrement des repères. Pour faire un lien avec la période actuelle, le choix des prolétaires de l’hinterland entre les serments de sang (de l’extrême droite) ou les serments d’eau du soulèvement (dont les Gilets Jaunes ont été une des figures en France) sera bel et bien décisif pour précipiter le monde dans le chaos ou dans la révolution !
Phil A. Neel, Hinterland, nouveau paysage de classe et de conflit aux États-UnisEditions Grevis, 280 pages, 18 euros.
Par G.J et Glutine
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