Archives - Littérature 12 février 2015

Tanger, métamorphose d’une ville

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Chacun peut, dans nos sociétés, découvrir l’Histoire. Les travaux la relatant sont légions. Il est cependant difficile de se rendre compte à quel point cette Histoire peut être proche. Si le progrès technique à l’œuvre semble parfois creuser un fossé entre les générations, sommes-nous profondément différents ? Le témoignage qui suit dépoussière l’Histoire, il parle d’un vécu, d’une expérience et nous sert de piqûre de rappel : la « sombre » histoire n’est pas bien loin.

Il s’agit de Tanger, ville de mon adolescence, entre mer et montagne, à cheval entre l’Europe et l’Afrique, une façade sur l’Atlantique, l’autre sur la Méditerranée. Cette ville appartient à tous et à personne. Le Tanger de ma jeunesse, cosmopolite ouvert à toutes les influences, à toutes les contradictions, jouit d’une grande liberté. Les drogues douces y sont en vente libre.

Toutes les nationalités sont présentes à Tanger. Les Arabes, majoritaires, y côtoient Espagnols, Anglais et Français, chacun dépendant de sa propre ambassade et de ses propres institutions, écoles, hôpitaux, poste… On s’accepte mais sans se mélanger. Le pain se paye en pesetas, en livres ou en francs.  J’y entends alors de nombreuses langues, à l’arabe répond l’espagnol tangérois des classes populaires, mélange d’ancien castillan et d’hébreu, mâtiné d‘arabe et de portugais. Ce Tanger libre, cosmopolite, inspire et attire de nombreux artistes venus du monde entier qui contribuent à forger son identité. Matisse, Goytisolo, Morand, Choukri, Genet, Ginsberg,Kerouac, les Rolling Stones… Ils sont nombreux à avoir succombé. Paul Bowles, arrivé en ethnologue de la musique s’y découvrira un talent pour l’écriture. William Burroughs, lui y sombre dans les noirceurs de son âme avant d’y trouver la paix.

Comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, en juin 1940 nous nous réveillons dans une ville cernée par les chars, des barrages militaires dans toutes les rues, l’armée se déploie en force. Que se passe-t-il ? Le général Franco a décidé d’occuper Tanger et d’en faire une petite partie de l’Espagne. Cette ville ouverte à tous les vents, accueillant artistes, marginaux, drogués, disparaît et laisse place à une ville totalitaire où l’armée règne en maître. Les communautés étrangères sont tolérées, nous avec, à condition de se plier à une morale judéo-chrétienne répressive et aux lois du nouveau régime.

La plage, lieu de débauche possible pour les franquistes, est étroitement surveillée par les militaires qui traquent toute atteinte à la morale. Je troque mon bikini contre un maillot obligatoire de l’Action Catholique arrivant au ras du cou, une culotte au dessus du genou et une jupe sous celui-ci. Ensemble voulu par la sœur de Primo De Rivera, fondateur de la Phalange espagnole.

Aucune marque de tendresse n’est tolérée en public, filles et garçons sont séparés. Nous faisons nos courses sous le regard du général Franco dont le portrait est obligatoirement présent dans tous les magasins. Les librairies sont contrôlées, les livres politiques (en dehors du franquisme) ou ne respectant pas une stricte moralité sont interdits à la vente. On ne projette plus que des histoires d’amour à l’eau de rose dont tout érotisme est banni, les films présentent donc des espaces vides en lieu et place des scènes censurées. Les gens qui ne sont pas obligés de rester quittent cette ville triste, qu’ils ne reconnaissent plus.

Une nouvelle activité voit le jour : le défilé. Des parades militaires et phalangistes parcourent toute la ville, sous les applaudissements des spectateurs hurlant « Franco, Franco, arriba España ! ». A partir de trois ans les enfants déguisés en petits phalangistes, chemise bleue et ceinturon militaire, défilent. Une charrette tirée par un âne suit le défilé des enfants afin de prendre à son bord les plus fatigués. La communauté française voit le Consulat de Vichy concurrencer celui de la France Libre. Certains de mes concitoyens, soucieux de ne froisser personne, présentent leurs vœux successivement à l’un puis à l’autre.

Si l’occupation espagnole a été un passage difficile pour les communautés étrangères, elle fut un drame pour les Républicains espagnols réfugiés à Tanger dans l’attente de la chute du franquisme et le retour en Espagne. La plupart d’entre eux ont été arrêtés et emprisonnés, certains ont disparu.  Ainsi se déroule la vie à Tanger durant l’occupation franquiste qui durera jusqu’en 1945.

 

Sonia Froger

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