Le sport, culture des puissants ou émancipation populaire ? Entretien avec Nicolas Ksiss-Martov

Le Poing Publié le 20 juillet 2024 à 20:29
Affiches présentes aux abords du stade de la Mosson à Montpellier; (Photo de Mathieu Le Coz/Hans Lucas)

Nicolas Kssis-Martov est journaliste à So Foot et à Sport et plein air, la revue de la Fédé-
ration Sportive et Gymnique du Travail (FSGT). Il est aussi l’auteur des ouvrages « La
FSGT, du sport rouge au sport populaire », « Terrains de jeux, terrains de luttes : militant.
es du sport » et « Qatar, le mondial de la honte. » Pour Le Poing, il développe une critique
du sport-business et évoque les alternatives populaires à celui-ci.


Article initialement paru dans le journal papier numéro 40 du Poing, “Un autre sport est possible” en mars 2023.

Le Poing : Les sportifs célèbres sont souvent interrogés sur des sujets de société, quand ils ne donnent pas d’eux même leur avis. Ont-ils un rôle politique ?
Nicolas Ksiss-Martov : Quoiqu’on en dise, le sport est politique. Quelqu’un comme Kylian Mbappé se construit comme un grand footballeur depuis son plus jeune âge, et à ce titre, il a très tôt intégré son rôle d’influenceur. Mais même s’ils n’en ont pas, les sportif·ves professionnel·les sont amené·es à prendre position sur des sujets de société. On se rappelle que la presse était allé chercher l’avis d’Hugo Lloris sur la Coupe du Monde de foot organisée au Qatar. Au-delà des convictions de chacun.e, les athlètes représentent aussi des pays, ce qui est fondamentalement politique. On l’a vu récemment avec les athlètes russes ou israélien·nes par exemple.

Il y a un discours de plus en plus inclusif de la part des instances du sport professionnel. Y compris dans des circonstances qui peuvent étonner, comme cette Coupe du Monde du Qatar tant dénoncée. Véritables évolutions dans les institutions du sport professionnel, ou poudre aux yeux ?
Le Comité International Olympique (CIO) ou la FIFA utilisent beaucoup de beaux discours sur le handicap, le racisme, les droits des femmes et des minorités de genre ces dernières années. Ces institutions évoluent avec la société, c’est inévitable pour elles. Nous ne sommes plus a l’époque où un Pierre de Coubertin [fondateur du ComitéI nternational Olympique] pouvait dire tout à fait tranquillement que le sport ce n’est pas pour les femmes. Ça ne pas-serait plus dans l’opinion publique. De la même manière, l’adhésion aux thèses sur les hiérarchies entre les races manifestée au travers des Jeux Anthropolo-giques de 1904 aux USA ne serait pas envisageable aujourd’hui. [NDLR : Ces deux journées de compétition voyaient concourir des peuples dits primitifs, en marge de l’Exposition Universelle]. Maintenant, il faut bien comprendre qu’il s’agit avant tout de vendre un pro-duit de consommation sportive. Avec toute l’hypocrisie que ça inclut. Les organisateurs d’évènements sportifs professionnels internationaux ne reculent ni devant l’exploitation de l’homme par l’homme, ni devant les désastres écologiques provoqués par leurs compétitions.

Le foot et l’olympisme étaient en Europe à la fin du XIXème siècle plutôt portés par les classes favorisées. Comment est-ce qu’on en est arrivé à cette situation où ils sont devenus, y compris sur leur versant professionnel, très populaires dans l’ensemble de la population ?
Le sport moderne tel qu’on le connaît aujourd’hui est né dans l’Europe occidentale industrielle de la fin du XIXème. Il était effectivement porté par la bourgeoisie et ce qu’il restait de la vieille aristocratie. La réduction du temps de travail portée par le mouvement ouvrier n’était pas encore passée par là, et les classes populaires n’avaient pas le temps de se consacrer suffisamment aux activités sportives pour acquérir un niveau conséquent. De plus les clubs de sport leur étaient parfois interdits. Puis les sociétés ont évolué. Le mouvement ouvrier a beaucoup investi le sport, tout comme différents mouvements catholiques, ce qui a grandement participé à une appropriation populaire du sport. Si bien qu’aujourd’hui le sport est devenu un des principaux loisirs. Après, ce mouvement n’est pas non plus uniforme partout dans le monde, selon les disciplines sportives. Par exemple ,des pays comme la Chine, le Pakistan, l’Indonésie ou l’Inde restent relativement hermétiques au football. On parle quand même de plusieurs milliards de personnes.



Y a-t-il par exemple aujourd’hui une montée en puissance du sport professionnel féminin ?
Ça va dépendre des disciplines et des endroits. Globalement le sport féminin professionnel a beaucoup de retard par rapport au sport masculin. C’est à l’image du reste de nos sociétés, où les femmes ont moins accès aux postes à responsabilité, au pouvoir, à de bonnes rémunérations, voir parfois encore aux droits civiques. Mais il y a des contre-exemples : le foot aux USA s’est beaucoup construit autour des classes moyennes blanches, en laissant une part assez belle aux femmes de ces même classes moyennes blanches, tandis que certains sports étaient plus identifiés comme des sports de noirs,comme le basket. Ce qui fait qu’il y a actuellement un développement beaucoup plus important du foot professionnel féminin aux États-Unis que chez nous. Il y a aussi une répartition genrée des disciplines sportives quis ’est installée : la gymnastique est un sport plutôt féminin. D’une manière générale, il est difficile d’évaluer les progrès du sport professionnel féminin.

Pourquoi les clubs de foot paraissent plus gérés par leurs supporters en Allemagne qu’en France ?
Il y eu tout récemment une mobilisation importante des supporters allemands contre des accords signés entre les clubs de foot professionnels et des groupes d’investisseurs, qui autorise la DFL, la Fédération allemande de football, à négocier la cession de 8 % des droits télévisés sur les vingt prochaines années, en échange d’un apport en capital avoisinant le milliard d’euros pour aider à la commercialisation et la promotion internationale du championnat d’Allemagne. Des banderoles ont été déployées, des milliers de faux billets jetés sur les terrains de jeu. Certains supporters ont lancé des petites voitures télécommandées équipées de fumigènes sur les pelouses. De nombreuses rencontres de première et deuxième division ont été interrompues.Mais le mouvement n’était pas porté par des supporters uniquement, il avait aussi l’appui de certains clubs exclus de l’accord. Depuis les années 1980,le gouvernement allemand mène une politique qui laisse beaucoup plus de reconnaissance aux supporters qu’en France. La gestion sécuritaire des ultras n’est pas du tout la même. Les supporters sont un peu associés aux décisions qui concernent leur club de foot. Mais même dans le modèle allemand, l’argent continue de régner sur le foot professionnel. Si on peut avoir l’impression que les supporters allemands ont plus de prise sur leur club, c’est que leurs mouvements ont été largement institutionnalisés. Le mouvement ultra reste quelque part beaucoup plus subversif et libre en France.

Tu travailles beaucoup sur le sport populaire, et en particulier sur la Fédération Sportive et Gymnique du Travail (FSGT). Peux tu nous expliquer ce qu’est cette fédération,et nous exposer brièvement son histoire et son actualité ?

La FSGT est née en décembre 1934. Elle était dès le départ très influencée par le mouvement ouvrier, notamment socialiste et communiste, puisque les libertaires ont été plus en retrait. Elle a été conçue comme la branche sportive du mouvement ouvrier en France. Les catholiques ont aussi développé des équivalents. Au fil des années, elle a su développer un rapport au sport qui lui est propre. Elle a été motrice dans des pratiques comme le foot à sept, ou l’absence d’arbitrage qui visait à responsabiliser et investir tout un chacun dans la notion de fair-play. La FSGT a aussi beaucoup développé le judo ou la lutte féminine, en organisant les toutes premières compétitions ouvertes aux femmes dans ces disciplines. Elle reste encore aujourd’hui très tournée vers tout ce qui agite la société dans un sens progressiste. Elle a pu prendre parti en faveur du peuple palestinien face à l’occupation et aux agressions israéliennes. Elle développe beaucoup le sport-plaisir, notamment à destination des seniors. La FSGT c’est à la fois le punk et le hip-hop du sport. Le punk pour son côté solidaire et révolté. Le hip-hop pour sa capacité à se saisir de certains éléments de la culture des dominant.es pour en faire tout à fait autre chose.

Au-delà de la FSGT, où en est le sport populaire ? Y a-t-il un développement, ou au contraire, un écrasement par la culture sportive des puissant.es ?
L e sport populaire comme porteur de valeurs progressistes a étonnamment bien résisté au rouleau-compresseur de la culture des dominant·es, en partant dans beaucoup de sens très différents. Il y a un important développement du sport populaire LGBTQIA+, de nombreux groupes de supporters antifas-cistes et antiracistes. Sans compter un tissu associatif extrêmement riche, très diversifié, qui maille encore l’ensemble du territoire. C’est quelque chose de très ancré dans la culture populaire. Dans l’enseignement au niveau des profs d’Éducation Physique et Sportive, il y a aussi beaucoup de réflexions et de pratiques intéressantes sur l’éducation populaire par le sport.

Existe-t-il encore un rapport significatif entre le sport populaire et les luttes sociales ?
La FSGT a participé en tant que telle au mouvement social contre la réforme des retraites. À côté de ça, de nombreuses associations sportives locales investissent les questions écologiques, ou les questions d’inclusivité. Le sport populaire en France ressemble plutôt à quelque chose de l’ordre de l’archipel, avec une myriade d’initiatives toutes particulières. Il est donc difficile de donner une réponse d’ensemble.

Propos récoltés par Julien Servent

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