Le bien-être peut-il être anticapitaliste ? Entretien avec Camille Teste

Le Poing Publié le 24 juillet 2024 à 16:24
Pancarte vue dans une manifestation lyonnaise contre la réforme des retraites en avril 2023. (Photo de Charles Delacombe)

Bien-être et militantisme sont-ils conciliables ? C’est la question que nous avons voulu poser à Camille Teste. Elle est prof de yoga, ancienne journaliste, animatrice du podcast « Encore heureux » sur la santé mentale mais aussi autrice de l’ouvrage « Politiser le bien être » paru en 2023. C’est une « fière habitante de la campagne », détail important selon elle « parce que c’est pas mal constitutif de mes analyses, notamment sur l’activité sportive »

Article initialement paru dans le journal papier numéro 40 du Poing, “Un autre sport est possible”, en mars 2024.

Le Poing : L’univers du bien-être recouvre une industrie multimilliardaire et « englobe toutes les activités, choix et mode de vie qui ont pour fonction première d’atteindre un équilibre qui soit intégral, c’est-à-dire à la fois physique, mental, émotionnel et spirituel » (Politiser le bien-être, 2023). Goulument avalé par le néolibéralisme, comment sortir les pratiques physiques et de bien-être, comme le yoga de la quasi systématique injonction au « corps valide sur le marché » ?  

Camille Teste : Beaucoup de personnes font de l’activité physique pour se normer au maximum le corps. Les femmes cherchent plutôt à avoir un corps mince, tonique mais « fit », et les hommes vont davantage chercher du muscle. Mais cette recherche du « fit » ou du muscle, ce n’est pas pour le plaisir ou parce que ça peut être utile mais parce que ce serait « beau ». Cette pratique là vient donc nourrir un système qui hiérarchise les corps. D’autres fois, le sport ou le bien-être peuvent aussi être utilisés pour devenir plus productif dans un système capitaliste qui valorise l’hyper productivité. Par exemple, la méditation pour être plus concentré ou l’ultra-trail pour être hyper focus. Ce n’est pas plus épanouissant et ça nourrit un système délétère.


Une fois ce constat posé, et c’est aussi ce que je pose dans mon livre, on peut se demander s’il faut alors jeter toutes formes d’activités physiques ou de bien-être parce qu’elles sont utilisées comme outil au service de corps très normés, ou se demander : qu’est-ce qu’on pourrait en faire ?
Peut-être chercher d’autres intentions dans nos pratiques sportives. Par exemple le plaisir. On peut ressentir du plaisir dans notre corps, et l’activité physique peut en être un outil. Mais encore faut-il que cette activité ne soit pas une violence ! Si on est une personne « grosse », qu’on nous a dit toute notre vie d’aller courir, mais une fois qu’on est en train de courir, on a l’impression de mal le faire parce qu’on n’y a pas été entraîné et qu’on sent des regards jugeant, c’est compliqué de se dire qu’on court vraiment pour le plaisir ! Mais si on parvient à se retrouver dans des espaces où le plaisir est prioritaire, en y allant à son rythme, en étant guidé par des gens conscients de la violence potentielle qu’une activité physique peut représenter pour telle ou telle personne, alors ça devient très intéressant et émancipateur. 

N’y aurait-il pas un autre regard à porter dès l’école et les cours d’EPS ? Pour beaucoup d’enfants c’est le lieu de rencontre avec le sport.  

C’est sûr que tant qu’on ne se penchera pas sur les biais de l’EPS, on n’y arrivera pas ! Il faut commencer par regarder d’où les gens arrivent. Certain·es arrivent d’une famille sportive, avec plus de savoir, plus d’endurance, plus de confiance dans leurs corps. Cependant ce n’est pas la majorité. Il y a des milieux où on ne fait pas de sport, où ce n’est pas valorisé. On peut aussi avoir un handicap invisible, ne serait-ce des règles douloureuses niées car assimilées à des chouineries de jeunes filles. Donc il faut voir comment les profs de sport peuvent s’éduquer à toutes ces questions et donc mieux comprendre les besoins de leurs élèves et les déstigmatiser.

Équilibrer la compétition avec la collaboration, le plaisir, développer la puissance physique. Non pas pour se montrer fort·e ou supérieure aux autres mais parce que c’est bon pour notre santé, pour la longévité du corps. Il y aussi la cognition incarnée (comment nos expériences sensori-motrices influencent notre manière de penser). Il faut multiplier les approches et les intentions, or c’est vrai que ce n’est pas le cas aujourd’hui en EP,S où toutes les dynamiques de domination de la société se retrouvent aussi dans cet espace. Mais de même qu’aujourd’hui tous·tes les fonctionnaires sont formé·es aux violences sexistes, ces enjeux autour du sport pourraient rentrer dans la formation des profs d’EPS. 

Est-ce que tu aurais une approche à conseiller aux personnes souhaitant renouer avec les sensations physiques, que ce soit par envie de renouer avec le jeu comme lorsque, enfant, on court, on s’attrape, on se renverse ou bien pour se sentir plus fort·e, endurante, souple ou rapide, mais traumatisées à l’idée d’aller dans une salle, exposer leurs corps, leurs mouvements ? 

Il faut prendre conscience qu’on n’a pas tous·tes appris à faire du sport de la même manière. Les filles sont par exemple beaucoup moins valorisées dans leurs pratiques sportives et donc elles occupent moins cet espace quand elles grandissent. Les petites filles ne sont valorisées ni par leurs pairs ni par leurs référent·es adultes dans les actions un peu badass. Elles n’apprennent pas à tomber, ni à se faire mal. Alors que tomber ce n’est pas grave, ni avoir un bleu, dans l’absolu. Mais ça l’est quand on est une petite fille. Car si on a une bosse, un bleu, on est « moche » alors qu’on est valorisées que quand on est « belle ». Ce qui est bien sûr dommageable puisque expérimenter, grimper, tomber,, c’est aussi très important pour la santé du corps ! Logiquement, ces personnes finissent souvent par perdre en capacité physique, en force, en défense. (Et c’est aussi vrai pour beaucoup d’autres corps, au-delà de cet exemple genré). Alors si vous souhaitez vous (re)mettre au sport, vous êtes légitimes, vous avez le droit de le faire, parce qu’en réalité, vous en aviez été dépossédé. Cette approche est au cœur de mon travail. J’anime par exemple des stages en auto-défense et autour de la force. Une force qui peut par exemple nous servir à faire du bricolage, à se défendre si on se fait agresser, etc.  


Cela étant dit, ça ne veut pas dire qu’il faut se faire violence en allant dans une salle de sport où on ne se sentirait pas safe. Et il y a là une responsabilité du côté des profs, de celles et ceux qui transmettent. Si vous êtes réellement préoccupé·e par ces aspects, si vous êtes capables d’accompagner tous les corps, toutes les personnes, dans leurs vulnérabilités, c’est important de le dire, de le montrer et de le valoriser ! Les «traumatisé ·es du sport » sont vraiment nombreux·ses et ce serait l’occasion de faire venir plein de nouvelles personnes dans ces espaces. J’apprends énormément en prêtant attention à cela. Parce qu’une pratique sportive peut réactiver des émotions, des traumatismes, mais aussi du plaisir. Il m’est arrivé d’avoir des personnes qui fondent en larmes en me disant qu’iels n’avaient pas ressenti auparavant un tel plaisir car iels étaient trop peu en confiance dans leur corps. 

Le bien-être , quand il n’a pas sombré dans les théories ésotériques new-âge, est souvent associé par les sphères militantes soit à une pratique capitaliste soit à un milieu néo-babos dépolitisé. Par exemple, pratiquer le yoga ou la méditation quand on est militant·e de gauche peut être vite être perçu négativement, étant associé à une posture de non-violence, une pratique purement individualiste…  Pourquoi dans le militantisme politique il y a souvent un refus voire un effet vraiment repoussoir du bien-être ? Comment réconcilier les sphères militantes avec le bien-être ?   

Associer le yoga à la non-violence est en réalité très curieux. Beaucoup de chercheurs et chercheuses disent aujourd’hui que les pratiques martiales ont infusé dans le yoga. Par exemple, la salutation au soleil viendrait d’une pratique militaire servant à renforcer le corps. Plus tard, au XXème en pleine décolonisation en Inde, le yoga est redevenu très populaire parmi les indien·nes avec cette idée de faire des corps forts et prompt à la révolution. Plus tard, les anarchistes créent des salles de sport et considèrent qu’activité physique et révolution vont ensemble. Et malheureusement l’extrême droite a très bien compris ça. Finalement, c’est plutôt récent que le marché, le capitalisme, se soit approprié ces pratiques sportives. Pour moi il y a là un parallèle à faire avec les langues régionales qui ont soudain été en France appropriées par l’extrême-droite. Alors que la gauche ne devrait pas les laisser tomber, elle a laissé le combat des langues régionales à l’extrême droite. Et bien c’est pareil pour ces pratiques qui peuvent nous amener du plaisir, de la puissance et de l’efficacité. Si dans le monde d’après, on retrouve un peu d’intelligence dans nos corps, pour avoir des compétences à porter, à bricoler, à construire, à être un peu plus en autogestion, il faut qu’on se réapproprie la puissance de nos corps. C’est déjà ce que je mets à l’œuvre depuis que j’ai quitté la ville. J’ai réappris à me servir de mon corps pour faire des choses, avoir une certaine autonomie.


Dans les pratiques de sport et de bien-être, on doit apprendre à mieux accueillir les vulnérabilités. C’est-à-dire nos émotions, nos peurs, nos joies, nos tristesses ou nos douleurs physiques. Ces activités aident à cela. Le milieu militant, comme le reste de la société d’ailleurs, a du mal avec la vulnérabilité, parce qu’on vient d’un héritage viriliste. Paul Malgrati, chercheur en sciences politiques, montre même que dans les années 1930, militer au PCF permettait aux hommes d’affirmer leur virilité en combattant le militant adverse et le policier.

Se réapproprier ces pratiques et les utiliser notamment pour exprimer nos peines et nos douleurs, mais aussi pour pouvoir se reposer parce que militer n’est pas facile, c’est couper avec cette culture virile et cette vision sacrificielle. De plus, cette vision nous dessert. Souvent l’image de nos milieux militants est trop viriliste. C’est vu comme un milieu où il faut dire le bon truc, où il n’y a pas de place pour le repos, où ce qui est valorisé c’est de brûler des trucs, construire des barricades, etc.  Et pourquoi pas ! Je ne suis pas dans une vision de la lutte qui doit être non-violente, je pense que la violence peut avoir sa place dans le militantisme, mais c’est très validiste d’avoir seulement cette vision là et vraiment, ce n’est plus possible. 

Entretien réalisé par Khalie Guirado

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