La “raréfaction de l’eau”, un leurre ? Abondance ou concurrence, il faut choisir

Le Poing Publié le 1 août 2025 à 13:19 (mis à jour le 1 août 2025 à 13:36)
Photo de Mathieu Le Coz prise à l'été 2023 lors du passage du convoi de l'eau à Orléans

On invoque de plus en plus la raréfaction de l’eau en la présentant comme une conséquence du changement climatique. Ce discours interpelle à plus d’un titre. Il sert aujourd’hui à justifier, en France, des projets de retenues de substitution, communément appelées méga-bassines, de retenues collinaires et de réutilisation des eaux usées. Les promoteurs de ces ouvrages ou projets les présentent comme une solution nécessaire face au changement climatique. S’agit-il effectivement d’une adaptation à ce dernier ? Ou s’agit-il d’une transformation plus complexe de notre rapport aux ressources naturelles, présentée comme telle ? La question mérite d’être posée.

Par Julie Trottier, directrice de recherche au CNRS

Le réchauffement climatique est une réalité démontrée par la communauté scientifique. Cependant, la quantité d’eau demeure constante au niveau planétaire. Que signifie donc la « raréfaction de l’eau » dans ce cas ? Ce terme exprime en fait deux choses.
Tout d’abord, l’augmentation des températures signifie que les plantes transpirent plus pour conserver une température qui leur permet de rester vivantes. Si les agriculteurs veulent continuer à produire les mêmes quantités en utilisant les mêmes assolements, ils doivent s’assurer que les plantes qu’ils cultivent puissent consommer une quantité croissante d’eau. S’ils doivent acheminer cette eau jusqu’à la plante en pratiquant l’irrigation, ils se heurtent rapidement au fait que la quantité d’eau à laquelle ils ont accès est rarement extensible. Il ne s’agit donc pas strictement parlant d’une raréfaction de l’eau, mais plutôt d’une compétition accrue pour l’eau. En France, l’agriculture consomme d’ores et déjà 58 % de la totalité de l’eau consommée annuellement dans le pays. La compétition se livre entre agriculteurs, mais aussi entre différents secteurs comme celui de l’eau domestique, de l’énergie ou de l’industrie.
La « raréfaction de l’eau » désigne aussi la transformation des régimes pluviométriques entraînée par le changement climatique. Si certaines études prévoient une baisse de la pluviométrie en France, il n’existe pas encore de consensus scientifique à ce propos. Cependant, l’incertitude concernant la pluviométrie au cours des années à venir pousse de nombreux acteurs à chercher à s’assurer un approvisionnement stable en eau. Cela entraîne non seulement une compétition accrue pour l’eau, mais aussi une compétition pour changer les règles d’accès à l’eau afin de garantir son approvisionnement.

Les retenues de substitution, les retenues collinaires et la réutilisation des eaux usées, présentées comme des solutions dans le cadre du Plan eau 2023, serviront, au moins dans un premier temps, à assurer aux acteurs qui en bénéficieront un accès à l’eau en période de sécheresse estivale. Les retenues de substitution prélèvent l’eau de la nappe en hiver pour l’entreposer jusqu’à son utilisation pour l’irrigation en été. Quelles conséquences ? La nappe, si elle est trop sollicitée, ne peut plus alimenter les écoulements dans les rivières. L’assèchement des rivières, des tourbières et, plus généralement, du marais poitevin, résulte de l’incapacité de l’aquifère à les alimenter. Le pompage dans cet aquifère pour alimenter les retenues de substitution ne peut pas constituer une solution pour ce cas de raréfaction de l’eau. En effet, l’eau des méga-bassines est utilisée dans le cadre d’une utilisation dite « efficiente » de l’eau, c’est-à-dire via des gicleurs ou des systèmes de goutte-à-goutte élaborés pour maximiser la proportion de l’eau prélevée qui sera effectivement consommée, par la transpiration, par les plantes cultivées. Une très petite portion de cette eau retournera à la nappe. Les méga-bassines représentent donc une solution pour les agriculteurs qui souhaitent sécuriser leur accès à l’eau. Mais elles occasionnent ou aggravent un assèchement plus en aval, le long de la trajectoire qu’aurait suivie l’eau si cette infrastructure n’avait pas été construite.

La réutilisation des eaux usées directement dans l’agriculture occasionne un problème similaire. Il est toujours bon de traiter les eaux usées, bien évidemment. Mais acheminer l’eau usée traitée directement vers une agriculture qui pratique une irrigation dite « efficiente » signifie que cette eau sera consommée dès sa première utilisation. Si elle avait été relâchée dans l’environnement, elle n’aurait pas été gaspillée. Elle aurait pénétré le sol et aurait été utilisée par des organismes comme les vers de terre, sans être consommée à la première utilisation. 24 % de la biodiversité mondiale existe dans le sol, et 40 % dans les zones humides. Les projets de réutilisation des eaux usées et de retenues de substitution contribuent à compromettre le maintien de cette biodiversité parce qu’ils dévient le flux de l’eau vers une première utilisation qui la consomme immédiatement. L’eau est consommée lorsqu’elle quitte la partie terrestre de son cycle. Cela se réalise lorsqu’elle est transpirée, lorsqu’elle s’évapore ou lorsqu’elle atteint la mer.

L’enjeu existentiel auquel nous sommes aujourd’hui confrontés consiste à réorganiser nos interactions avec le flux de l’eau, le long de la partie terrestre de son cycle. Il nous faut placer, autant que possible, les utilisations non consommatrices de l’eau en amont des utilisations consommatrices. Ceci vaut aussi bien pour les utilisations faites par des humains ou des non-humains comme les vers de terre. En effet, les 24 % de la biodiversité qui existent dans le sol sont indispensables pour que ce dernier reste vivant et maintienne sa capacité à soutenir des plantes vivantes. Celles-ci sont, à leur tour, indispensables pour le maintien de la faune au-dessus du sol. Les méga-bassines et la réutilisation de l’eau usée conservent l’eau hors sol et l’acheminent vers une première utilisation qui consomme l’eau. Ainsi, l’eau contourne la trajectoire qu’elle aurait dû suivre à travers le sol et/ou les zones humides, alimentant ainsi le maintien d’une biodiversité indispensable. Ces « solutions » techniques font exactement le contraire de ce qui assurera une adaptation au changement climatique.

La France n’est pas un cas unique. Partout dans le monde, on voit se multiplier les fausses bonnes idées, les solutions techniques qui ne fournissent une solution qu’à très court terme pour un petit nombre d’acteurs. Comment en sommes-nous arrivés là ? La transformation de la tenure foncière et de la tenure de l’eau à l’échelle globale nous fournit un début d’explication. Partout dans le monde émergent actuellement des compétitions exacerbées pour l’accès à l’eau. Celles-ci sont à mettre en rapport avec une compétition tout aussi exacerbée pour le foncier. En France, un rapport de la commission parlementaire constatait en mai 2021 un « accaparement des terres [agricoles] au détriment de candidats à l’installation » qui introduit « une forme de concurrence déséquilibrée pour l’accès à la terre ». Les sociétés agricoles, dites agrobusiness, détiennent un foncier de plus en plus grand, que ce soit en France, au Brésil, dans les territoires palestiniens ou en Afrique. Cette concentration foncière a permis aux agrobusiness d’acquérir un pouvoir important.

Avec de grandes exploitations, d’ordinaire consacrées à une monoculture, ces sociétés sont intégrées dans un mode de production agricole globalisé. Elles pratiquent souvent l’agriculture sous contrat, c’est-à-dire qu’elles limitent les risques de mise sur le marché en vendant la récolte avant même qu’elle ne soit semée. La contrepartie de cette sécurité est que les termes du cahier des charges à respecter sont très précis. Ils incluent notamment un calendrier de traitements et d’irrigation. Ceux qui s’engagent dans l’agriculture sous contrat doivent démontrer qu’ils pourront respecter ce calendrier d’irrigation. Ces agriculteurs cherchent donc un moyen de sécuriser leur accès à l’eau. Il s’agit bien entendu d’un souci légitime pour chaque agriculteur. Il s’agit cependant d’un intérêt particulier. L’intérêt général est bien différent : il consiste à assurer une réorganisation globale de nos interactions avec le flux de l’eau, et non à garantir l’approvisionnement en eau de certains agrobusiness.

On présente donc aujourd’hui des solutions pour des intérêts particuliers, comme les méga-bassines ou la réutilisation des eaux usées, comme s’il s’agissait de l’intérêt général. On les présente comme des adaptations au changement climatique, alors que ces solutions techniques ne bénéficient ni au maintien du vivant, ni à l’ensemble des utilisateurs de l’eau. Cela reflète le rôle actif que jouent les grandes sociétés agricoles, par exemple, au sein du Conseil national de l’eau, qui a élaboré le Plan eau 2023. Notre discours concernant la bonne gestion de l’eau a été largement façonné par les acteurs qui souhaitent se l’approprier. Il importe aujourd’hui de prioriser l’intérêt général et de développer une politique de l’eau qui permette une véritable adaptation au changement climatique.

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