La chronique littéraire d’Eugène : « On est là ! La manif en crise », de Danielle Tartakowsky
Dans son livre « On est là ! La manif en crise » (éditions du Détour, 2020), Danielle Tartakowsky, historienne et militante communiste de toujours, livre la synthèse d’une vie de travail sur la rue, les manifestations et les mouvements sociaux, en étudiant une longue période allant des années 1970 au Covid 19. Ses conclusions sont évidemment pertinentes pour les mouvements sociaux plus récents
Au moment d’imposer sa contre-réforme des retraites à coup de 49-3, Macron affirmait avec sa morgue provocatrice habituelle : « L’émeute ne l’emporte pas sur les représentants du peuple et la foule n’a pas de légitimité face au peuple qui s’exprime, souverain, à travers ses élus. Il faut le rappeler ». Il comparait même les manifestants aux « factieux » trumpistes du Capitole ! La manif’ est bel et bien en crise en France…
C’est le sujet de « On est là ! La manif en crise » (éditions du Détour, 2020). Danielle Tartakowsky, historienne et militante communiste de toujours, livre ainsi la synthèse d’une vie de travail sur la rue, les manifestations et les mouvements sociaux dans ce beau livre qui étudie une longue période allant des années 1970 au Covid 19. Ses conclusions sont évidemment pertinentes pour les mouvements sociaux plus récents.
Jusqu’en 1968, les manifestations déclenchaient des crises internes du système politique mais pouvaient également résorber ces crises. Les grandes crises politiques disparaissent ensuite pour laisser la place dès les années 1970 à des crises chroniques. Le paradoxe est que les manifestations se multiplient de façon exponentielle depuis la fin des années 1970 alors que les effectifs syndicaux et le nombre de grèves diminuent considérablement.
Les manifestations ne deviennent qu’une modalité du mouvement social. Elles sont souvent liées à l’agenda des réformes politiques comme à l’affaiblissement de l’État social. Mais depuis les années 2000, ces manifestations prennent une dimension planétaire et inédite (de l’altermondialisme aux Soulèvements de la Terre en passant par les mouvements des places) dans l’appropriation de l’espace public.
I/ Des années 80 au tournant du siècle
La loi « anticasseurs » (1970) et la multiplication des dissolutions de groupes politiques (d’ultra-gauche essentiellement) entre 1968 et 1973 se fit parallèlement au doublement du budget de la police par le ministre Marcellin. Cela ne mit pas fin aux conflits sociaux dans les années 70, nombreux et souvent mortels. Mitterrand abroge la loi anticasseur et instaure une tolérance pour les « réunions pacifiques » qui va durer jusqu’en 2016.
Les droites et la rue
Les années 1981-86 ont été surtout marquées par des manifestations de droite. Les étudiants d’extrême-droite (1982), les catholiques favorables aux écoles privées (1983-84), les agriculteurs, policiers et petits patrons (1983) ont pu organiser des manifestations aussi massives (un million de personnes contre la Loi Savary) que violentes (les barricades, séquestrations et occupations des universités en 1982 par le GUD notamment).
Le syndrome Oussekine
Avec l’arrivée de Chirac à Matignon en 1986, la gestion néolibérale se renforce. La réforme des universités (dite Devaquet, 1986) veut instaurer la sélection et l’autonomie des universités. Des millions d’étudiants et lycéens descendent dans la rue à l’automne. C’est le 5 décembre que meurt sous les coups de policiers le jeune Malik Oussekine. Chirac retire l’ensemble du texte Devaquet. C’est une rupture dans le maintien de l’ordre en France.
Le “syndrome Oussekine” va profondément marquer le maintien de l’ordre jusqu’à récemment. Le pouvoir craint la bavure policière fatale. Ainsi, les mouvements sociaux massifs l’emportent systématiquement dans les années qui suivent. Balladur retire ainsi le CIP (contrat d’insertion professionnelle, sorte d’ancêtre du CPE) en 1994 face à des mobilisations massives et violentes de jeunes, lycéens et étudiants.
Les mouvements sociaux de 1995 :
A peine élu en 1995, Chirac tente d’imposer les Plans Juppé (réforme des retraites et de la Sécu) et Bergougnoux (sur le statut des cheminots). C’est le déclenchement d’une des plus grandes grèves de l’histoire. La SNCF, les étudiants et l’ensemble des fonctionnaires vont mener six journées d’actions massives et décentralisées. Les réformes des retraites et de la SNCF sont retirées dès décembre 1995 (celle de la Sécu passe en douce par ordonnances).
Les secteurs du privé se mobilisent en revanche peu. Le chômage est devenu massif (plus de 10%) depuis la casse des bastions industriels dans les années 70 et 80. Les conflits syndicaux sont nombreux mais limités à des revendications défensives et surtout à l’entreprise. Les salariés du privé peinent à organiser des mouvements sociaux généralisés comme c’est encore possible dans la fonction publique ou les entreprises étatiques (RATP, Poste, EDF, France Telecom…).
Face à l’homogénéisation des partis politique (droite et gauche « réformistes »), les mouvements sociaux s’autonomisent de ceux-ci dans les années 1990. De plus, les périodes de cohabitation sont des atouts pour les mouvements sociaux, le premier ministre s’en servant contre le président. Les mouvements sociaux attachent une grande importance au nombre de manifestants pour jouer le rôle d’une sorte de « référendum d’initiative populaire » face aux gouvernements.
Cependant, ces mouvements sociaux perdent leur versant politique (et révolutionnaire). On marche contre un problème social ou une réforme, rarement pour le « Grand Soir ». Du slogan « Révolution » (souvent entendu), on passe au slogan « Résistance ». Du mouvement offensif du passé capable de renverser un régime, on passe à un mouvement défensif « contre… ». On se félicite du « Tous Ensemble » sans remporter de victoires structurelles.
Offensives
Parallèlement aux grèves syndicales, des associations se multiplient avec les nouveaux mouvements sociaux depuis les années 1970 (mouvements des « sans », aides aux étrangers, écologie, féminisme…) sous la forme de comités ad hoc et collectifs autonomes. Ne pouvant agir par la grève, ces mouvements occupent l’espace public avec de nouvelles formes d’actions comme les « marches » (chômeurs, « beurs », sans logis…)
D’autres offensives sont plus mondiales et concernent les biens publics mondiaux comme la paix, la pauvreté ou les droits de l’Homme. Des associations internationales comme Amnesty, les Amis de la Terre ou Act Up se mobilisent. La dimension festive et artistique (die-in, sit-in, zaps…) est mise en valeur pour être vus et médiatisés (afin de pallier le nombre parfois défaillant). On choisit des lieux emblématiques (Tour Eiffel, Notre Dame…) ou des lieux de pouvoirs (labos, ministères…)
La désobéissance civile, empruntée à la culture anglo-saxonne, passe également par la multiplication des occupations et campements. Face au problème du logement en France, des collectifs (autonomes, DAL, Don Quichotte…) distribuent des tentes et ouvrent des squats en invoquant le droit au logement opposable. L’opinion publique soutient ces initiatives souvent médiatisées. Elles permettent de mettre sur le devant de la scène des questions minorées.
II/ Crises du néolibéralisme et réponses mondialisées
Altermondialisme et « manifs-monde » des années 2000
C’est en 1996 que naît le premier « contre G7 » à Lyon. Face à l’ordolibéralisme européen et à la « crise de la dette » dans les pays du Sud, des militants veulent d’autres alternatives au modèle libéral unique qui ravage les vies comme la Nature. A partir de cette date se met en place une « alter-globalization » et un processus « bottom-up » partant des citoyens et propre à déployer une subjectivité créatrice contre le capitalisme.
L’autonomie italienne, les « piqueteros » argentins, le Mouvement des sans-terre brésiliens et le Chiapas fournissent des expériences pour « changer le monde sans prendre le pouvoir ». « Penser global, agir local », c’est défendre un anticapitalisme attentif à toutes les formes de discriminations et se réclamant d’une philosophie organisationnelle basée sur la décentralisation, l’autonomie et la confrontation. ATTAC est fondée dans cet esprit en 1998.
Les contre-sommets se multiplient durant ces années, contre l’OMC, le G8 ou les forums économiques de Davos. Les mêmes techniques militantes (fêtes, violences, « artivisme »…) sont utilisées devant les banques, multinationales et lieux de pouvoirs. La référence demeure encore la « bataille de Seattle » en 1999 pendant laquelle 40000 militants arrivent à faire annuler le sommet de l’OMC après des jours de grèves, bagarres et casses.
C’est à cette époque que les états expérimentent d’inédits dispositifs policiers destinés à contenir et contrer les manifestants (interconnexion des fichiers, zones rouges, état d’urgence, fermetures des frontières…). Cela conduit à un mort tragique à Gènes en 2000 du côté des militants. Les réactions policières à l’attentat de 2001 amplifient ces dispositifs qui sont aujourd’hui monnaie courante, y compris dans la gestion de simples manifestations.
2001 marque également la naissance des forums sociaux mondiaux. De ces forums mondiaux et régionaux vont naître de nombreuses initiatives pour défendre les communs, les services publics et la solidarité internationale et lutter contre la finance, la guerre et le bétonnage du monde. On peut citer non loin d’ici les « faucheurs volontaires » d’OGM ou le démontage du McDo de Millau en 1999 devenu un été « Seattle sur Tarn » !
La décennie de toutes les contestations
2008 lance le basculement anti-libéral en Amérique latine, le Printemps arabe et le mouvement mondial des places (Asie, Amérique du Nord, Europe, Océanie…) contre les régimes despotiques, l’augmentation de la pauvreté et les crises systémiques du néolibéralisme. Les réseaux sociaux permettent une circulation horizontale des images et diffusent ainsi ces mouvements de rupture partout dans le monde.
Les places, squares et parcs deviennent des forums et espaces de libération. Des campements naissent sur le modèle des villages alternatifs de l’altermondialisme. On y pratique la démocratie directe, le radicalisme politique, le libéralisme culturel et la solidarité ainsi que l’égalité en actes. La parole y est libérée, les pratiques festives nombreuses et les médias alternatifs. On pense ainsi peser sur l’agenda des gouvernants…qui reprennent malheureusement souvent le dessus !
III/ Retour en France, contenir les manifestations (2003-2020)
Une « entrée furtive » de la liberté de manifester (1995-2002)
Le primat du « droit à la sécurité » fait son entrée en 1994 en France avec Pasqua. La liberté de manifestation doit donc être limitée. Cette liberté n’est pourtant pas remise en cause en 2002 avec la « levée en masse » contre Le Pen (au second tour). Chirac reconnaît alors que cette « démonstration citoyenne » contre l’extrême-droite (et qui assure sa réélection) a une légitimité reconnue. Chirac doit alors tenir compte des exigences de la rue autant que celles de son électorat.
« Ce n’est pas la rue qui gouverne » (2003-2006)
Chirac semble vite oublier cette « légitimité » de la rue. Face aux manifestations massives contre la réforme des retraites en 2003, le Premier ministre Raffarin assène : « Ce n’est pas la rue qui gouverne ! ». Malgré des semaines de mobilisations au printemps 2003, la réforme des retraites est imposée…La rue peut tout de même gagner comme le montrent les manifestations des intermittents et des lycéens la même année.
2005 marque une rupture en France. Les émeutes des banlieues causées par la mort de Zyed et Bouna à Clichy sous Bois entraînent l’instauration de l’état d’urgence à l’automne 2005. La place des armes de « force intermédiaire » (LBD, lance Bliniz et tazers) sont accrues. De nouvelles unités d’élites sont créées pour seconder la BAC dans les quartiers (CSI, CDI…). Le harcèlement policier et la banalisation du racisme dans la cité s’intensifient également.
L’année 2006 est au contraire une anomalie dans cette évolution autoritaire. L’énorme mobilisation étudiante et syndicale contre le CPE (contrat première embauche) de Villepin oblige Chirac à abandonner ce projet de précarisation de la jeunesse. Ce mouvement social victorieux combine les actions (manif’, blocages, occupations, AG, dégradations symboliques, affrontements…) et devient un modèle pour les mobilisations futures.
« La démocratie, ce n’est pas la rue »
Depuis 2008, le mouvement social prend la forme de séquences (parfois longues) ponctuées de journées d’action mais impuissant à interrompre la production. De plus, les mouvements sociaux accumulent les défaites comme en 2007, 2009 (loi LRU) et en 2010 (contre une nouvelle réforme des retraites). La réforme de la constitution de 2000 empêchant de fait les cohabitations pour renforcer l’exécutif permit un glissement autoritaire continu de Chirac à Macron.
Ce « libéralisme autoritaire » explique l’augmentation de la répression judiciaire et policière. A cette violence, les collectifs refusent la concertation en amont, ne mettent pas en place de services d’ordre, ne déclarent pas les manifestations et peuvent se montrer violents (dans les rues comme sur les ZAD). Les militants sont forcés de mieux s’organiser (stages de résistance, soutiens logistiques, assistance médicale et juridique, dispositifs de protection…)
Tours d’écrou (2014-2018)
Le choc des attentats de 2015-2016 permet au gouvernement de placer le pays en état d’urgence. Des mesures anti-terroristes sont utilisées contre des militants de gauche. L’Appel des 58 (novembre 2015) rassemble des élus, intellectuels et associations contre l’état d’urgence qui limite considérablement la liberté de manifester. En 2017, l’État renforce l’état d’urgence avec la création de zones de sécurité (contrôle, surveillance et perquisitions renforcés).
Tout est prêt pour faire passer la Loi Travail (Macron-El Khomri) par 49-3 en 2017 ! Des mouvements citoyennistes (comme « Nuit Debout », avril 2017) et mouvementistes (comme « Convergence des luttes », février 2017) privilégient des formes de luttes différentes (l’émancipation du sujet ou la lutte des classes) mais refusent ensemble l’arnaque de la « démocratie » représentative.
C’est dans ces manifestations de 2017 que les « black-blocs » intensifient leurs actions (cortège de tête s’attaquant à la police et brisant les symboles des puissants). Les médias dominants et syndicats policiers justifient alors le recours excessif à la force malgré les mises en garde (OSCE, Conseil de l’Europe…). La police participe à l’escalade de la violence avec les manifestants tandis que les mesures d’état d’urgence frappent un nombre croissant de militants.
Les vagues de grèves du début du quinquennat de Macron (SNCF, étudiants…) sont souvent des échecs. A l’usure, la macronie amplifie avec l’appui des LR les entraves à la liberté de manifester (inspections visuelles des sacs et voitures, interdictions individuelles de manifester et de dissimuler son visage…). Les bavures policières se multiplient et les manifestations « anti-flics » apparaissent avec le slogan « tout le monde déteste la police » et le sigle « ACAB ».
La crise systémique des Gilets Jaunes
Contre une écologie jugée punitive, le mouvement des Gilets Jaunes prend son envol grâce aux réseaux sociaux et médias alternatifs en novembre 2018. Les GJ vont rompre avec tous les codes de la manifestation française, refusant les organisateurs, services d’ordre, groupes de tête et surtout les déclarations préalables. Chaque manifestant est sa propre banderole. On occupe les ronds points, manifeste à Paris, organise des « assemblées » et bloque les grands axes.
D’exigences plutôt poujadistes au départ, les revendications de ces « petits-moyens » tous perdants de la mondialisation libérale évoluent en revendications politiques (justice sociale, démocratie directe et autres…). On souhaite le retour de l’État Providence tout en rejetant les institutions de la Ve République. La colère du peuple s’exprime dès le départ par la violence. Face à celle-ci, Macron oscille entre répression inouïe (600 blessés, 400 peines de prison) et concessions.
La manifestation permanente
Les syndicats ont globalement boudé la convergence des luttes avec les Gilets Jaunes. A l’inverse, les mouvements sectoriels se multiplient au point que les manifestations deviennent en 2019 quasi-permanentes. C’est dans ce climat qu’éclate la mobilisation contre la casse des retraites le 5 décembre 2019. Ce mouvement social massif résiste aux violences policières mais échoue avec un 49-3 juste avant le confinement du pays…La macronie est l’alliance entre la brutalité et la lâcheté !
La crise du Covid n’a heureusement pas mis fin à cette dynamique malgré les confinements et couvre-feux autoritaires. Les mouvements sociaux pour la défense des droits communs (féminisme, écologie, antiraciste, violences policières…) éclatent. Ils sont massifs et médiatiques (grâce notamment aux réseaux sociaux) et souvent à dimension transnationale. Cela explique les récentes tentatives macronistes de mettre à distance les journalistes de ces mobilisations (invisibilisation).
Conclusion
Tartakowsky fait donc l’hypothèse d’un « troisième cycle de contestation » dans un monde globalisé, néolibéral et numérique. La manifestation et la grève adoptent un répertoire d’actions modernes (comme l’occupation) et réhabilitent le répertoire ancien (comme l’émeute).
Cependant, le glissement autoritaire des régimes néolibéraux (comme en France) explique la hausse des entorses contre le droit de manifester. A cela s’ajoute la fin du mythe du « peuple en marche » avec la segmentation de ce dernier.
Malgré ces obstacles, la plupart des manifestations souhaitent refonder la démocratie, préserver le compromis social issu du CNR, délivrer les institutions de la corruption et de la financiarisation et défendre les communs.
Par la manifestation, l’individu s’émancipe (subjectivisation) et devient un acteur redéfini de la construction du collectif. Il découvre les lignes de front de plus en plus étendues et nombreuses… L’énergie de ces dernières dégage des effets insoupçonnés !
Eugène Varlin
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