La Blazette de Montpellier

Le Poing Publié le 5 août 2021 à 08:44 (mis à jour le 5 août 2021 à 08:49)

L’hebdomadaire du jeudi a puissamment forgé l’esprit montpelliérain des années Frêche. Ses sursauts d’arrogance ne sont plus que pathétiques.

Article publié dans le numéro 34 du Poing, imprimé en avril 2021

Fin octobre 2020, La Gazette de Montpellier publie l’un de ses numéros hebdomadaires, cette fois largement consacré à la mémoire de Georges Frêche, l’autocrate montpelliérain qui gouverna la ville puis la région Languedoc-Roussillon de 1977 jusqu’à son décès voici dix ans. Pour cet anniversaire, la nostalgie complice suinte à toutes les pages. On pourrait presque manquer l’une des rares infos, au détour d’un radio-trottoir, où se rendre compte qu’un jeune habitant d’une vingtaine d’années ne voit plus guère qui peut bien être ce bonhomme.

La question n’est pas de s’en réjouir ; simplement constater que la roue tourne. La Montpellier de 2020 n’a rien à voir avec celle des années 80. De la même manière, il est à parier qu’une énorme proportion des lecteurs du Poing n’ont aucune idée de ce que peut bien être La Gazette de Montpellier. Laquelle mérite pourtant d’être située : elle pèse lourd, parfois très lourd, dans l’histoire de la presse montpelliéraine.

Dans les pages de La Gazette, on voit encore apparaître un pavé qui tente de convaincre des lecteurs de soutenir « la presse indépendante » en région. Voilà qui frise la publicité mensongère. Depuis vingt ans déjà, 33,34 % des parts de la société éditrice ont été cédées au puissant groupe de La Dépêche du Midi, l’équivalent toulousain du Midi Libre montpelliérain. Midi si peu libre qu’il appartient lui aussi au même groupe de presse toulousain.

Rions un peu d’un détail, mais sans oublier que le diable se cache dans les détails : pendant des années, La Gazette de Montpellier se permettait de publier des leçons de journalisme, toutes hautaines, à l’adresse des confrères du bon vieux quotidien, soupçonnés de toutes les compromissions. C’était comme une manie. Et elle disparut comme par enchantement, le jour même où La Gazette se passa au cou la laisse du même maître toulousain.

Les mouvements de capitaux ne sont pas les seuls à expliquer une perte d’indépendance qui fait que même un cadre de La Gazette estime que « le niveau de compromission atteint suscite le dégoût ». Il suffit de feuilleter les pages : la communication institutionnelle, celle dont décident les élus et grandes structures d’influence, se déversent comme d’un robinet, dans les pages de ce qui a le culot de vouloir se faire prendre pour encore indépendant. Difficile d’évaluer combien de millions d’euros sont ici en cause. « Entre un ou deux dans l’année ? » se demande l’un des journalistes de l’hebdomadaire.

Même payant très mal (« on peut avoir 40 ans et s’y faire embaucher journaliste dans les 1 400 euros mensuels » confie le même employé), même à devoir affronter un mouvement de grève du personnel, La Gazette doit régler cinquante salaires tous les mois (elle a une édition à Nîmes, à Sète, et un site internet). Pourris d’idéologie de la consommation, pourquoi pas sur le versant du luxe, particulièrement voué au marché immobilier, les volumineux suppléments publicitaires se succèdent. Il faut encore compter avec les éditions événementielles clés en main, qui se vendent autour de 10 000 euros, aux institutions politiques du coin, vantant leurs journées des jardins ici, ou leur Comédie du livre là.

Ainsi se tisse un réseau de connivences politico-commerciales, entre rédactions et services de communication. Vers la fin des années 80, face à un Midi Libre très poussif, La Gazette amène un vrai coup de jeune et de neuf dans le paysage médiatique montpelliérain. Le dynamisme de ses jeunes journalistes, dont l’inamovible directeur Pierre Serre, pétri d’enthousiasme rebelle au cours des épopées de la Guerre du Vin, la résistance du Larzac, le combat pour “Vivre et travailler au pays”, voire un ancrage maoïste, résonne avec l’indéniable coup de fouet que Georges Frêche, élu en 1977, donne à la vie municipale montpelliéraine.

Excellent client pour les journalistes, avec une idée par minute et à peu près autant de blagues et de jurons, le nouveau maire fascine. Des fidélités se nouent, des logiques d’appareil s’entremêlent. Quand Georges Frêche passe à l’assaut de la Région, certains journalistes de La Gazette n’en peuvent plus, et lancent une pétition pour dénoncer l’alignement outrancier de leur journal dans la campagne électorale. « Ce journal s’est imposé en City magazine, sur un mythe de la proximité. Mais cette proximité a dégénéré en promiscuité » estime l’une des figures tutélaires du journalisme montpelliérain de cette génération.

On pouffe encore de l’incroyable danse du ventre effectuée en 2014 par La Gazette, devant le nouveau maire Philippe Saurel, ravi de son élection par surprise, malgré la mobilisation de tout le clan frêchien, son hebdo chéri compris, derrière l’inconsistant Jean-Pierre Moure. Mais on n’allait quand même pas perdre les budgets de communication institutionnelle. Le premier interview du nouveau maire réalisé dans ces conditions laisse le souvenir d’une drôlatique mission impossible.

Beaucoup moins drôle, le black-out posé sur nombre de dossiers embarrassants pour les pouvoirs en place. Une simple mention en rubrique “rumeurs et chuchotements” vaut pirouette pour esquiver les difficultés. Mais en 2010, un interne du CHU de Montpellier se suicide, s’estimant à bout de harcèlement. On fait mine de découvrir le problème. Avant quoi, quasiment aucune ligne n’aura été consacrée aux lourds soupçons pesant sur les méthodes managériales de la direction de l’établissement.

Il était pourtant possible de s’y consacrer, un autre hebdomadaire montpelliérain s’y était attelé, contre procès et intimidations (L’Agglorieuse, quoiqu’on en pense par ailleurs). Mais les donneurs de leçons de La Gazette n’eurent pas cette détermination, face au premier employeur de la Ville, sous présidence de Georges Frêche, et sa direction trempant alors dans les logiques les plus opaques des réseaux en place.

Au fil de son abondante pagination axée sur les sorties et les tendances, La Gazette aura forgé des générations de bobos pseudo-branchés montpelliérains, acquis à la social-démocratie de la bonne conscience de couche moyenne high-tech, aujourd’hui repeinte en vert à la hâte. Voici cinq ans, par stratégie de marque, était ouvert un Gazette Café, près de la gare Saint-Roch. Lisons une seule de ses programmations hebdomadaires, par exemple celle du 8 octobre dernier.

Hors concerts et événements strictement artistiques, dix rendez-vous s’égrenent cette semaine là : un Café Couple (Dépendance affective : comment trouver nos appuis en nous?), un Café Développement personnel, un Café Rêves, un Café Méditation, et un Café des Émotions. Heureusement, un Café Bières nous remonte le moral, face à cet étalage de vacuité des modèles de vie ainsi esquissés.

C’est toute une vision du monde qui n’en plus de s’empoussiérer. Longtemps fière de claironner son ascension irrépressible, La Gazette perd chaque année depuis cinq ans un millier de lecteurs, tombant de 17 000 exemplaires alors vendus, aux 12 000 environ d’aujourd’hui. Restée assez expert en conseils pour le recyclage du jardin bio, ou la cueillette des pissenlits en randonnée dans les garrigues de Valflaunès, ce journal dérive de recentrage en recentrage vers une incompréhension du monde d’aujourd’hui. Les journalistes de La Gazette – dont très peu brillent dans le paysage qu’occupe depuis plus de trente ans le duo vieillissant de ses fondateurs – relaient le storytelling accablant des médias dominants.

Ils se sont surpassés face aux Gilets jaunes, dont la formidable richesse et complexité ont vite été passés à la moulinette de la version policière macronienne. Une abondante rubrique de courrier des lecteurs donne encore une illusion d’agora démocratique. Elle est encombrée de commentaires de ras de trottoir sur la saleté des rues, les défectuosité des chaussée, et autres poubelles mal collectées. C’est à l’image d’un lectorat pépère, à l’acuité émoussée. Dans ce contexte, il est déconseillé de formuler un point de vue quelque peu rebelle à l’ordre établi. Car alors la rédaction se permet l’insertion d’un commentaire narquois, pourquoi pas méprisant, sans réponse possible, qui vous rappelle à l’ordre d’un consensus montpelliérain dont La Gazette est la gardienne. Mais qui n’en peut plus de s’épuiser. D’ailleurs tant mieux.

Dessin de Tati Richi

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