Les syndicats à l’épreuve des transformations du monde du travail et de la société

Le Poing Publié le 22 juillet 2022 à 15:10

Désindustrialisation, chômage de masse, travail précaire et éclatement des collectifs : le syndicalisme est aujourd’hui confronté à de profonds bouleversements sociaux, qui le poussent à chercher des solutions et de nouvelles formes d’organisation.

Article publié en mars 2022 dans le n°35 du Poing (photo de Mathieu Le Coz)

Les mutations de la société impactent l’activité syndicale. « Le mouvement est affaibli, le taux de syndicalisation recule », concède Philippe, cadre de la fonction publique, même si sa centrale syndicale, FSU-SNUTER, échappe au phénomène. Pourtant le salariat n’est pas, comme le laisse entendre le mythe de la start-up nation, sur le déclin. Sur les presque 400 000 emplois dans le département de l’Hérault, plus de 75% sont des emplois salariés. « Ce recul syndical est lié à l’éclatement du monde du travail, l’explosion de la sous-traitance, le covid » continue-t-il.
La désindustrialisation est passée par là. « L’Occitanie est la région où il y a le plus de PSE [plan de sauvegarde de l’emploi, synonyme orwellien de plan de licenciements]. On a l’exemple de la fonderie SAM dans l’Aveyron. Dans l’Hérault, il y a l’entreprise Schneider Electric, qui a fermé certains sites et continue ses restructurations », décrit Serge Ragazzacci, secrétaire départemental la CGT 34. L’industrie offrait de grands bastions ouvriers, des lieux et des conditions de travail communs, propices aux syndicats. Le tertiaire prend le dessus dans l’économie héraultaise. Dans le commerce, l’hôtellerie, la restauration.

Il reste de grands employeurs, qui ne connaissent pas nécessairement un fort taux de syndicalisation. Dominique Paumelle, syndicaliste montpelliéraine à la CGT Université, observe : « Nous avons 5000 personnels à l’Université de Montpellier, on est le second employeur après le CHU et ses 10 000 salariés. Mais on se retrouve à 1% de syndiqués. » Pour Serge Ragazzacci, « l’organisation complexifiée des responsabilités ne facilite rien. Quand des luttes sont confrontées à la direction, on se rend parfois vite compte qu’elle ne décide plus de grand-chose, et les décideurs plus éloignés sont plus durs à atteindre. »
Le contexte est rendu difficile par l’évolution des politiques publiques. De nombreux conseils départementaux coupent leurs subventions aux syndicats. Robert Ménard, maire d’extrême-droite à Béziers, a même menacé d’expulser les syndicats de la Bourse du Travail. Loïc, de la CGT Cheminots, témoigne d’une répression accrue : « En 2018, un cheminot de Nîmes a failli être radié pour avoir allumé une torche sur le quai ! Pourtant, c’était un acte syndical banal ! » Alors comment les syndicalistes réagissent-ils face à ces changements sociaux importants ?

Comment organiser les précaires ?

Avec un taux autour de 11%, le département de l’Hérault est l’un de ceux qui enregistre le plus de sans-emploi. Environ 45 000 des 320 000 salariés du département sont en CDD ou intérimaires. Serge Ragazzacci le constate, « les précaires s’engagent peu dans les syndicats, ils ne sont pas assez protégés. Les jeunes ont accès tardivement à un CDI et quand ils en décrochent un, s’organiser collectivement n’est pas dans leur imaginaire. » La fonction publique fait figure de mauvaise élève : « À l’Université la précarité est de plus en plus importante, on en est à 40% de CDD ! » s’indigne Dominique. Les réactions sont diverses. Alban, adjoint technique, fonctionnaire, lui aussi dans le domaine universitaire, à FO, reste pessimiste : « Les CDD sont une zone de non-droit, la victoire est faible voire inexistante. Il vaut mieux mettre les moyens là où c’est efficace ! »

Mais les luttes de précaires se multiplient. Et peuvent être victorieuses. Philippe nous rappelle la victoire des animateurs de la métropole de Marseille pour passer de CDD à CDI. Ce type de mouvement a été la porte d’entrée de Bruno dans le monde syndical : « Je me suis syndiqué à Sud Education en 1995 dans une bagarre pour la titularisation de tous les contractuels. » La CGT de son côté tente tant bien que mal de se tourner vers les précaires, comme l’expose Serge Ragazzacci : « Chez les livreurs de Montpellier on a des contacts, mais pas encore de débouchés. Monter un syndicat dans ces boîtes doit se faire discrètement, les travailleurs sont plus précaires qu’ailleurs et très exposés à la répression patronale ».

Richard, passé d’inspecteur du travail à instituteur, particulièrement attaché à la défense des contrats précaires, a fait le tour du paysage syndical. Il constate de son côté certaines hypocrisies dans la rhétorique autour des précaires : « Sous couvert de priorité aux précaires, la CFDT sabote les droits acquis au travail stable et développe le fait de se serrer la ceinture. Elle défend des positions qui ramènent vers le bas. »

Externalisations et syndicalisme de site

L’externalisation, c’est-à-dire le fait pour une entreprise de déléguer certains travaux à une autre boîte, est une pratique qui a la côte. D’un point de vue capitaliste, elle présente des avantages : il est plus facile de rompre un contrat avec son fournisseur que d’organiser un plan de licenciements en cas de baisse d’activité. Et depuis la révision générale des politiques publiques en 2007, les administrations publiques y ont massivement recours pour tenir le cap des coupes budgétaires.

Sur un même site, les salariés peuvent être employés par de nombreuses entreprises différentes. Les cheminots montpelliérains de la CGT tentent de s’y adapter. « On a créé un syndicat de site sur la gare de Montpellier, qui concerne tout le monde : cheminots, salariés du Quick, intérimaires d’Onet ou agents de sécurité. Quel que soit à l’employeur, on s’en prend au donneur d’ordres : la SNCF. Ce n’est pas une grosse activité syndicale, mais ça existe », témoigne Loïc. L’exercice rappelle des difficultés bien connues : « Tu ne bloques pas l’outil de production à la place des gens, faut que ce soit conscient. On avait bloqué Keolis, un sous-traitant de la SNCF, mais les salariés de la boîte ne comprenaient pas ce qu’on faisait. »

« Le Covid a fait mal »

La crise sanitaire a eu un double effet, de précarisation accrue et de grandes difficultés dans l’organisation collective. Presque la moitié des Français ont subi une perte de revenu durant cette période. Dans l’Hérault, presque les trois quarts des salariés des hôtels et cafés-restaurants ont été mis en activité partielle. Pour Laurent Murcia, secrétaire général de FO à la TAM, « on a raté quelque chose en tant que syndicats pendant cette période. Le covid a fait mal. À la fédération, pendant le premier confinement, tous les soirs on envoyait un bulletin InfoCovid sur l’actualité du droit du travail et de l’état d’urgence sanitaire. Et on a eu de très bons retours là-dessus. Mais c’était insuffisant. »

ebinaires, télésyndicalisme : Serge Ragazacci admet qu’à la CGT aussi les tentatives d’adaptation au contexte sanitaire ont eu un succès mitigé. Sans pour autant desespérer : « On doit se servir du covid comme d’un point d’appui. La filière santé a fait les frais de la désindustrialisation. Résultat : on a manqué de matériel sanitaire. L’idée de réindustrialisation portée par notre syndicat en sort grandie. »

Se remettre à l’offensive

Pour le secrétaire de l’UD CGT Montpellier, le salut syndical est aussi, au-delà des luttes défensives, dans le fait de renouer avec des revendications offensives, propres à influer sur les causes profondes de la précarisation et de l’éclatement du monde du travail. « On porte la revendication du passage aux 32h. Ce qui permettrait non seulement plus d’épanouissement en dehors du boulot, mais aussi une répartition du temps de travail, de nombreuses personnes étant en activité partielle subie. » Plus de 70 000 salariés héraultais sont effectivement employés à temps partiel. Il s’agit aussi d’une lutte contre le chômage de masse, vu comme extrêmement défavorable au camp du travail dans les rapports de force. « Il n’y a rien de plus révolutionnaire que la question du plein emploi. C’est permettre aux gens de bien vivre, mais aussi éviter une concurrence entre travailleurs pour l’obtention des postes qui mine profondément notre camp social et ses capacités de mobilisation. »

Usagers, salariés : solidarité ?

Une autre piste envisagée pour redynamiser les luttes syndicales passe, dans certains cas de figure, par la possibilité d’y associer les usagers. Si pour le moment l’exercice n’a jamais vraiment pris de grande ampleur, l’existence des collectifs d’usagers de la Poste qui soutiennent les employés en lutte contre la casse du service public en témoigne. Selon les secteurs, les choses se présentent différemment. Dans le médico-social, Pierre regrette que son syndicat ne se saisisse pas au quotidien de thèmes dépassant les conditions de travail des salariés : « le lien social n’est pas évoqué par le syndicat, alors qu’il est au cœur du sens de nos métiers. C’est vrai que l’organisation du travail rend cette appropriation difficile. »

Les salariés syndiqués à FO TAM, syndicat puissant et influent, n’ont pas vraiment l’habitude de s’appuyer sur les usagers pour leurs mobilisations. Pour autant, une bonne part de leurs revendications est tournée vers les habitants de la Métropole. Si la gratuité des transports est rejetée, une politique d’extension des tarifs sociaux à de larges pans de la population est plébiscitée, en même temps que la pression est mise sur la direction pour un nouveau plan de mobilité à même de désenclaver certaines zones.

Précarité au féminin

Ce n’est un secret pour personne : les femmes sont encore largement défavorisées dans le monde du travail. Dans l’Hérault, alors même qu’elles occupent moins d’emplois salariés que les hommes, elles sont deux fois plus souvent qu’eux en CDD. Les questionnements du syndicalisme face à la montée de la précarité recoupent donc partiellement leur rapport aux questions féministes. Et certaines organisations s’en saisissent. La CGT, la FSU et l’Union Syndicale Solidaires ont d’ailleurs largement relayé à participer au 8 mars, journée internationale pour les luttes des droits des femmes. « On est en pleine campagne syndicale sur les salaires, avec une première journée interpro assez mitigée le 27 janvier, mais on persiste, et il y a beaucoup de luttes locales sur ces thèmes en ce moment. Et là où on voit que ça a beaucoup de sens d’articuler ces revendications sur le salaire avec la journée du 8 mars c’est qu’à qualification égale, d’autres métiers à majorité masculine vont être payés plus en moyenne. De la même manière, plus on monte près de l’encadrement, moins la proportion de femmes est grande » explique Serge Ragazzacci.

Organiser la jeunesse

S’ils ne sont pas, ou pas encore, salariés, les étudiants représentent à Montpellier une force sociale incontournable avec 55 000 inscrits dans l’ensemble des établissements d’enseignement supérieur de la ville, soit 27% de plus en 10 ans. Leur situation a lourdement empiré pendant ces longs mois de crise sanitaire. Un tiers des étudiants connaitrait de grandes difficultés économiques. Les syndicats étudiants n’obéissent évidemment pas aux même logiques que les syndicats de salariés, mais la CGT discute actuellement de la création d’un syndicat étudiant qui ne serait pas tout à fait un syndicat universitaire comme les autres. Rattaché à une confédération de salariés, il serait plus à même d’organiser les étudiants en tant que travailleurs, plus de la moitié d’entre eux ayant recours au salariat pour financer leur étude.

Sources : ville-data, Secours populaire, Insee

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