Archives - Politique 12 février 2015

Le totalitarisme passe aussi par les mots

lti

Des gens biens : Victor et Eva Klemperer

Victor Klemperer (1881-1960), que nous n’hésiterons pas à nommer gaillardement Vicky, est un philologue, spécialiste des littératures française et italienne, et humaniste allemand, bref le type brillant. Cependant toutes ces nobles qualités n’existent pas aux yeux du Reich nazi, surtout quand on est fils de rabbin et qu’on considère Hitler comme un gros bouffon. Vicky ne doit donc sa survie qu’à son mariage avec une aryenne, Eva, ce qui le protège de la déportation(1). Face au refus de ses semblables à reconnaître son humanité, Vicky leur oppose pendant douze ans(2) une résistance intel-lectuelle inouïe par son audace et son ampleur : des carnets clandestins qui retranscrivent in vivo l’empoison-nement de la langue allemande par le nazisme. Il regroupe le phénomène et l’œuvre sous la même appellation : Lingua Tertii Imperii(1).

La LTI, une novlangue(2) :

La novlangue est un langage appauvri pour en garder le seul aspect pratique ; elle se caractérise par une diminution drastique du vocabulaire, la répétition de termes-clés et une volonté de synthèse aliénante systématique.

Prenez la palette d’un peintre : moins vous disposez de couleurs, plus vous perdez en potentiel de combinaisons et de nuances. Et cela tombe bien parce que les Nazis détestent la nuance.

Le IIIème Reich désire avant tout un langage monochromatique, qui n’ex-primerait qu’une seule teinte, celle du Parti (en l’occurrence le brun). Mais à cette dimension technique d’une parole montée (aufziehen, « activité mé-canique exercée sur une chose inanimée et non réfractaire »(3)) est associée une idéologie raciale : en tant qu’outil, voix du nazisme, la LTI ne peut être qu’une langue certifiée 300% germanique. Exit les apports du yiddish, du français, de l’anglais, on recherche l’authenticité, autrement dit on refuse une contamination par des influences extérieures ou moderno-dégénérées.

Notez le parallèle entre l’enseignement obligatoire du latin et du grec dans les organismes de jeunesse hitlérienne et l’exaltation des modèles guerriers antiques. Sparte est notamment une référence, qualifiée de « premier Etat racialiste »(4) par Hitler lui-même (1928).

En outre, de même que le nazisme a pour obsession la hiérarchisation et la classification, la LTI est un langage de la fixation. Elle inclue ou exclue (par exemple, la multiplication du préfixe privatif -ent c’est-à-dire -dé), vous confère un nou-veau statut (übermensch, untermensch, mischling(5)).

La LTI, langage organique et totalitaire

En ajoutant à la pure technicité la dimension concrète du racisme, le nazisme fait de la LTI un langage organique (Wuchshaft), dont la pau-vreté linguistique, esthétique et spi-rituelle, permet de s’immiscer d’autant plus aisément dans le discours de l’émetteur, et à terme dans son esprit : « Le poison est partout. Il traîne dans cette eau qu’est la LTI, personne n’est épargné (…). Aucun d’entre eux n’était nazi, mais ils étaient tous into-xiqués(6) ». Et n’allez pas croire que cette manipulation n’est réservée qu’au prolo bête et méchant ; les person-nalités aussi prennent cher. Le douteux Heidegger multiplie les références nationalistes dans ses Cahiers Noirs(7)  tandis que les œuvres de l’écrivain Ernst Jünger promeuvent « un système fixiste de hiérarchisation entre des groupes humains d’inégale valeur »(8).

Nous l’avons dit, la LTI permet de faire et de défaire l’humanité d’un être ; les discours de Goebbels sont empreints de qualificatifs qui chosifient l’Ennemi et le réduisent à un grouillement malsain : vermine, engeance, etc. De plus il y accole une dimension globalisante (par exemple, Weltjudentum, « judaïsme mondial »), créant ainsi un parallèle avec le phénomène de l’épidémie, peur commune à toute société. Cette insistance portée sur l’imminence angoissante d’un danger énorme, qui mettrait en péril tout un peuple (Volk) et par là sa pureté, conduit tout naturellement à une parole prophétique non moins excessive : seule une sorte de médecin providentiel de l’âme, autrement dit le Führer et tout l’appareil nazi qui va avec, peuvent empêcher cette catastrophe. La LTI est l’ambassadrice de cet « Etat-jardinier »(9) développé par Zygmunt Bauman : une structure totalitaire, à la fois bureaucratique et ultra moderne, qui organise et s’organise autour d’une sélection, exploitation et/ou destruction des éléments purs et impurs.

La LTI est propagande en permanence. Elle remplace le sentiment par la raison ; à défaut de convaincre, elle persuade. Elle vise à annihiler la volonté individuelle puis à dissoudre ce qu’il en reste dans un système de pensée de masse (Gelfolgschaft, littéralement « suiveur ») toujours dirigée vers celle-ci, « de faire de lui un atome dans un bloc de pierre qui roule »(10).

Par ce double processus linguistique de dépersonnalisation de soi et de déshumanisation de l’autre, on parvient à un renversement de la morale ainsi qu’à une déresponsabilisation, souvent agrémentés d’une bonne dose de fanatisme, qui conduisent aux aber-rations que nous connaissons tous, l’exemple le plus frappant étant probablement celui d’Adolf Eichmann(11).

Détecter la LTI = détecter du connard

L’ouvrage de Victor Klemperer se présente comme « un manuel de résistance », « de survie intellectuelle contre la tyrannie », et « comme un mode d’emploi critique de notre présent »(12). La LTI n’a jamais véritablement disparue ; on retrouve des réminiscences inquiétantes en RDA, et plus récemment encore dans les mouvements néo-nazis et partis dits nationalistes type FN. Une lecture attentive d’un discours lepéniste ou soralien – mit sac à vomi à portée de main – met en évidence les mêmes motifs : le complot mondial, l’ennemi infiltré, le bouc émissaire, cet Autre « anti-moi »(13) diabolisé (le Juif, le Musulman, le Rom), le constat volontairement alarmo-négativo-néo-pétainiste d’une société en décadence, l’affirmation typiquement fasciste d’une primauté du sol(14) par rapport à l’instabilité dégénérée et dégénérante de populations dites nomades ou déracinées, l’appartenance à une civilisation spécifique qui rejette toute mixité et doit protéger ses valeurs, les seules évidemment vraies et justes, surtout en comparaison avec celles des peuples dits Barbares.

Eva

(1) Littéralement « langue du Troisième Empire »
(2) cf 1984, George Orwell
(3) LTI, la langue du IIIe Reich, Victor Klemperer, chap. VII (1946)
(4) Le national-socialisme et l’Antiquité, Johann Chapoutot, Paris, PUF, 2008,
(5) Respectivement surhomme, sous-homme, demi-Juif
(6) LTI, la langue du IIIe Reich, Victor Klemperer, chap. XVI
(7) Heidegger et le mythe de la conspiration juive mondiale, Peter Trawny (2014)
(8) Fascisme et littérature pure, la fabrique d’Ernst Jünger, Vanoosthuyse (2005)
(9) Modernité et Holocauste, Zygmunt Bauman (2002) (10) LTI, la langue du IIIe Reich, Victor Klemperer, chap II
(11) Cf Eichmann à Jérusalem, Hannah Arendt (1963)
(12) LTI, la langue du IIIème Reich, postface, Alain Brossat (2013)
(13) Zeev Sternhell, Existe-t-il une pensée fasciste ?, Philosophie Magazine n°79 (avril 2014)
(14) Cf Blut-un-Boden Doktrin, « doctrine du sang et du sol »

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