Le plaisir n’est pas là où vous le croyez | Entretien avec Nina Faure

Le Poing Publié le 20 mai 2023 à 18:42 (mis à jour le 20 mai 2023 à 19:04)
Nina Faure, à droite (image extraite du film We Are Coming"

Depuis le 22 mars dernier, We Are Coming, chronique d’une révolution féministe, de Nina Faure, est en salle partout en France. Un film attendu par son public, et que nous avons découvert en avant-première, avec l’envie de poser quelques questions à sa réalisatrice. Après une manif contre la réforme des retraites, Nina nous donne rendez-vous juste après. « On laisse la manif’ se finir et on se retrouve à l’esplanade ? » Vendu. C’est parti pour une interview… jouissive.

Le Poing : On attendait un film sur le plaisir sexuel, notamment autour du clitoris, et c’est bien plus. Est-ce que tu peux nous en expliquer la genèse ?
Nina Faure :
Initialement c’était en effet un questionnement autour de la sexualité. Quand on a enfin découvert l’anatomie complète du clitoris, c’était en 2013. Ça a déclenché des discussions auxquelles je ne m’attendais pas dans mes groupes d’ami·e·s. Puis, petit à petit, on s’est mises à remettre en question beaucoup de choses qu’on vivait dans nos vies sexuelles. Notamment avec les hommes cisgenre [se dit d’une personne dont l’identité de genre correspond au sexe avec lequel elle est née].
Par exemple l’absence de plaisir, les scripts sexuels qui ne nous convenaient pas, etc. Tout ça, ça nous a propulsé·e·s dans une forme de mouvement féministe de l’intime. Où, tout d’un coup, on avait envie de reconstruire différemment ce qu’on nous avait dit sur la sexualité. C’est un point de départ intéressant, qui peut paraître lointain parce que c’était il y a presque dix ans et qu’il y a eu un énorme cheminement depuis, une énorme montée en puissance des mouvements féministes, mais c’était ce déclencheur-là.

Rapidement dans ton film, on en oublie l’existence des hommes, et l’on ressent dans la salle une connexion, de l’intime qui se noue avec les autres femmes, entendues ici comme toute personne s’identifiant comme telle. Est-ce que c’était voulu de provoquer cela dans le public, ou bien ça s’est fait au fil du film, par la force des choses ?
Je crois que ça s’est fait dans le mouvement. Mais c’était une partie du processus politique d’apprendre à regarder le monde à travers nos propres yeux sans, en permanence, se demander ce que penseraient les hommes cis de cette lutte féministe, comment leur faire une place, etc. On a tellement été habituées à regarder le monde à travers leurs yeux par les productions culturelles, par les partis politiques, qu’on ne se rend pas compte à quel point on vit et regarde les choses différemment quand on est plongées dans, non plus leur faire plaisir, mais suivre nos propres priorités. Et sans que leur place soit un enjeu. Je crois que ça s’est fait dans ce mouvement-là, parce que petit à petit, on s’est mise à se faire de plus en plus confiance entre femmes et minorités de genre. On s’est rendu compte qu’on avait des choses à se dire, sur tous les sujets de la vie. Et qu’on pouvait embrasser le monde d’une façon qui nous faisait du bien.
Je ressens aussi que c’est le regard dit masculin qui nous divise, qui nous met en compétition, qui nous monte les unes contre les autres dans ce rapport à laquelle va être validée, ou va être choisie comme ayant la bonne parole. Et le fait de décider qu’on s’en fiche, ça permet vraiment une autre forme de solidarité. Et ça permet aussi de s’affronter de façon beaucoup plus forte à la violence patriarcale. Parce que c’est aussi ce qui nous divise en permanence. Quand on reçoit de la violence dans nos familles, dans nos couples, dans nos vies sexuelles, ça nous demande une énergie folle de gérer ça. Le moment où on décide qu’on va se faire confiance, se réunir, se soutenir quoi qu’il advienne, ça crée beaucoup de liberté.

Lors du débat qui a suivi l’avant-première, tu as dit que tu étais là pour faire de la stratégie politique, et tu avais notamment questionné l’utilité stratégique des hommes. Tu peux nous en dire plus sur ce plan ?
La stratégie politique, c’est de bâtir un mouvement féministe anticapitaliste antiraciste de masse pour l’amener vers la grève générale qui paralysera l’économie mondiale et permettra de sauver le monde de la catastrophe écologique. Voilà, ça c’est le plan. Sur la construction du mouvement féministe, on a bien étudié ça et j’ai bien regardé historiquement l’apport des hommes cisgenres dans ces moments-là, et en fait, il n’est pas assez pertinent pour qu’on en fasse une priorité. Je pense qu’ils font perdre plus de temps qu’ils n’en font gagner parce que justement ils essayent souvent de tout ramener à la question de « quelle est ma place là-dedans ? » Ce n’est pas la question. La question, c’est celle de l’émancipation collective, c’est les structures de pouvoir, etc. C’est un exemple que je prends souvent mais, où sont les manifestations de pères pour l’allongement du congé parental ? Pour une meilleure répartition des tâches ménagères ? Le jour où il y aura des hommes cis organisés qui apporteront des choses pertinentes, bah on sera au courant déjà. Surprenez-nous, trouvez des façons d’apporter des choses au féminisme. Mais là pour le moment, on va plus vite comme ça en fait, et c’est pas grave.

Dans le film, tu évoques la grève féministe comme un moyen efficace de parvenir à la révolution. C’est pour quand ?
C’est vrai que quand on disait que le but c’était d’organiser la grève générale féministe, qu’il y avait un appel à une grève reconductible à partir du 7 mars, que le 8 c’est la grève féministe, qu’il y avait un appel de plein de collectifs et d’organisations à y participer, je me dis que c’était une bonne répétition générale pour arriver à la révolution. Mais en fait c’est pas comme si on avait vraiment le choix. Je le dis toujours, ça a l’air d’être un peu pour rire mais je ne vois pas ce qu’on peut faire d’autre dans la période actuelle. C’est ça ou la fin du monde.

Tu mets en lien le féminisme avec des luttes écologiques, comme celle contre l’enfouissement des déchets nucléaires à Bure, où tu te rends pour y filmer un évènement festif et revendicatif organisé en mixité choisie. Pourquoi cette connexion te paraît importante ?
Le mouvement antinucléaire est beaucoup porté par des femmes dans une histoire qui est assez méconnue, comme le mouvement antimilitariste d’ailleurs. Par exemple, celle de Greenham Commom, cette base militaire occupée par des milliers de femmes pendant près de vingt ans en Angleterre. Bure s’en revendique. Il s’agit en réalité de penser la lutte antinucléaire avec des armes féministes. Ces armes font le lien entre l’exploitation des corps et l’exploitation de la nature, montrent que le logiciel patriarcal, capitaliste, raciste, c’est le même logiciel qui se combine différemment pour exproprier et s’approprier la force de travail et les ressources naturelles. Globalement, ce sont les hommes blancs cis et bourgeois qui ont construit le capitalisme actuel. Quasiment en non-mixité. Entre eux. Donc ça a du sens d’articuler ce combat là avec le féminisme. Sinon je pense qu’on s’enlève des outils, des armes théoriques. Parvenir à mener une lutte féministe et antinucléaire dans un lieu comme Bure, ça crée des nouvelles stratégies politiques, des alliances, des façons de faire des manifestations différentes aussi.
Je crois que dans le film on le voit bien. Il y a beaucoup de joie, beaucoup de rire, de beauté, de costume, de danse. Et c’est une façon de mener des mouvements qui est justement anti-viriliste. Qui fait un bien fou, parce que c’est très dur de trouver sa place dans des processus révolutionnaires quand les seules valeurs qu’on te martèle, ce sont des valeurs qui te maltraitent, notamment la répartition genrée des rôles. Par exemple, qui écrit les tracts fait la théorie politique et qui fait le travail de soin nourrit les équipes… Quand tu organises des mouvements en mixité choisie, comme c’était le cas à Bure, cette répartition des rôles n’a plus lieu d’être. Tu te retrouves autant à monter un barnum qu’à mener une équipe technique, à organiser un cortège de voitures qu’à faire à manger et la vaisselle. C’est la base d’un fonctionnement collectif qui n’est justement pas basé sur l’exploitation des femmes et minorités de genres. C’est pour ça que c’est hyper important, ces expériences-là, parce que ça te montre à quel point tu es capable de tout. Et ça te révèle à quel point on t’empêche, souvent dans les mouvements en mixité, de prendre la place que tu pourrais prendre.

Lors des avant-premières, l’accueil du film a été très chaleureux, avec des standing ovations et beaucoup d’émotion. Comment l’expliques-tu ?
C’est toujours particulier de découvrir comment le public réagit à un film. Oui, il y a eu des élans collectifs très forts avec des gens qui ne se quittent plus après, qui restent ensemble, qui discutent. J’ai reçu des messages, des témoignages de gens qui disaient qu’ils restaient jusqu’à deux ou trois heures du matin ensuite, à refaire leurs vies ensemble. Je crois qu’on est dans une période où on a beaucoup souffert de divisions, de séparations, d’individualisme, qui est un peu la seule valeur qui est martelée par le capitalisme. Et comme le film s’inscrit dans une dizaine d’années de luttes collectives et de moments où l’on s’est énormément réunies pour construire ensemble, j’ai l’impression que c’est peut-être contagieux.
Cet ensemble se niche dans des choses qui sont très corporelles, très intimes et pas théoriques. Donc j’ai l’impression qu’on peut se les approprier à presque n’importe quel endroit de la vie. Qu’on soit en train de découvrir notre sexualité, qu’on vienne d’avoir des enfants, qu’on n’en veuille pas, que l’on soit investies dans des mouvements ou en train de galérer avec sa famille avec qui on ne s’entend pas, etc. Il y a plein d’endroits différents où le fait de voir d’autres personnes se réunir et s’organiser, c’est contagieux.
C’est cet élan collectif qui nous emmène aussi vers d’autres choses, de la confiance et de l’espoir dans une période où l’on se rend compte à quel point c’est précieux d’avoir ça. J’ai beaucoup de reconnaissance pour toutes ces personnes que j’ai côtoyé sur ces luttes toutes ces années. Parce que c’est ça qui fait que la vie est belle !

Alors tu vas pas tout plaquer pour aller danser à Bure ?
C’est déjà ce que je fais non ? (rires) J’ai déjà tout plaqué pour ne faire que ça !

Propos recueillis par Julie Cutillas

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