Le délégué syndical
29 janvier 2015. Une journée pluvieuse.
Une matinée toute en chiffres, tableaux et diagrammes inutiles mais réclamés avec urgence. Puis enfin, une accalmie. Je m’enfonce dans mon fauteuil avec un bouquin d’Hemingway, Pour qui sonne le glas.
« Ses idées politiques étaient devenues, depuis quelque temps, aussi étroites et conformistes que celles d’un vieux bigot, et des expressions comme ‘‘ennemis du peuple’’ lui venaient à l’esprit sans qu’il prît guère la peine de les examiner. »
Hélas, un collègue entreprend de commenter l’actualité du jour. C’est un grand gaillard, puissamment chevelu. Sa crinière tente de dissimuler en vain une prometteuse calvitie au sommet du crâne, mais le cheveu domine, sale et pelliculeux. Dernier spécimen d’une longue lignée de révoltés de la fonction publique, il est le délégué syndical de la boutique. Froid et calculateur, il a toutes les qualités requises pour faire carrière dans la contestation de salon. C’est d’ailleurs dans le bureau de notre distinguée hiérarchie qu’il passe la majeure partie de son temps, souvent pour s’y régaler en bonne compagnie de pâtisseries confectionnées par lui-même.
Le voici qui évoque la convocation par la police d’un enfant de huit ans. Pour apologie du terrorisme, précise-t-il. Avant de défendre « une décision légitime et rassurante ». Une école qui dénonce aux autorités policières une grave menace, n’est-ce pas la preuve d’une efficacité optimale de l’administration ? D’autant que le trublion aurait commis l’outrage de prononcer des mots interdits justement en pleine minute de silence. Blasphème ! Stupeur et consternation…
Le voici qui s’emporte. Verbiages et logorrhée patriotiques. Dans son élan, il perd le contrôle de sa calvitie, des gouttelettes de sueur suintent de toutes parts à mesure que l’émotion dévore ce qu’il lui reste de raison. Dans sa caboche, rien de moins qu’une tempête.
Le voici à nu, dégoulinant d’humanisme bon teint et bavant de rage contre les ennemis de la nation. Naturellement, il vote à gauche. Ou croit le faire. Et surtout, il est Charlie.
* * *
Le jour décline. Je me replonge dans ma lecture.
« – Il n’y a pas beaucoup de fascistes dans votre pays ?
– Il y en a beaucoup qui ne savent pas qu’ils sont fascistes, mais qui le découvriront le moment venu. »
14 janvier 2016.
Un an, un état d’urgence, plus de trois mille perquisitions et près de quatre centre assignations à résidence plus tard, quatre procédures pour terrorisme sont en cours. C’est dire l’efficacité d’une police politique pourtant si volontaire quand il s’agit de traquer des écologistes embusqués dans les bois ou de cueillir chez eux de vaillants arracheurs de chemises. Si invariablement fidèle à la définition qu’en donnait Michel Foucault, l’« espèce de formidable instance de régulation sociale, de surveillance perpétuelle, de correction incessante du comportement des gens » continue de suspecter en vain, ou sur lettre de cachet, sous les applaudissements d’une foule imbécile.
Dehors, le soleil brille avec insolence. Au sommet d’un buisson, le chant d’une mésange. Au loin, les sirènes de police rappellent celles d’Ulysse : mélodie rassurante et perdition assurée. On se demande encore se qu’on fout là.
Au coin d’une rue, je croise le bougre qui l’an passé officiait comme délégué syndical. D’un syndicat créé par la CIA, s’il vous plaît ! A l’état de déliquescence de sa tignasse, je comprends que l’année a été difficile. Pressé d’en finir, je me contente de banalités par politesse. Mais en dépit d’intentions bienveillantes et pacifiques, il me provoque : « Alors ? toujours pas Charlie? » J’hésite entre la balayette et le crochet droit. Je m’apprête à lui dire mon intention de gagner la Syrie, juste pour rire, quand je réalise qu’il arbore un petit logo tricolore sur sa veste. J’opte pour l’hypocrisie et le mensonge, et réponds me sentir français, rien de plus. Un sourire majestueux accueille mes paroles. Il me tend la main et déclare : « Je savais bien que tu retrouverais la raison. A bientôt, camarade ! » Cheveux aux vents et calvitie flambloyante, le voilà qui s’en va. Au rythme où ses cheveux se font la malle, que restera-t-il à tondre ?
Jack Alanda (Le Poing, n°22)
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