Archives - Politique 20 janvier 2015

La lutte contre le terrorisme ou la guerre des abstractions

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Au rassemblement de soutien aux victimes de l’attentat à Charlie Hebdo à Montpellier, il y avait cet homme arborant une  pancarte avec inscrit « Ma France, Ma liberté, Mon Charlie ». Le présent article naît d’une question : Comment peut-on répondre par le Moi de l’individualisme moderniste et par la Liberté abstraite à un acte terroriste ? En un mot, sommes nous condamnés à répondre à une tuerie motivée par l’idéologie en arborant notre propre idéologie ? 
À cela s’est ajouté le défilé indécent des chefs d’État réunissant libéraux austéritaires et criminels de guerre(1) dans une même communion pour le Bien, pour la Liberté, pour la Paix, et surtout, contre la Barbarie.
Au-delà de l’aspect proprement grotesque, et signalons-le, à l’opposé de ce qu’auraient souhaité les premiers concernés, c’est-à-dire les victimes de l’attentat, il convient d’entrer dans la généalogie de ce qui permet un tel dévoiement et un tel néant critique.

Contre le relativisme libéral

Tout d’abord, il me paraît essentiel de poser l’axiome guidant mon propos : le relativisme libéral doit être rejeté en bloc. Cette idée, productrice d’apolitisme, voulant que « tout est relatif », que le Bien et le Mal sont subjectifs et qu’ils n’existent donc finalement pas doit être combattue sans relâche dans notre monde désenchanté. Le relativisme, dont le corolaire dans les sciences est la neutralité axiologique, est un fléau idéologique. Il est la condition sine qua non de la destruction méthodique des valeurs, elle-même cause première d’un capitalisme sans entrave : s’il n’y a plus de limites morales, il n’y a plus de limite à l’accumulation du capital, à l’exploitation, à la colonisation(2). Postulons donc, quitte à passer pour d’archaïques naturalistes, qu’il existe un Bien et un Mal objectifs. Laissons aux libéraux la joie de déconstruire ce postulat et de déployer leur belle philosophie subjectiviste. Nous leur répondrons que la vie n’est pas faite uniquement de déconstruction, elle est faite, avant tout d’agir, d’agir au quotidien. Et pour agir, il faut un Bien et un Mal – peu importe d’ailleurs, le nom qu’ils prennent –, il faut être guidé par un ensemble normatif de valeurs(3).

L’écueil d’un tel postulat serait maintenant d’en faire découler avec empressement qu’une vision politique peut être détentrice du Bien lorsque d’autres œuvrent pour le Mal. S’il y a un Bien et un Mal, ils ne sont jamais l’apanage systématique d’une faction politique en particulier. Ainsi, pour revenir à Charlie Hebdo, l’Occident n’est pas le camp du Bien – une telle croyance relève de l’idéologie – et il n’est pas opposé à un camp « obscur », situé plus à l’Est, qui lui aurait une propension plus développée à « faire le Mal ».

Il ne faut pas oublier que les terroristes djihadistes sont persuadés de faire le Bien. Cela ne veut pas dire qu’ils le font, tuer des innocents rentre même plutôt aisément dans ce qui est considéré unanimement comme « faire le Mal ». Cependant, il faut tout faire pour que ne soit pas tu cet élément intentionnel essentiel et il faut donc cesser de les qualifier de « barbares » ou de « monstres ». Développons.

La lutte contre la « Barbarie » ou la totale dépolitisation du terrorisme

La « marche républicaine » du 11 janvier dernier s’est voulue être(4) une marche pour la Liberté, pour la Liberté d’expression, pour la Paix mais aussi contre la Barbarie.

Curieux mot que celui-ci. Curieux, mais pas sans histoire. Le « barbare » est à l’origine le non-grec (Bárbaros, βάρϐαρος), celui qui balbutie, qui bredouille (« bar-bar »), celui que l’on ne comprend pas. Le mot sera reprit dans l’empire romain pour désigner l’Autre. Employer le terme barbare pour désigner un criminel est donc déjà mobiliser un vocabulaire conditionné de longue date par la rhétorique impériale. Le barbare devient l’étranger à notre système de valeur, celui que l’on ne comprend pas. Et c’est effectivement le cas : personne ne « comprend » les terroristes. Comprendre ne signifie pas déresponsabiliser ou cautionner. Comprendre un ennemi signifie comprendre ses motifs d’actions. Et les motifs d’action des terroristes ne sont pas le Mal, la Barbarie, ou la Violence en eux-mêmes et pour eux-mêmes. Au contraire, comme tout partisan d’une idéologie, ils sont persuadés de faire le Bien. En découle le peu d’importance que prennent les victimes dans la réalisation de leur idéal, plus global et axiologiquement supérieur.

Utiliser ce vocable (« barbare », « monstre », « sanguinaire » etc.) enraye toute analyse critique des motivations politiques des terroristes. Puisque ce sont des « barbares », ils agiraient depuis une plateforme de valeurs irrationnelles, « folle », incompréhensible. Dès lors, il devient inutile d’essayer de comprendre leurs motivations. La seule chose à faire est donc de se rassembler dans la rue pour crier « à bas la barbarie, à bas les fous de Dieu ». Qu’a-t-on fait lorsqu’on a fait cela ? Rien.

Nier le caractère politique du terrorisme pour relayer ses actions dans le domaine de la « monstruosité » sans fondement autre que la « folie », c’est nier tout espoir de compréhension, pourtant préalable indispensable à toute forme de pacification. Nier le caractère politique du terrorisme, c’est nier que les djihadistes takfiri ont un objectif précis. En voici un : « […] cette attaque correspond à une logique et à une vision politique des tak-taks (entendons takfiri) : précipiter l’affrontement et la radicalisation de fractions importantes de la population. Charlie Hebdo bénéficie d’un capital symbolique encore important à gauche : il est encore considéré comme antiraciste et incarnant la liberté d’expression par de nombreuses personnes. Ce n’est pas Minute ou le Figaro qui ont été visés.
Les tak-taks savent que si la digue antiraciste de gauche saute, alors c’est toute l’Europe qui bascule dans le déchaînement d’une violence raciste symbolique et physique dont les musulmans sont les premières proies. Dans ce scenario les guerriers tak-taks qui se fantasment en défenseurs de l’Islam espèrent que les populations musulmanes alors violemment opprimées viendront trouver protection derrière eux […] »(5).

Parmi d’autres, cette analyse – au demeurant plutôt simple – ne pourra être diffusée comme elle devrait l’être tant que le terroriste sera considéré comme un « barbare » et non comme un ennemi – fut-il ultra violent – politique.

La lutte pour la « Liberté » ou la croyance que le Bien est l’apanage de l’Occident

Le 11 janvier dernier, un autre credo du rassemblement était la défense de la « Liberté ». Concept déclinable en ses différentes facettes : la Paix, le pacifisme, la Liberté d’expression, etc.

Est-ce, là encore, la seule rétorque que nous sommes capables d’opposer aux terroristes ? À leur crime d’inspiration abstraite, sommes-nous condamnés à répondre en opposant naïvement notre propre religion sécularisée ? Car, en effet, si les frères Kouachi se fondent sur un principe religieux, la rue française leur répond par la religion des droits de l’Homme qui a ses prophètes (les idéologues libéraux), ses livres saints (la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen) et ses messes : la foule adorant le Dieu Liberté chérie.

Si la réponse s’arrêtait là, il n’y aurait qu’une symbolique meurtrière face à une symbolique stérile (on imagine le désintérêt profond des takfiri devant une foule scandant « vive la Liberté », concept complètement étranger à leur système de valeurs).

Mais ces rassemblements pour la Liberté s’accompagnent malheureusement de la sempiternelle rhétorique impérialiste. Il y a maintenant – et peut-être plus que jamais – le camp de la Liberté, l’Axe du Bien contre le camp de la Barbarie, l’Axe du Mal. C’est ainsi que dans une Union nationale mais aussi internationale, l’Occident réaffirme sa prétention – ô combien meurtrière – à la supériorité culturelle. C’est ainsi que les États-Unis d’Amérique, empire dominant et responsable de milliers de morts chaque année, réaffirme son rôle d’empire du Bien. C’est ainsi que le « peuple » se retrouve uni derrière ses gouvernements libéraux s’alliant à Netanyahu et autres despotes pour combattre le terrorisme dans un grand front de l’Occident progressiste contre l’archaïsme représenté, en premier lieu, par l’islam. Le retour à une guerre idéologique du bloc du Bien contre le bloc du Mal. En un mot, le retour de la guerre juste, guerre par essence sans fin.

Vers une guerre sans fin

Dans ce retour de la guerre juste(6), l’opposition se dessine comme suit : aux velléités Occidentale Liberté versus Barbarie, les groupes djihadistes répondent Guerre sainte versus Empire du mal. Une guerre dans laquelle chacun prétend lutter pour l’avènement du Bien. Ce type de guerre est de loin le plus dangereux. Lorsque l’on combat pour le Bien, la guerre n’est gagnée que lorsque le Mal n’existe plus, ce qui est, en soi, une aporie. Mais l’impossibilité se prolonge dans le réel : une guerre d’anéantissement sans fin s’installe. En effet, il est impossible pour les Occidentaux d’anéantir toutes les sources d’un potentiel terrorisme, d’autant plus lorsque ces sources sont stimulées par l’impérialisme américain qui sème le chaos dans ces régions : n’oublions pas que l’islamisme radical est une « co-production américaine » et que les frustrations et les massacres du colonialisme Occidental au Moyen-Orient ont été l’une des conditions de son développement. À l’inverse, il est impossible pour les terroristes islamistes de rayer l’Occident de la carte et de tuer tous les occidentaux infidèles.

Non seulement cette guerre est, par essence, sans fin, mais elle est aussi particulièrement meurtrière en ce qu’elle brouille un principe fondamental du droit de la guerre : la distinction civil/militaire. Dans cette guerre d’anéantissement, le Bien, dont chaque camp se targue d’être le prophète, justifie les moyens. Les occidentaux peuvent tuer des civils lors de bombardement alors que les terroristes peuvent faire de même : l’objectif le justifie.

Pire, selon le philosophe Grégoire Chamayou, tuer des civils deviendra peut-être, à terme, la seule riposte possible pour les populations victimes du colonialisme occidental : lorsqu’il n’y aura plus que des drones et plus aucun militaire déployé dans les zones occupées, la seule riposte encore envisageable sera de trouver un moyen de tuer des civils sur le territoire de l’assaillant(7).

Enfin, n’oublions pas que toute entreprise impérialiste ne peut survivre sans un ennemi de référence diabolisé. L’empire a toujours besoin, pour justifier ses crimes, de dire « si ce n’est pas moi, c’est pire » : « À  la fin des années 1990, Arbatov, conseiller de Gorbatchev, avait déclaré aux Américains : « nous allons vous porter le coup le plus terrible : nous allons vous priver d’ennemi ». Parole significative. La disparition de l’empire du mal soviétique risquait en effet de supprimer toute légitimation idéologique de l’hégémonie américaine sur ses alliés. Il fallait dès lors aux Américains trouver un ennemi de rechange, dont la menace, réelle ou supposée, mais en tout cas susceptible d’être amplifiée et instrumentalisée, lui permettrait de continuer à imposer cette hégémonie à des partenaires plus ou moins transformés en vassaux. C’est ce qu’ont fait les États-Unis en conceptualisant en 2003, deux ans après les attentats du 11 septembre, la notion de guerre globale contre le terrorisme (Global War on Terrorism)(8). »

Que faire ?

La seule action politique efficace que l’on puisse entreprendre pour lutter contre le terrorisme takfiri ou plus largement contre le djihadisme armé se présente en quatre points :

Premièrement, ne plus jamais voter pour des libéraux (quels qu’ils soient) dont l’idéologie droit de l’hommiste n’a plus aucune dimension humaine et n’est plus qu’un alibi pour dresser l’Autre à coup de Modernité (supposément émancipatrice) mais surtout, et c’est là le plus important, piller ses ressources dans le cadre d’un capitalisme sauvage. Pillage colonial nourrissant l’esprit de révolte, esprit dont profitent les djihadistes pour leur endoctrinement.

Deuxièmement, refuser toute rhétorique abstraite : ne pas défendre « la Liberté », mais la vivre. Ne pas lutter contre « la Barbarie », mais s’efforcer de comprendre les logiques politiques à l’œuvre.

Troisièmement, ne jamais donner caution à une quelconque guerre du camp du Bien contre le camp du Mal. Le Bien et le Mal sont des abstractions nécessaires, pour lesquelles chacun peut œuvrer concrètement. Elles ne sont pas l’apanage présumé de l’Occident qui peut très bien verser dans l’une comme dans l’autre. Oui nous (préférable au « je » individuel) sommes Charlie, mais nous ne sommes pas l’Occident(9).

Enfin, ne jamais prendre partie pour un impérialisme (Les États-Unis et, à certains égards, l’Union européenne) contre un autre prétendant à l’impérialisme (le djihadisme armé) puisque dans une guerre d’anéantissement sans fin, l’un et l’autre s’entretuent pour mieux se soutenir.

            R.

(1) La présence de la délégation israélienne n’a échappé à personne. Présence à mettre en relation avec la décision prise le 16 janvier dernier par la Cour pénale internationale (CPI) d’ouvrir un examen préliminaire, étape préalable à une enquête, sur des crimes de guerre présumés en Palestine.
(2) Cette analyse fait écho à l’interrogation à propos de la « mort de Dieu » chez Dostoïevski puis chez Nietzsche : si Dieu (mais l’on peut aussi entendre la morale) est mort, alors est-ce que tout est permis ?
(3) C’est en ce sens que le philosophe marxiste Pierre Tevanian s’inscrit en faux, dans son récent ouvrage polémique, par rapport à une partie de l’orthodoxie marxiste qui voit dans la religion ou dans le croyant un ennemi. L’auteur s’atèle au contraire à démontrer que Marx et d’une manière générale la tradition socialiste appellent à l’union de « celui qui croit au Ciel et celui qui n’y croit pas ». La haine de la religion sous titré Comment l’athéisme est devenu l’opium du peuple de gauche, La Découverte, 2013.
(4) Il ne faut point voir ici une fustigation de tous ceux qui se sont rendu à cette marche, mais une tentative de décryptage des principaux thèmes fédérateurs, qui ne concernent bien entendu pas tous les « manifestants ».
(5) Cf. « Ça faisait longtemps que Charlie Hebdo ne faisait plus rire, aujourd’hui il fait pleurer », Quartiers libres, 7 janvier 2015. En accès libre ici.
(6) Sur ce concept, c’est au juriste controversé Carl Schmitt et à ses disciples (de gauche à droite) qu’il faut se référer. Il convient de noter à ce sujet que Schmitt préfère d’ailleurs le terme guerre discriminatoire au terme guerre juste. V. La guerre civile mondiale, essais 1943-1978. Traduit et présenté par Céline Jouin, Ère, 2007, p. 43.
(7) V. Grégoire chamayou, La théorie du drone, La Fabrique, 2013. V. également l’interview passionnante de l’auteur dans l’émission « Dans le texte » en accès libre ici.
(8) Alain de Benoist, Carl Schmitt actuel, guerre « juste », terrorisme, état d’urgence, « nomos de la terre », Krisis, 2007, p. 73. Alain de Benoist est souvent classé à l’extrême-droite. Classification qui, une fois une lecture approfondie, est largement discutable. Toujours est-il que ses analyses sur la guerre juste sont incontournables.
(9) Voir à ce sujet « Je suis l’Ouest », Commonware, 11 janvier 2015. En accès libre ici.

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